Les quatre saisons d'Alger
Charme de l'automne
illustrations de Charles Brouty
Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, octobre 1936. Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot ou 40-42, rue d'Isly, Alger
sur site le 5-11-2005

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Charme de l'automne
-----L'automne n'est pas chez nous une saison. C'est un moment : celui de sortir de l'été. Mais une fois sortis, ce que nous trouvons dehors, c'est l'hiver. Un point névralgique.

-----Plus précisément, nous appelons automne le jour où les femmes mettent pour la première fois depuis trois mois, des bas, des manches, et qu'elles pensent au moyen de blanchir leur peau, et à la façon de porter une robe lourde qui ne pourra rien emprunter à la souplesse de leur corps. C'est tout.

-----Hier, en claquant des dents, on a plongé pour la dernière fois dans la première vague. Séparation qui emprunte à l'amour ses nostalgies et ses regrets.

-----— Elle m'a donné bien du bonheur, susurre l'amant.

-----Mais la nier, comme une chatte qui, fécondée, accueille le mâle à coups de griffes, la mer est lasse d'un amour mièvre.

-----Ce moment pathétique s'appelle l'automne.

-----Changement de décor. La ville donne le ton en s'enveloppant de grisaille. Ce n'est plus le bleu, le blanc, le rouge. Avez-vous pensé qu'Alger pût être aussi naïvement colorée ? Qu'elle ait cette élégance des faubourgs, ce genre fête de village, ces joues de paysanne, ce coeur de sang... ? La paleur, maintenant, la paleur.

-----Cet Hernani s'appelle l'automne.

-----Désapprendre est aisé. Celle-là que nous avons aperçue tous les matins que fit l'été, se prodiguant au grand soleil, met ses appâts dans du papier de soie comme primeurs en cageots. Quelle belle vitrine !..

-----Désapprendre est aisé. Il y a trois mois, il y en avait des arbres, qu'on n'a point secoués.

-----Cette amnésie s'appelle l'automne.

-----Alors, voilà. Alger, victime d'un accès qui lui tourne la tête, se met à faire des mines rue d'Isly, à faire la gueule rue de la Casbah.

-----Cela se passe en novembre. Le vaste photophore est allumé, où vient se heurter la face pâle du snobisme local. De la Grande Poste au Ballon, en enjambées rigoureuses, ces jeunes déambulent, qui se contentaient d'étaler de belles peaux et de beaux muscles et qui étalent maintenant des cravates et des paradoxes.

-----Tio Pepe, qui était fier de son torse ne fait plus le malin dans sa veste à carreaux.

-----La Métropole envoie des reporters qui ne voient que lui et se mettent à parler des bouges d'Alger.

-----L'automne c'est la saison des romans pornographiques et des essais réalistes. La saison de l'hypocrisie, des cocktails dont on ne sait pas la composition, des corsages dont on ne sait pas le contenu, des idées dont on ne sait pas le fin mot.

-----Les sourires ont plus de lèvres rouges que de dents blanches.

-----C'est la revanche du bar américain sur le marchand de frites, et de la femme sur la négligence des hommes.

-----La saison de la fleurette, du sourire en coin, du désespoir et des liaisons dangereuses.

-----Une saison absurde.

-----Mais, une saison ravissante. Car Alger, c'est Alger.

Un jour, - un jour qui semblait d'abord comme les autres, — on a senti, avec nos antennes d'algérois, que quelque chose de nouveau habitait l'air.

 

 

-----En balancements nobles, s'animaient les palmes du Jardin Public, et les ficus perdaient des feuilles. Alors, on a regardé la mer. Quelques péniches, au port, s'entrechoquaient des flancs. Il y avait des rides blanches sur l'étendue plus glauque. On a regardé la colline. Le soleil qui tombait encore, dru, n'était plus le soleil une sorte d'ironie dans son sourire et une absence totale de franchise, un soleil sans chaleur. À la fin, on a regardé le ciel. On y a vu : l'automne.

-----De grosses gouttes chaudes ont fait, sur les verrières des brasseries qui fleurent bon le café chaud, et sur les bancs du square, une musique morne qui nous a retournés, d'un coup, et nous a fouillé le coeur pendant des minutes.

-----Et puis quoi... Plus rien. Des nuages écartés, du soleil a jailli. Du bleu est remonté à la surface de l'eau : le blanc de la colline a blanchi. Mais c'est fini. Ces quelques gouttes chaudes nous ont fait froid à l'intérieur. Tout le charme de l'automne, quand l'habitude n'est pas acquise, est dans cette minute. Il est dans le fait que les couleurs prennent soudain une valeur qu'on ne soupçonnait pas, le blanc, sa crudité, le bleu, sa pureté. Il est dans le fait que les lignes s'accusent, que les reliefs s'approfondissent. Un voile de lumière, l'été, recouvrait celà, comme une couverture de cellophane. Quelques gouttes, tout est dissous. On hurle. Mais la grisaille, à nouveau oxyde toutes choses, et continue, le jeu de Jean qui rit.

  C'est Alors que, jaillie soudainement du tréfonds de l'automne, Alger, Capitale, s'est révélée Province.

-----Place Dutertre à Bab-el-Oued... Lorsque les vieux, autour des arbres artificiels, ont pris possession des bancs verts pour regarder tomber les feuilles. Ou le matin au marché...

-----Car le Marché, et le Jardin, l'Eglise, le Tribunal, ce sont des choses de l'automne. Le clocher sous la pluie, le marché dans le vent... Oh ! l'odeur moisie des prétoires où les pieds sur les tapis ont mis des dessins de sciure.

-----Non, Alger, ce n'est plus la Mosquée et le minaret, et les voiles blancs des femmes et la Casbah, comme une belle toile, et le geste du marinier ou les robes légères.

-----C'est maintenant comme une tentative pour restaurer des horizons d'en face, et pour vous faire croire qu'il y a, au bord de l'Afrique, de quoi fabriquer des arbres verts, des toits rouges, des clochers gris, des maisons tristes, une Méditerranée comme un océan, des gens sans exubérance, des gestes sans amplitude.

-----Une initiation à la mélancolie. Comme un désir de laitages, d'amour et d'eau fraîche.

-----Pas une saison, un moment, mais délicieux.

E. DESPORTES.