LA CALLE
Le bastion de France
Texte de Maddy DEGEN

L'histoire du Bastion de France, petit port de l'est Constantinois, est ignorée de la plupart des Français, elle est fort mal connue de ceux qui l'habitent.

Pour cette étonnante histoire, il a fallu, au départ, des commerçants à l'esprit entreprenant des hommes d'Etat lucides, ensuite, il a fallu la Course, trop souvent passée sous silence, et, pour finir, une étrange affaire de blé.

Mais, par-dessus tout, il a fallu que dure le Bastion, du xvr au XIXè siècle, grâce à notre ténacité, pour ne pas dire à notre obstination.

extraits du numéro 17,15-3-1982,, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

2.- Le gouverneur général Jules Carde inaugure à La Calle le monument commémoratif
de la création du Bastion de France

Echo du 6-6-1931 - Transmis par Francis Rambert
sur site : janvier 2019

DE TABARKA A LA CALLE
Bône, 5 juin (de notre envoyé spécial,. — Le gouverneur général qui, la nuit dernière, a été l'hôte à Tabar- 1 ka, du contrôleur civil Rostaing, a
quitté ce matin cette ville en auto pour se rendre à La Calle, à l'effet d'inaugurer le monument commémorant la création du Bastion de France qui fut le premier établissement français sur la côte barbaresque.

Le gouverneur était accompagné par MM. Annet, directeur du cabinet civil le colonel de Saint-Maurice, directeur du cabinet militaire ; Labat, commissaire spécial attaché au cabinet ; Rostaing. contrôleur civil de Tarbaka Si Assouna, caïd de Tabarka ; Portelli, vice-président de la municipalité de Tabarka. et le lieutenant de Angeli. commandant d'armes de la môme ville. A la frontière tunisienne, M. Carde fut accueilli par MM. Carle, préfet de Constantine ; Kief fer, général commandant la division ; Darrouy, secrétaire général et chef de cabinet du préfet Delage, sous-préfet de Bône,
et Foulard, administrateur principal de la commune mixte.

L'ARRIVEE A LA CALLE
( suite dans l'article.)



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SANSON NAPOLLON

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C'est donc ici, dans l'est Constantinois, que tout a commencé. Sur environ dix lieues de côte vendues par des tribus indigènes, dans cette région des lacs - lac Mélah, lac Oubéïra, lac Tonga - qui cerne la presqu'île de la Calle.

Au XVIèsiècle, des privilèges accordaient aux Français de commercer dans l'Empire turc. Mais il eut été difficile de faire respecter ces droits par des tribus non encore soumises. Seulement autorisés par ces privilèges, les Français acquirent le droit de s'établir sur cette zone côtière. Vendue, elle devenait terre aliénée, terre sur laquelle les indigènes n'avaient plus de droits. C'était la Mazoule.

Des Français, Carlin Didier et Thomas Lenches, fondèrent le premier Bastion, dans une crique protégée, près du lac Melah. Plus à l'est, ils occupèrent le port abandonné de Marsa -- Marsa el Kharas c'est-à-dire le port aux breloques, qu'ils appelèrent la Calle, parce qu'on y tirait les bateaux sur la plage pour les radouber au moyen d'une cale.

Quelles ressources avaient pu attirer nos commerçants sur cette côte ? D'abord la pêche et le corail dont l'intérêt est indiqué par l'ancien nom du port.

Mais la Calle était aussi le débouché naturel des hautes plaines constantinoises. Aussi, par-delà les forêts, forêts le plus souvent de chênes-liège, mais aussi d'ormes et de frênes, en plus de l'élevage existant dans les prairies naturelles, il y avait la possibilité de faire venir les céréales, les blés de l'intérieur, des blés durs sans pareil dans le monde.

Et c'est ce commerce du blé qui, plus que le très beau corail de la Calle, prendra de l'importance, causera nos difficultés, amènera notre occupation.

Malgré ces ressources, on peut être surpris par l'intérêt que nous donnons à ce comptoir de Berbérie au XVI° siècle. Le XVI° siècle, c'est le siècle des grandes découvertes, partant des grands empires coloniaux. Or, plus que les grandes découvertes nous intéressaient ces comptoirs, ces échelles de la Méditerranée si connue, et, plus que l'aventure, la politique. En effet, dans cette première moitié du XVI° siècle, le duel François lier Charles Quint met la France en péril. Contre l'ennemi commun l'Espagnol, nous faisons alliance avec le Turc Soliman le Magnifique, la grande puissance méditerranéenne.

On comprend donc l'intérêt des Capitulations, ce traité d'alliance défensive et offensive, mais aussi commercial. Soliman règne sur la Méditerranée orientale. Les frères Barberousse viennent de lui donner les côtes de Libye, de Tunisie, de Berbérie. Autorisés à commercer dans l'Empire turc, les Français ajoutent aux Echelles du Levant, les Echelles de Berbérie.

On ne saurait minimiser la valeur de ce traité sur le plan politique. " Tous les chrétiens allant à Constantinople, aux Echelles du Levant et de Berbérie, sont sous la juridiction et la protection du Consul de France. " On voit par là le prestige de la France en Méditerranée.

Mais de surcroît, il y a le respect du pavillon français. La Turquie, cette puissance qui vit de la course - la piraterie -, pour qui la course est une institution d'Etat, fait exception pour la France. " Les corsaires ne doivent pas attaquer nos bateaux. "

Tant que les corsaires d'Alger respecteront cette clause, la Compagnie Lenches fera de bonnes affaires au Bastion, et sa prospérité témoignera de l'accord des Français avec les tribus de la Mazoule. Cette clause sera-t-elle toujours respectée ? Un successeur de Khair al Dïn, hostile à la France, et qui cherche à se rendre indépendant ne la respectera pas. Il occupe le Bastion en 1551 et ne le rendra que moyennant paiement d'un tribut.

En 1571, la victoire navale de l'Espagne sur la Turquie, à la bataille de Lépante, ruine pour un temps la puissance du Sultan.

Plus de force, plus de prestige, partant, plus d'autorité. Les corsaires d'Alger ne respecteront plus les Capitulations, si nuisibles à leurs intérêts : la course reprend à nos dépens, comme aux dépens de tout vaisseau chrétien.

Les affaires de notre Bastion périclitent.

La France, trop occupée par ses guerres de religion, ne peut, en cette fin de siècle, défendre les intérêts de ses commerçants en Méditerranée.

Nous entrons, sous ces fâcheux auspices dans le XVII' siècle, qui sera l'âge d'or de la course.

On est surpris, tout de même, de la puissance des corsaires en ce début du XVII' siècle ; plus forte que les pouvoirs politiques, que le Sultan, que le Roi de France. Pourtant, la Turquie s'est remise de sa défaite de Lépante, victoire chrétienne sans lendemain. Elle a resserré ses liens avec ses nouvelles possessions. Le pouvoir civil a remplacé le pouvoir militaire. La Berbérie est devenue la Régence d'Alger.

En France, Henri IV a affermi son pouvoir. En 1604, il décide de rétablir la situation du Bastion. Notre ambassdeur à Constantinople, M. de Brèves, obtiendra, cette même année, le renouvellement des Capitulations.

Mais telle est l'insubordination des corsaires d'Alger que non seulement la course continue de sévir à nos dépens, mais que le Bastion est détruit en 1604 (première destruction du Bastion).

Pour le sultan, c'est une offense. Un envoyé de la Porte se rend à Alger et le gouverneur est étranglé. Voilà qui ne trouble pas les corsaires : la course sévit plus que jamais.

Un Edit de la Marine (1620) du temps de Louis XIII, prouve qu'elle triomphe. Non seulement nos bateaux ne peuvent plus circuler librement, mais nous devons protéger nos côtes, les fortifier contre les incursions des pirates, des corsaires.

Pourquoi la course prend-elle une telle extension ? Pourquoi les corsaires d'Alger, au mépris des Capitulations, de la volonté du sultan, s'attaquent-ils aux bateaux français ? C'est tout simplement que la course est une ressource indispensable. Qui ne peut vivre de son bien, vit du bien d'autrui.

Quelles sont les ressources du pays ? Dans ce pays où les nomades l'emportent chaque jour davantage sur les sédentaires, les ressources diminuent. De moins en moins de récoltes, de plus en plus de bétail, facile à dissimuler. Au passage, nous comprenons le mécontentement du pouvoir d'Alger, privé des blés du Constantinois par le commerce des tribus avec le Bastion et nous comprenons les tribus, qui aiment mieux vendre leur blé à des commerçants français plutôt qu'être pressurés par les janissaires. Mais il demeure que les entrées sont maigres. Il n'en va pas de même avec la course.

La course, entre les mains des rais (Capitaine des corsaires. ), est source d'abondance. Plus que toute autre marchandise, procurée par la piraterie, ce sont les captifs chrétiens qui sont la grande ressource. On sait ce que rapporte leur rédemption, leur rachat.

Aussi, quand les galères reviennent avec leur cargaison humaine, c'est la joie dans Alger. On festoie. La course, si j'ose dire, est une ressource de tout repos.

En ce siècle prospère.., pour les corsaires, le nombre des esclaves chrétiens, dans ce repaire de corsaires qu'était Alger, a été évalué entre 25.000 et 30.000, soit le tiers de la population. C'est donc une ressource essentielle à la bonne marche du pays et l'on comprend qu'en dépit du sultan, du roi, du traité de Brèves, la course continue.

Allons-nous renoncer ? C'est impossible : nous sommes dans l'obligation de nous défendre, puisque nos côtes sont attaquées. Mais avant de rompre on négocie, et Richelieu chargera Samson Napollon, gentilhomme de la Chambre du roi, de reprendre les négociations.

Le souvenir de ce négociateur est resté, quand celui de tant d'autres a été oublié. Qui a vécu à la Calle, du temps des Français, pouvait voir sur le cours de cette ville, en bordure du port, un monument à la gloire de Samson Napollon. Il l'avait bien mérité.

Certes, il traite avec la Porte : traité de 1626. Mais il ne se contente pas de faire confirmer par le gouvernement turc les droits qui nous sont reconnus par les Capitulations. Il se rend à Alger. Il sait parler au pacha, à la milice : sans doute, aux corsaires, et il obtient que l'on rétablisse le Bastion, que l'on restaure le port de la Calle.

Un envoyé du roi, M. de Lisle, apporte une ordonnance, aux termes de laquelle il fut bien établi que Samson Napollon tenait les places du Bastion immédiatement du roi. Par ce dernier, Samson Napollon est nommé commandant du Bastion, des forteresses de la Calle, au cap Masa.

Ce même M. de Lisle, au cours de son inspection, s'est rendu au Bastion, à la Calle. De ce dernier port, il a laissé une 'description qui répond assez bien à ce qui existe encore a l'escarpement du rocher, les constructions, les murs qui unissent forment une enceinte qu'on a décorée du nom du Bastion. Il y a trois portes : la porte de la Marine, favorable aux départs précipités, la porte de Terre, la porte Sud ".

Qui a vu un voilier à l'entrée du port de la Calle peut imaginer la vie de ce temps : les galères amarrées au quai, tous ces voiliers dans la baie des corailleurs, ou sillonnant la mer, du Bastion à la Calle. On comprend le contentement des hommes de la Mazoule. Cette presqu'île n'était plus Marsa el Kharas, un repaire de corsaire sur une côte déserte, mais un port actif. Avec le Bastion, avec la Calle, la vie renaissait.

Ainsi, le Bastion rétabli, notre pouvoir confirmé, notre pavillon respecté, il semblait que Samson Napollon eût jeté les bases solides d'une présence française dans ce pays.

L'oeuvre sera de courte durée. Nous ne connaissions plus d'autre difficulté que la concurrence génoise à Tabarka. Il était naturel de vouloir y mettre un terme.

Mais peut-être l'action fut-elle mal entreprise, plus sûrement la trahison eut raison de notre commandant.

Samson Napollon périt misérablement, lors de l'attaque en 1633. Ce fut un désastre.

Son successeur, S. Lepage, ne s'impose pas, et, en 1637, le Bastion est détruit par le corsaire Ali Bitchini, de son vrai nom oPicinini (un renégat italien). Les habitants du Bastion sont enlevés, vendus comme esclaves.

Voilà qui semble bien fait pour décourager notre gouverneur, qui a d'autres soucis. N'y a-t-il pas eu cette même année 1637 un complot contre Richelieu ?

Ce n'est donc pas de chez nous que vient le recours. Il vient des tribus de la Mazoule, des tribus de ce territoire vendu à la France.

Les tribus de la Mazoule refusent de payer l'impôt au bey de Constantine. Plus de Bastion, oplus de commerce, plus d'argent.

Et l'on parle de rien moins que d'attaquer Constantine. Il faut toute la sagesse du vieux chef pour calmer les esprits et l'on traite o: les tribus de la Mazoule ne seront pas châtiées pour avoir refusé l'impôt et le Bastion sera restauré, rendu aux Français.

Un homme entreprenant, Coqueil. s'entremet pour la signature du nouveau traité (traité Coqueil 1640). Comme les précédents traités, il ratifie les Capitulations. Mais il ajoute une clause oqui peut surprendre. Il demande que le Bastion de la Calle soit fortifié pour se protéger des attaques espa-gnoles et pour protéger les bateaux corsaires qui chercheraient refuge dans notre port. Richelieu proteste mais la mesure est appliquée.

En plein triomphe de la course nous pouvons donc commercer librement en Méditerranée ; cela durera dix-huit ans et cela pourrait durer longtemps encore sans les agissements de notre gouverneur.

Si Coqueil a compris la mentalité des corsaires, Th. Piquet, lui, s'est pénétré de cette mentalité. Les affaires vont moins bien, le tribut est lourd. Qu'à cela ne tienne. Quand Drogmans et Chaouchs se présentent pour toucher le tribut, notre gouverneur les couvre de chaînes, les emmène sur sa galère et les vend.

Le gouvernement français désavoue ce ressortissant indigne, paie ses dettes mais rien ne peut calmer la fureur d'Alger. Les esclaves chrétiens ont beaucoup à souffrir tant est grande l'indignation des corsaires.

Maddy DEGEN.

(A suivre...Mais je n'ai pas le n° correspondant. Dommage.).)

2.- Le gouverneur général Jules Carde inaugure à La Calle le monument commémoratif