sur site le 27/06/2002
-Tribunaux d'Exception 1961-1981
En matière pénale, et par opposition aux juridictions de droit commun, les juridictions d'exception n'ont à connaître que de certains délits ou crimes dont la répression leur est formellement attribuée par la loi. Un Tribunal d'exception implique un bouleversement de l'ordre judicaire traditionnel, soit qu'il diffère ...
pnha, n°58 juin 1995

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-------En matière pénale, et par opposition aux juridictions de droit commun, les juridictions d'exception n'ont à connaître que de certains délits ou crimes dont la répression leur est formellement attribuée par la loi. Un Tribunal d'exception implique un bouleversement de l'ordre judicaire traditionnel, soit qu'il diffère des tribunaux ordinaires par sa composition - ses membres étant souvent nommément désignés par le pouvoir - soit qu'il limite les droits de la défense, soit qu'il se signale par la rigueur des peines qu'il inflige, soit que ses décisions ne soient susceptibles d'aucun recours, soit qu'enfin il réunisse toutes ces caractéristiques. Ces sortes de tribunaux trouvent leurs racines et leurs pré cédents dans notre Histoire.
-------La monarchie de l'ancien régime y avait régulièrement recours.
La III` République n'eut jamais recours qu'à des tribunaux réguliers.
Les Tribunaux d'exception reparaissent en France, dans notre histoire contemporaine, sous le gouvernement de Vichy, avec la Cour Suprême de Justice, la Juridiction Politique du Chef de l'Etat, les Sections Spéciales des Cours d'Appel, le Tribunal d'Etat, les Cours martiales.
-------La libération, la défaite de l'ennemi, la démocratie retrouvée, eurent dû les faire immédiatement disparaître. Il n'en fut rien : Haute Cour, Cours de Justice, Chambres civiques, fonctionnèrent jusqu'en 1951.
-------On pouvait croire leur ère close. Elle renaît pourtant au lendemain du putsch d'Alger du 22 avril 1961.
-------Ainsi, durant vingt ans, notre pays subit une justice d'exception qui s'est abattue sur des dizaines de milliers de citoyens, et c'est là un phénomène sans précédent dans notre Histoire . Elle conduit à se demander si cette forme de justice constitue un accident, une dérogation exceptionnelle aux règles du droit, due à d'impérieuses circonstances, ou si, au contraire, elle traduit une altération grave et profonde des principes qui fondent l'idée de Justice dans notre civilisation et qu'on doit inscrire au passif de notre époque.

LE HAUT TRIBUNAL MILITAIRE
-------Le 24 avril 1961, constatant l'échec du putsch d'Alger, le général Challe décidait de faire sa soumission aux autorités gouvernementales. Quelques jours plus tard, le général Zeller, qui avait provisoirement trouvé refuge dans une maison amie à Alger, décidait à son tour de se constituer prisonnier.
-------Le 29 mai à 14 heures, les accusés comparaissaient devant le Haut Tribunal Militaire, dans la première chambre de la Cour d'Appel, en cette salle même où avait été jugé le maréchal Pétain.
-------C'est que le Haut Tribunal Militaire était une juridiction d'exception. Il avait été créé par une "décision" du Président de la République en date du 27 avril 1961, en application de l'article 16 de la Constitution (1).
-------L'article premier précisait qu'il était institué un haut Tribunal Militaire. Les auteurs et complices de crimes et délits contre la sûreté de l'Etat et contre la discipline des armées, ainsi que les infractions connexes commises en relation avec les évènements d'Algérie, pouvaient être déférés par décret à cette juridiction, lorsque ces crimes et délits auraient été commis avant la fin de la période d'exercice des pouvoirs exceptionnels...
-------L'article 2 fixait la composition du tribunal. Celui-ci était présidé par un président de Chambre ou Conseiller à la Cour de Cassation. II comprenait en outre un général grand chancelier de l'Ordre de la Légion d'Honneur, le général chancelier de l'Ordre de la Libération, un conseiller d'Etat, deux premiers présidents de cour d'appel, ou présidents de Chambre à la Cour d'Appel de Paris, trois officiers généraux et des suppléants.
-------L'article 5 indiquait que le Procureur général pouvait signer des mandats d'arrêt. Il avait droit également de mettre sous dépôt toute personne après l'avoir arrêtée. "Ces désistions n'étaient susceptibles d'aucun recours". L'article 16 accordait deux jours à l'accusé pour faire connaître le nom de son conseil. Passé ce délai, le président du haut Tribunal en désignait d'office. La comparution pouvait avoir lieu dès l'expiration d'un délai de huit jours.
-------L'article 8 spécifiait qu'aucun recours en pouvait être reçu contre une décision quelconque du haut Tribunal Militaire. Il excluait même la formation d'un recours en grâce (2).
-------Mais surtout, et c'est un des points essentiels de cette procédure exceptionnelle, les accusés étaient déférés devant la juridiction de jugement par un décret donc, par décision du pouvoir exécutif. On enlevait aux juridictions d'instruction traditionnelles (juge d'instruction et chambre des mises en accusation) leur prérogative essentielle : celle de décider si les charges relevées à l'encontre du prévenu sont suffisantes, et l'information suffisamment complète, pour le traduire devant ses juges. Les ordonnances si critiquées de la Libération créant la Haute Cour de Justice chargée de juger les hauts dignitaires du gouvernement de Vichy n'avaient pas été jusquetlà : l'inculpé, ne pouvait être traduit devant la juridiction de jugement qu'après décision de la Commission d'instruction théoriquement indépendante du pouvoir.
-------Pourquoi cette procédure exceptionnelle qui accordait si peu de garanties à la défense - alors que précisément, dans la mesure même où l'on voulait établir les origines, les mobiles, les tenants et les aboutissements du complot - une instruction longue et complète eût été nécessaire ?
-------Pour le comprendre il faut rapidement évoquer un précédent et rappeler les grandes lignes d'un autre procès qui s'était terminé quelques semaines plus tôt, celui des Barricades jugé, celui-là, par un tribunal militaire ordinaire.

LE PROCES DES BARRICADES
-------Les accusés du procès des Barricades comparurent devant le Tribunal Militaire le 4 novembre 1960, soit après environ huit mois d'instruction. Le procès devait s'achever le 3 mars, ayant duré près de quatre mois.
-------Est-il utile de rappeler qu'il avait pour objet de juger les responsables de l'insurrection de janvier 1960 à Alger ? Les accusés cependant se défendirent longuement et vivement d'avoir eu l'intention d'attenter à la sûreté de l'Etat. Selon eux, leur seul objectif était de faire pression sur le gouvernement afin de l'amener à reviser sa politique algérienne.
-------En quasi-totalité les accusés étaient des civils, dont les plus connus étaient le député Pierre Lagaillarde, le journaliste Alain de Sérigny, directeur de l'Echo d'Alger, Auguste Arnould, président du Comité des anciens combattants, le docteur Lefèvre, théoricien du corporatisme, l'ancien député Jean?Marie Demarquet, l'étudiant JeanJacques Susini, membre du Comité directeur du F.N.A.F. (Fédération Nationale pour l'Algérie Française), Victor-Sapin-Lignières, Président de la Fédération des U.T. (Unités territoriales), etc...
-------En outre, Joseph Ortiz, le principal meneur avec Lagaillarde des évènements de Janvier, Robert Martel, président du MP 13 - (Mouvement Populaire du 13 mai) qui ne semblait pas avoir participé à l'opération - les avocats Jean Meningaud et Jacques Laquière, étaient jugés par contumace.
-------Dans le box des accusés un seul militaire, le colonel Gardes, chargé de faire la liaison entre l'armée et les divers groupements patriotiques d'Algérie.
-------C'est un tribunal militaire normalement composé qui jugea ces accusés. Mais l'armée, exception faite du colonel Gardes, n'atait pas en cause. Le Général Challe était resté, en Janvier 1960, fidèle au gouvernement.
-------Tout au long des interminables audiences, l'atmosphère qui présida aux débats fut caractéristique. Les hommes qui comparaissaient étaient des vaincus, mais ils n'avaient pas du tout l'intention de rendre les armes. Ils clamaient leur conviction, affirmaient la justesse de leur cause, n'exprimaient nul regret, souvent passaient à la contre-attaque. C'étaient des accusés de combat qui, avec des tempéraments divers, des moyens plus ou moins sûrs, défendaient leurs idées. Tous affirmaient rester fidèles à la cause de l'Algérie française.

------Dès le début du procès, le bâtonnier Jacques Charpentier affirma que le procès était improprement appelé procès "des Barricades". C'était le procès de l'Algérie française : "Nous ne plaidons pas seulement, en effet, pour quelques-uns écrémés sur la foule du plateau des Glières. Nous plaidons pour tous ceux descendus avec eux dans la rue le 24 janvier. Nous plaidons pour les un million deux cent mille algériens français qui se sont battus avec les leurs... Nous plaidons, mais oui, pour les masses musulmanes fidèlement attachées à la France - c'est M. Delouvrier qui nous l'a dit - mais découragées par les propos défaitistes, écrasées par une terreur d'assassins qui attendent toujours leur punition".
-------Le bâtonnier dit encore : "Aujourd'hui, toute l'Algérie a les yeux fixés sur cette salle. Toute la France aussi. Je devrais dire : les deux France : celle des 121 qui incite à l'insubordination qui applaudit chaque fois qu'un territoire est arraché à la nation, et qui attend de votre jugement une excuse de sa propre trahison ; l'autre aussi, la vraie, la plus nombreuse, Dieu merci ! celle dont le coeur saigne chaque fois qu'un territoire se détache d'elle, qui ne supportera pas, sachez-le bien, que, sans avoir même perdu une bataille, l'Algérie soit séparée d'elle".
-------Ce passage donne le ton ; les accusés lui seront fidèles.
- Je suis totalement fidèle à l'Algérie française, proclama le premier accusé interrogé, le pilote Arnould, personnage rond et sympathique.
- Je crois que nous menons là-bas notre dernier combat d'hommes libres, affirma le colonel Gardes, après avoir évoqué son expérience indochinoise.
-------Avec Pierre Lagaillarde, qui s'exprimait d'une voix calme, un peu enrouée, et qui visiblement réprimait les élans d'un naturel impulsif, la fidélité à la cause de l'Algérie française s'accompagna d'attaques répétées contre le Pouvoir. Il souligna qu'il avait bien participé à une opération insurrectionnelle. Mais c'était le 13 mai 1958.
- Et je le dis, ce jour-là, j'étais armé, ce jour-là, j'étais en uniforme réglementaire, avec mes galons, ma fourragère. Et j'ai pris d'assaut un bâtiment public. Un vrai.
-------Coup droit qui rappelle aux juges que les origines de la Vè République sont entachées d'insurrection...
-------Il alla plus loin. Il souligna que le général De Gaulle était venu à Alger au lendemain du 13 mai.
- II a serré la main de ces affreux révolutionnaires des comités de salut public. Il nous a même reçus au Palais d'Eté.
-------Un peu plus tard, l'accusé condamna la politique d'autodétermination, car "personne n'a le droit de retrancher une partie du territoire national, même pas le peuple français par voie de référendum".
-------On peut arrêter là ces citations. Les autres accusés avec plus ou moins de talent ou de nerf répètent les mêmes choses. C'est là un des aspects frappants de ce procès. Les accusés et leurs défenseurs font bloc, et ils le font tous dans un style hautement combattit C'est la première fois, croyons-nous, que des accusés nationaux font montre de la même cohérence intransigeante que des accusés communistes, avec, pour les soutenir, la voix de leurs défenseurs qui sont aussi, à leur manière, des militants. Qu'il s'agisse de M, Isorni, qui parle du Premier Ministre "à plat ventre sous les reniements".
-------Tixier-Vignancour rappela alors que cent cinq poursuites avaient été engagées contre "les champions du défaitisme". Sur ce nombre, seuls MM. Stéphane et Martinet avaient été inculpés, mais non arrêtés.
-------Où mène cette politique ? A une situation congolaise. " Un vent d'angoisse atroce souffle sur l'Algérie". Voulez-vous qu'on joue encore en Algérie la scène de la dernière classe où le maître écrit pour la dernière fois au tableau "Vive la France" ?
-------Le jugement que rendit le tribunal répondit largement à l'attente des défenseurs.
-------Les accusés présents furent tous acquittés. Seuls les absents, Marcel Ronda, secrétaire général de la fédération des U.T. et Jean-Jacques Susini, furent respectivement condamnés à trois ans de prison et à deux ans avec sursis. Lagaillarde qui était à Madrid fut frappé de dix ans de détention criminelle. Ortiz, Martel, Méningaud, jugés par contumace, furent condamnés respectivement à la peine de mort, à cinq ans et à dix ans de réclusion.
-------C'était une défaite écrasante pour l'accusation et par contrecoup un sérieux échec pour le gouvernement. Les juges militaires ne furent sévères que pour ceux qui ne s'étaient pas présentés devant eux, ou qui avaient gagné l'Espagne sans attendre la fin du procès.

Y.F. Jaffré (à suivre)

-------(1) L'article 16 est ainsi conçu
"Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate, et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par les circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des Assemblées, ainsi que du Conseil constitutionnel.
Il en informe la Nation par un message.
Les mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics contitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à ce sujet.
Le Parlement se réunit de plein droit.
L'Assemblée Nationale ne peut être dissoute pendant l'exercice des pouvoirs exceptionnels".
(2) Cependant le Président de la République conservait, selon nous, le "droit de faire grâce" en vertu de l'article 17 de la Constitution.