sur site le 12/09/2002
-Les tribunaux d'exception :1961-1981 ( suite)
Le procès Challe - Zeller.
pnha, n°60, septembre 1995.

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-------On comprend, en tout cas, qu'après l'échec du "putsch" du 22 avril 1961 des généraux Challe, Zeller, Jouhaud et Salan, le gouvernement ait répugné à confier à nouveau à un tribunal militaire le soin de réprimer les actes commis pendant ces quatre jours. Il courait le risque de devoir attendre les résultats d'une instruction qui prendrait plusieurs mois. Entre temps, l'Algérie serait peut-être devenue indépendante - comme le voulait le régime - et peut-être le théâtre d'événements sanglants comme le Congo... Dès lors, les généraux accusés ne risquaient-ils pas de faire figure de héros d'une cause malheureuse, et en tous cas de bénéficier, de la part d'un tribunal militaire ordinaire, d'une audience attentive au drame de l'armée?
-------C'est pourquoi, grâce à l'article 16, De Gaulle institua une juridiction d'exception. Une procédure expéditive permit de juger l'affaire à chaud alors que la presse, dans sa majorité, la radio, la télévision, présentaient les généraux accusés comme des félons.
-------A 14 heures, le 29 mai, les généraux Challe et Zeller, vêtus l'un et l'autre de gris, firent leur entrée dans la salle.
-------Pour les juger, le Haut Tribunal militaire était composé de M. Maurice Patin, président de la Chambre criminelle de la Cour de Cassation, et comprenait huit membres : MM. Henri Hoppenot, conseiller d'Etat, Maurice Gagné, président de Chambre à la Cour d'Appel de Paris, et Robert Mischlich, premier président de la cour d'Appel de Colmar : le général Catroux, grand chancelier de l'Ordre de la Légion d'Honneur ; le général Ingold, grand chancelier de l'Ordre de la Libération ; les généraux Gelée et Gilliot, et le vice?amiral Galleret.
-------Les deux accusés avaient derrière eux un passé chargé d'honneur. Maurice Challe, grand, massif, paisible, âgé de 56 ans, avait été commandant en chef à Alger. On lui devait la création des commandos de chasse qui anéantirent à peu près la capacité de combat des troupes du FLN. Il était grand-croix de la Légion d'Honneur et titulaire de six citations.
-------André Zeller, 63 ans, totalisait 9 citations. Il était grand-officier de la Légion d'Honneur. Ce fils d'Alsaciens avait joué un rôle important dans la libération des territoires du sud?est. Ancien chef d'état-major de l'armée de terre, son attachement à la cause de l'Algérie française était connu de longue date.
-------Le bâtonnier Arrighi défendait Maurice Challe. Les bâtonniers Toulouse, et Madelin, ce dernier du barreau d'Orléans, défendaient André Zeller.
-------Le procureur général près la Cour de Cassation, Antonin Besson, occupait le siège du ministère public.
Le décret de renvoi reprochait aux accusés la prise illégitime d'un commandement et l'organisation d'un mouvement insurrectionnel. Ces crimes, aux termes des articles 90, 91 et 99 du Code pénal, sont passibles de la peine de mort.
-------Les évènements d'Alger sont présents à toutes les mémoires. Le 22 avril 1961, la France apprenait que l'armée s'était emparée du Pouvoir à Alger.
-------Mais dès le lendemain il apparaissait que les hommes d'Alger étaient loin d'avoir pu s'assurer le contrôle de toute l'Algérie.
-------Le mardi, Challe renonçait. Salan, Jouhaud, les colonels Argoud, Broizat, Gardes, Lacheroy, quittaient la ville que des forces fidèles au gouvernement réoccupaient. C'était la fin d'une équipée qui avortait avec une rapidité surprenante.
-------Le 22 avril, la surprise du gouvernement devant ce coup de force avait été complète. Le 24, la déconfiture des généraux d'Alger ne l'était pas moins.
-------Une seule victime était venue endeuiller ces quatre journées : un sous-officier qui défendait l'accès de la station R.T.F. d'Alger avait été tué par les émeutiers. L'acte d'accusation retenait cette mort à charge contre les accusés.
-------La parole fut donnée en premier lieu à Challe pour que celui-ci s'expliquât sur les faits avant l'interrogatoire proprement dit, qui fut courtoisement conduit par le président Patin. L'ancien commandant en chef parla avec aisance, sans passion apparente, mais sans reniement. Il rappela l'atmosphère du 13 mai, souligna qu'il avait défendu auprès de l'armée qui l'acceptait mal, la politique d'autodétermination, évoqua son rôle lors des journées des Barricades. Remplacé à Alger et nommé ensuite à un poste important à l'O.T.A.N. il avait démissionné parce qu'il ne pouvait pas être d'accord avec la politique suivie par le Gouvernement.
-------Un fait avait joué un rôle important dans son évolution : l'affaire Si Salah.
-------Challe en exposa les grandes lignes devant le Tribunal. Il dit que le pouvoir "avait commis une faute de tactique", en faisant échouer les négociations engagées avec les chefs de la wilaya IV, négociations qui auraient pu, selon lui, amener la pacification rapide de l'Algérie. Le fond de cette affaire, déclara alors le Président Patin, serait évoqué à huis-clos.
-------La conférence de presse du chef de l'Etat, du 4 novembre 1960, acheva de convaincre Challe que l'Algérie allait à sa perte:"S'il y a un exécutif, l'Algérie est définitivement perdue, dit-il."
-------Il exprima le déchirement de l'armée devant cette situation. On vint le trouver :
- Venez, montrez qu'on n'abandonnera pas.
-------Avec Zeller, il se décida. Son but : pacifier l'Algérie en quelques semaines.
-------Ensuite, ce fut le récit des quatre journées. Challe souligna que dès le 23 les cellules communistes travaillaient le contingent. Le discours du général De Gaulle du même jour renforça les indécis dans leur attentisme. Désormais, il n'était possible à la rebellion de tenir qu'en recourant à la violence ; il ne s'y résigna pas et préféra se rendre.
-------La raison profonde de cet échec ?
- J'avoue que nous ne pensions pas que les tièdes seraient si nombreux, qu'il y aurait tant de mollesse... Nous n'avons pas voulu faire la guerre même aux tièdes.
-------Les conséquences ?
- C'est une partie de notre armée que vous avez à juger. Ceux qui nous ont suivis, vous les verrez ; ceux qui ont dit non, ils se comptent sur les dix doigts. Il y a enfin les autres, déboussolés. Ils ne croient plus à rien, à personne. L'unité de l'armée ? Elle ne réside plus que dans la désespérance".
-------Et vint la péroraison :
-Servir, obéir, oui, jusqu'à la mort, mais non jusqu'au parjure...
-------Zeller eut ensuite la parole. En proie à une vive émotion, il parvint difficilement à s'exprimer. Par deux fois, il sollicita une suspension et finalement ne put achever son exposé. Certains journaux écriront le lendemain " Zeller s'est effondré". En fait, c'est un cardiaque qui comparut devant le Tribunal et que les péripéties d'une carrière qui s'achevait devant des juges avaient brisé.
-------Sur les faits, il apporta peu d'éclaircissements. Dès le début de l'instruction, Challe avait déclaré qu'il ne donnerait pas de noms. On n'insista guère pour lui en demander.
Il nia tout projet d'attaque contre la Métropole.
- Après coup, j'ai su qu'il y avait eu une grande émotion (rires dans la salle). L'opération en concernait que l'Algérie, elle devait, pour réussir, s'effectuer sans effusion de sang. Là où on aurait résisté, nous nous serions retirés.
-------La thèse de Challe parut discutable aux yeux de tous quand il affirma que quelques semaines auraient suffi pour gagner la partie en Algérie. L'interrogatoire révèla en outre une autre faiblesse de l'opération. A travers les réponses contraintes de Challe on discerna sans peine que les généraux d'Alger n'étaient pas d'accord entre eux. Salan et Jouhaud étaient partisans de créer un mouvement politico-militaire. Challe et Zeller voulaient limiter leur entreprise à l'armée. Opposition de tactique fondamentale qui laissait prévoir l'échec final.
-------Il est de tradition que le président, à la fin de son interrogatoire, demande aux accusés s'ils n'expriment pas quelque regret de leurs actes. Les réponses des deux accusés se situèrent à mi-chemin du regret et de l'intransigeance.
-------Challe
- J'ai peut-être eu tort de faire ce que j'ai fait, mais j'ai agi pour mon pays.
-------Zeller
- Ce que nous avons fait est grave et contraire à nos traditions. Si notre geste a pu servir à montrer notre profond amour du pays et de l'Algérie, il n'aura pas été vain.
-------Sur ces déclarations, qui restent dignes, pèse la conscience de l'échec.

-------Vinrent les témoins.
-------Dans ce procès, ce sont surtout des officiers qui déposèrent soit à la demande de la défense, soit à celle de l'accusation. Et ce partage révèla les scissions de l'armée, qu'il n'était plus possible de dissimuler et que le procès des Barricades, moins gravement, avait déjà fait apparaître. Les uns et les autres apportèrent peu d'éléments quant aux faits. Ils témoignèrent plutôt du divorce des principes.
-------Le général Gambiez, petit homme rond, après avoir décrit ses vains efforts pour empêcher la marche des paras sur Alger, affirma que " le plus grave, c'est que la notion de service de l'Etat, pourtant fondamentale dans l'armée, a été foulée aux pieds. On lui a substitué la notion du service de quelques-uns. L'armée a perdu la confiance de l'autorité civile et peut?être celle de la nation".
-------Idée contre laquelle le président Patin s'éleva publiquement avec force.
-------Challe riposta que lui et ses amis ne se sont pas mis "au service de quelques-uns, mais au service d'une cause".
-------A la reprise, les témoins de la défense arrivèrent à la barre. Solide, la voix rude, le colonel Georges de Boissieu décrivit longuement les tourments de conscience de Challe. Il le montra d'abord acharné à gagner la guerre, confiant dans la politique du gouvernement, puis déçu et amer quand il eut perçu le sens de cette politique et qu'on lui retira son commandement.
-------De Boissieu, comme plus tard le général Cazenave, contesta que Challe eût eu la moindre ambition personnelle.
Il voulut être fidèle à sa parole.
-------Un des grands moments de ce procès fut marqué
par le déposition du lieutenant Favreau. Ce jeune officier du 1er R.E.P., grand gaillard blond à l'allure nette exprima les exigences de la jeune armée, celle qui s'est forgée dans le rizières d'Indochine, puis dans les djebels d'Algérie et qui n'a guère de points communs avec celle des états-majors.
"Je lui ai dit (à Challe), que nous, les lieutenants, nous étions désespérés, que nous avions prêté des serments qu'il fallait renier. Je lui ai dit qu'on craignait même que les plus exaltés ne soient amenés à des actes plus regrettables. Le général Challe m'a répondu qu'il s'était engagé justement quand il avait senti que tout allait déborder. C'est grâce à lui que nous pouvons comparaître aujourd'hui devant nos juges les mains propres".
-------Et le lieutenant Favreau se tourna vers les deux accusés, claqua des talons , salua, et se retira.
-------Puis, le général Valluy déclara
- Si j'avais été dans cette affaire de près ou de loin, je leur aurais dit : ce que vous faites est totalement déraisonnable, fou, mais je ne puis m'empêcher d'être de coeur avec vous.
-------Les témoignages de civils avaient été ceux du délégué général Morin pour l'accusation et du député François Valentin pour la défense. On avait également lu une lettre de M. Paul Delouvrier qui rendait hommage au général Challe et exprimait son regret de n'avoir pu lui témoigner son amitié...
Après le défilé des témoins, on devait évoquer à huis-clos l'affaire Si Salah. Mais de part et d'autre on y renonça. II est rare dans un procès de voir un si parfait accord entre l'accusation et la défense.
-------Enfin la parole fut donnée à M. Besson.
-------Le Procureur Général, après un préambule où il décrivit "cet immense mouvement de libération qui secoue le monde entier comme un sursaut de dignité humaine, qui est aussi le reflet de l'ordre divin"... prononça un sévère réquisitoire. Il affirma que l'échec des rebelles était dû à la lucidité des soldats du contingent que Challe a voulu déconsidérer en les traitant de communistes, et au discours du chef de l'Etat.
-------"Challe dit qu'il a voulu éviter toute effusion de sang, mais nous avons été au bord de la guerre civile. Jamais la ballade de l'apprent-sorcier ne fut plus d'actualité que dans ces jours d'avril".
-------Après avoir contesté que le mouvement fût resté purement militaire, le Procureur général aborda ensuite le fond du débat : le droit à l'insurrection. Revenant sur le passé, il condamna la journée du 13 mai où "l'armée a creusé une plaie au sein de la nation, une plaie encore si béante que la IV, République en est morte car pour la première fois on avait vu des militaires en délire pactiser avec des émeutiers".
-------Il y a tout de même un précédent qui pesait sur les actes des accusés. C'était l'appel du 18 juin 1940.
-------Le procureur général tenta de réfuter ce parallèle que pourtant le procès n'avait pas évoqué.
-------"Qu'on ne me dise pas, s'écria-t-il, que c'est le chef de l'Etat lui-même qui a fondé ce droit à l'insurrection par son appel du 18 juin 1940, car il est un fait sans discussion, que le gouvernement de Vichy était aux ordres de l'ennemi et qu'il ne pouvait valablement représenter la nation".
-------Il pouvait paraître logique, étant donné la sévérité de l'ensemble du réquisitoire, que le Procureur général réclamât la peine de mort. Il estima toutefois que les circonstances atténuantes pouvaient être accordées aux accusés.
-------Il le fit en invoquant le fait que Challe avait su mettre fin à l'insurrection et que, si Salan était présent, on ne saurait appliquer à l'un et à l'autre la même peine. Quant à Zeller, il avait conspiré à fond. C'était un ennemi de la République, mais il n'avait joué que les utilités. Il requit contre les accusés une peine de vingt années de détention criminelle.
-------Dans sa plaidoirie, le bâtonnier Arrighi resta fidèle au pacte conclu avec son client : pas d'attaque contre le Gouvernement. Cela revient à dire qu'il ne plaida que les circonstances atténuantes. Il décrivit les tourments de conscience de Challe. Il montra qu'il avait empêché l'insurrection de déborder jusqu'à l'effusion de sang, et, s'adressant au Tribunal, il lui demanda de ne pas se laisser influencer par la raison d'Etat.
-------A son tour, le bâtonnier Madelin rappela la belle carrière de Zeller : campagnes de Tunisie, d'Italie et de France. Il souligna que son client s'était livré volontairement aux autorités militaires.
-------Lui succédant, le bâtonnier Toulouse tira, pour la première fois, une leçon des récents événements
-------"Ils (les accusés) ont échoué. S'ils avaient réussi, croyez-vous qu'il y aurait un français pour les accabler ?"
-------Il rappela qu'entre les Zeller et l'Algérie existent des liens de sang et que toute l'armée était de coeur avec les généraux révoltés. Le drame, c'est que le mouvement, une fois déclenché, devait recourir à la force plutôt qu'à la persuasion pour rallier les tièdes.
-------Et il acheva sa plaidoirie sur la description émouvante du drame algérien :
- L'armée a été chargée d'expliquer et de faire triompher la politique de la France qu'elle dut ensuite expliquer aux Français d'Algérie. D'abord, ils étaient français, puis ils pouvaient l'être, puis ils pourraient être souverrains et algériens...
-------"Nous n'osons plus les regarder dans les yeux parce que nous ne savons plus quoi leur répondre", sont venus nous dire ici des officiers déchirés par le serment qu'ils avaient prêté de mourir pour l'Algérie française..."
-------Le Haut Tribunal militaire revint avec un jugement qui, si on le compare à celui qu'on attendait, à la peine que réclamait le procureur général, était indulgent : quinze ans de détention criminelle.
-------Les accusés, impassibles, écoutèrent la sentence. La salle resta muette.

Y.F. Jaffré
(à suivre)