Les années Fromentin
Marie Elbe

extraits du numéro 102 , juin 2003 , de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 27-2-2010

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Les années Fromentin
Marie Elbe

Le temps passe? Eh bien qu'il passe! Finalement, il n'emporte pas tout. Les souvenirs demeurent en nous, intacts, plus forts que le temps, plus forts que la mort. Fromentin, tenez... Ce lycée, cette forteresse de filles, planté sur les hauteurs d'Alger, couronné de pins noirs contre un ciel de paradis, dominant l'une des plus belles baies du monde. Par les fenêtres de nos salles de classe, nous pouvions entendre les sirènes du port, et voir glisser les grands bateaux. Pourquoi ce nom de Fromentin? Sans doute parce que le peintre romancier en question (peut-être plus romancier que peintre) s'était pris de passion pour notre Sahel et pour le soleil de l'Afrique du Nord. Comme cette jeune sévrienne, Edmée Hattinguais, qui était née, avait grandi dans une province du Nord, grise à mourir... et qui s'était juré de devenir un jour la directrice d'un lycée bâti sur une colline ensoleillée, face à la mer. Elle nous donne donc Fromentin. Je passe sur les combats qu'elle dut mener pour y parvenir. Mais un jour de printemps 1937, un gouverneur général de l'Algérie qui portait le nom de Lebeau, vint inaugurer le rêve réalisé de Mme Hattinguais. Et tous de s'extasier sur la beauté du site, l'élégance des pavillons (où allaient vivre les pensionnaires), la profusion des fleurs. Bref, on n'avait lésiné sur rien. Le pavillon des plus petites qu'on appelait forcément " le nid " et qui fut voué au rose, des tabliers des gosses aux rideaux et aux dessus-de-lit des dortoirs, ressemblait à un décor de comédie américaine. Aussi charmant, aussi précieux, aussi banal. Puis venaient " l'Oasis " vert, le " Gai logis " bleu, enfin " La Ruche ", le pavillon des terminales, d'un jaune apaisant. Les pensionnaires, venues pour la plupart du bled, vivaient là dans l'élégance, le luxe du décor, tous milieux, religions, races et fortunes confondus. Fromentin était un lycée d'État. Les filles de petits colons du bled, ou de modestes fonctionnaires, boursières comme votre servante, ont vécu Fromentin comme un rêve. Quand je raconte à ma petite-fille que, dans ce lycée-là, j'avais ma propre chambre, et pour toutes une bibliothèque, une discothèque, des profs de danse et de piano, deux lectrices anglaises, elle me regarde abasourdie:
- " La vache! "
Ce qui dans le langage de sa génération signifie :
- " Ça alors! "
Eh oui... Maintenant l'autre profil de Fromentin, l'externat, qu'on appelait aussi " Lycée du haut ". Un petit palais turc, dallé de marbre blanc, avec des galeries en bois précieux et tarabiscoté, des murs plaqués de faïences polychromes. Pendant la guerre 1914-1918, ce palais était un hôtel allemand, " le Splendid ". La légende voulait que l'hôtel ait été un repaire d'espions. La légende... Une vaste esplanade entourait l'externat à l'ombre de pins aux larges cimes infestées de chenilles processionnaires qui nous tombaient dessus au gré du vent, et nous arrachaient des cris d'orfraie. Cernant l'esplanade, des créneaux où les filles plus enclines aux confidences qu'aux jeux viennent se raconter leur vie, leurs histoires de garçons, leurs états d'âme, leurs projets. Sur cette esplanade poussait aussi un gros figuier égaré dans tous ces pins, juste en face de l'entrée du lycée. Quand sonnaient les récréations, une vieille marchande de friandises installait sa grande corbeille sous le figuier. Elle s'appelait Marie, portait un sarreau bleu très pâle, nous proposait monts et merveilles. Mes soeurs de Fromentin, auriez-vous oublié les " nougatines " de Marie, enveloppées de pourpre et d'argent. Goût ineffable de miel, de chocolat, d'amandes. J'en ai connu parmi nous qui laissaient copier leur voisine pendant la composition de maths pour le prix d'une seule nougatine.

Mais les années de rêve ont parfois de sombres réveils. Une guerre mondiale. Quand elle éclata, la directrice du moment, dame dodue aux joues enfarinées de poudre de riz, et qui portait un nom peu sérieux, Mm< Budon, nous réunit sur l'esplanade pour un petit discours patriotique qui se terminait ainsi:
- " Cette guerre fera de vous la génération sacrifiée! "

En écoutant ça, allez savoir pourquoi j'ai pensé à Iphigénie, sacrifiée aux vents tardifs. Pour nous, le vent de l'histoire souffla sur Fromentin, qui devint le " lycée Descartes ". " Ils " en firent ce qu'ils firent du reste. Un chef-d'oeuvre saccagé. Mais, par la magie des souvenirs, reviennent ces longues soirées de juin, striées d'hirondelles, quand nous nous promenions sous les pins de la grande allée Fromentin, sûres que l'avenir nous appartenait. Par les grandes baies de " la Ruche " se déroulait lentement, interminablement le " Boléro " de Ravel.