ALGER
Alexandre Dumas et
l'Algérie

par Gaston Palisser

extraits du numéro 113, mars 2006, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 20-3-2011
" Quel magnifique pays et comme il est regrettable qu'il soit si peu connu, comment le populariser ? ".

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Alexandre Dumas et l'Algérie
par Gaston Palisser


"MON AMOUR, VOUS POUVEZ DÉFAIRE VOS BAGAGES... NOUS NE PARTONS PLUS"


Ainsi Alexandre Dumas interpellait-il ce 26 juillet 1830 son égérie du moment, l'actrice Belle Krelsamer. En effet le jeune et déjà célèbre auteur de Henri III et sa cour qui s'apprêtait à se rendre à Alger, la ville récemment conquise, venait d'apprendre la publication des ordonnances du ministère Polignac contre la liberté de la presse. Nouvelle qui l'incitait à rester à Paris : " Ce que nous allons voir ici sera encore plus curieux que ce que je verrais là-bas! " déclara-t- il.

Ce jour-là, Paris éclipsait Alger...

Nous pouvons regretter que ce voyage exotique ne se soit pas alors réalisé. Car sans doute nous eût-il valu de savoureux instantanés, saisis sur le vif, de cette farouche et mystérieuse " El-Djezaïr " ouverte depuis quelques jours seulement à nos soldats. Et pour le jeune dramaturge, c'eût été le début d'une incursion dans le domaine de la narration, genre qu'il illustrera plus tard de façon extraordinairement vivante et abondante (vingt-cinq volumes de ses oeuvres complètes), à la rencontre des hommes et des paysages. Mais portant toujours un vif intérêt au devenir des Possessions françaises en Afrique du Nord, il aura l'opportunité, au fil des années, de rencontrer à Paris les principaux acteurs de l'épopée qui se poursuivait là-bas : Bugeaud, Yusuf, Saint-Arnaud, le jeune duc d'Orléans, etc.

C'est la politique coloniale du gouvernement, désireux de mieux faire connaître l'Algérie, afin d'y attirer un grand nombre de colons qui offre enfin à Dumas l'occasion d'y aller voir de plus près. Le ministre de l'Instruction publique, Salvandy, avait précédemment visité la colonie : " Quel magnifique pays, s'était-il exclamé, et comme il est regrettable qu'il soit si peu connu, comment le populariser? ". Le ministre suggéra à l'écrivain Xavier Marmier qui l'accompagnait: " A votre place, je m'arrangerais de manière que Dumas fit le voyage que nous venons de faire et écrivît là-dessus deux ou trois volumes. Il aurait trois millions de lecteurs et peut-êtredonnerait-il à cinquante ou soixante mille d'entre eux le goût de l'Algérie ".

Dès son retour à Paris, le ministre mit cette idée en pratique. Ayant invité Dumas à dîner, il lui proposa une " mission littéraire " à effectuer en Algérie. Ce que notre homme de lettres accepta d'enthousiasme. Comme on lui offrait 10000 F pour frais de voyage, il répondit, superbe: " J'ajouterai 40 000 F de ma poche, mais j'aimerais que l'on mît un bâtiment de guerre à ma disposition, afin de me promener tout au long des côtes du pays. .. ". Il obtint satisfaction et le jeune duc de Montpensier ayant eu connaissance du projet, lui proposa à son tour, de passer par Madrid, afin d'assister comme historiographe, à son mariage avec l'Infante Marie-Louise-Fernande de Bourbon.

C'est ainsi qu'après un glorieux passage à Madrid où il reçut le plus grand accueil des Espagnols, " Je suis plus populaire ici qu'en France! " (écrira-t-il dans De Paris à Cadix), notre héros embarquait dans cette dernière ville, le 21 novembre 1846, sur la corvette le Véloce (En souvenir de l'amitié que les officiers du navire, ainsi que son équipage, leur avait manifestée au cours de la croisière, Dumas intitula te Véloce les deux volumes d'Impressions de Voyages qu'il fit publier en 1848.), navire de guerre envoyé par le Gouverneur général de l'Algérie sur ordre de Paris. Quatre personnes le suivaient à bord. Outre Auguste Maquet, le fidèle collaborateur chargé de prendre des notes durant le voyage, il y avait là trois peintres ou dessinateurs, Louis Boulanger, Eugène Giraud et Desbarolles " nomme à la carabine ". Un jeune domestique de couleur qui portait le nom parfumé d'Eau de Benjoin, fermait la marche.

La " mission littéraire" débutait... Elle devait célébrer les victoires de l'armée d'Afrique et les beautés du pays afin d'inciter les aspirants colons à aller s'y installer. Cependant le Véloce avait lui aussi une mission préliminaire à accomplir. Il devait recueillir à Melilla, une quinzaine de prisonniers français libérés contre rançon par Abd el-Kader après une longue captivité. Après être passée par Tanger, puis Gibraltar où l'on recueillit l'autre Alexandre, le fils du maître, la corvette toucha enfin Melilla mais ce fut pour apprendre que les prisonniers avaient déjà gagné Djemâ a Gazzaouet (2 Simple poste d'observation à la frontière marocaine constitué, à l'origine, d'une redoute flanquée de deux blockhaus, Djemâa-Gazzaouet, que les troupiers appelaient Biscuit-Ville, devait devenir une petite ville prospère sous le nom de Nemours.) à bord d'une balancelle. Le Véloce le rejoignit là-bas et, sur invitation du colonel de Mac Mahon, les " missionnaires " banquetèrent un soir avec eux. Une visite au tombeau du capitaine Géreaux et de ses compagnons de combat du marabout de Sidi-Brahim ( Voir l'algérianiste n° 88, de décembre 1999, p. 4 - 17) avait précédé ces agapes. Pèlerinage patriotique qui lui inspira ces remarques désabusées : " Quand les scandaleux débats de notre Chambre leur sont apportés par les journaux, quand les honteux trafics de nos consciences leur seront révélés par les procès... que doivent dire ces hommes. . . qui souffrent, qui combattent pour cette mère gangrenée et vénale ? ". Au sortir de la grande salle du banquet, improvisée dans une grange de l'armée pour une tablée de trois cents couverts et après les derniers adieux échangés sur la plage avec les officiers qui raccompagnaient les visiteurs à leur navire, Dumas remercia mentalement Dieu de lui avoir permis, à lui, fils d'un ancien soldat, à lui, soldat de coeur, d'avoir pu assister à une pareille fête.

Le 9 novembre, le Véloce arrivait en vue d'Alger, ce qui nous vaut une brève mais pertinente description de la ville telle qu'elle s'offrait aux yeux des voyageurs en cette année 1846. Là une déception attendait nos mousquetaires. Le maréchal Bugeaud qu'ils devaient rencontrer, venait justement de partir pour Oran en compagnie de quelques parlementaires, et pour une quinzaine de jours. Sur le champ Dumas résolut de mettre ce contretemps à profit en allant découvrir d'abord Tunis puis, sur le chemin du retour, Bône et Constantine.

Le 4 décembre, le Véloce jetait l'ancre devant Tunis. Visite qui nous vaut encore une profusion de descriptions et d'anecdotes succulentes. Comme celle-ci, par exemple: le Bey de Tunis voulait que son armée soit vêtue à l'européenne. Aussi commanda-t-il vingt mille uniformes en France, pantalons garance et vestes bleues. Seulement, à la livraison, les tenues se révélèrent toutes de la même taille. Et c'est ainsi que la milice du Bey eut 4000 de ses hommes correctement vêtus et les 16000 autres habillés de pantalons ou de vestes trop longs ou trop courts.

Après quelques visites à Carthage ainsi qu'à El Djem où nos amis purent admirer le grand cirque romain sous la clarté de la lune, puis à l'île de la Galite, l'intermède tunisien prenait fin et, le 9 décembre, le Véloce voguait à nouveau vers le territoire algérien. Après avoir essuyé un gros grain, la corvette mouillait dans le port alors peu sûr de Bône. De cette ville, nos " missionnaires " effectuèrent une promenade aux ruines d'Hippone sur lesquelles planait encore le souvenir de Saint Augustin (4Voir l'algérianiste n° 101, de mars 2003, p. 94 - 96), puis réembarquèrent pour Stora et Philippeville. Quittant cette dernière ville dans une diligence louée pour eux seuls, ils se dirigèrent vers Constantine. Quarante-huit heures plus tard, ils franchissaient les remparts de l'antique Cirta, encore pleins d'effroi et d'admiration pour ce fantastique nid d'aigle apparu au détour d'une montagne.

De leur bref séjour à Constantine, qu'ils quittèrent le 22 décembre, nos mousquetaires rapportaient une foule d'anecdotes et d'histoires dont celle, encore inconnue en France, de l'affaire de Djemila ( Voir l'algérianiste n° 89, de mars 2000, p. 44 - 59). À leur arrivée à Stora, Dumas pris possession d'un cadeau insolite : un vautour féroce qu'il nomma aussitôt Jugurtha. Cependant il dut le dompter à la cravache afin de pouvoir le faire embarquer avec lui. Le 25, le Véloce parvenait enfin à Alger. Cette fois, Dumas put enfin rencontrer le maréchal Bugeaud qui, au cours d'un entretien, lui déclara, " l'Afrique c'est une terre donnée par la providence à la France. Faites-la connaître à tous les méchants avocats qui nous marchandent 100 000 F quand nous leur donnons un monde. . . " et l'incita à visiter la Mitidja. Ce que nos voyageurs réalisèrent les jours suivants, découvrant sur le terrain, admiratifs, la colonisation débutante à Boufarik puis à Blida. Le 3 janvier, ils quittèrent Alger à bord d'une frégate après avoir été fêtés aux cours de brillantes manifestations dans la ville, dont une représentation de Kean, donnée à l'Opéra. Ils débarquèrent à Toulon à l'issue d'une traversée sans incident de 39 heures.

En reposant les pieds en France, Dumas retrouvait l'immense labeur de son " usine à romans " auquel s'additionnait celui de ses nombreuses créations théâtrales. Il y retrouvait aussi les multiples ennuis que lui suscitaient les jaloux de son universelle gloire. À la Chambre, il y eut un beau vacarme : " Comment, tonna un député, un bateau de guerre avait-il été mis au service d'un amuseur public? Pourquoi, interrogea un autre, une " mission scientifique " avait-elle été confiée à un feuilletoniste ? Sa présence à bord du Véloce a déshonoré le pavillon français " renchérit un autre. Dumas tint tête crânement à ces critiques et envoya ses témoins, dont Victor Hugo, aux interpellateurs qui se réclamèrent aussitôt de la liberté de la tribune. Ainsi le rôle avantageux était-il concédé à Dumas, alors au zénith de sa brillante carrière...