le lycée Gautier
Alger, rue Hoche

les Allogènes (...d'une autre origine que les autochtones.)
Robert Esnault
extraits du numéro 35 , septembre 1986 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 25-11-2009

21 Ko
retour
 
Il existe le PDF - 218 ko - de l'article ci-après. Cliquer sur la petite image pour le visionner : les allogenes

Les Allogènes *
par Robert ESNAULT

ET nous voilà réunis de nouveau, au lycée Gauthier, dit Petit-Lycée, dit lycée de Mustapha, le plus près de chez nous : une dizaine d'arrêts, ligne C.F.R.A. Seulement on refaisait une troisième. Faire redoubler un élève qui n'a rien foutu ou qui est trop jeune pour suivre, c'est normal, mais lorsque vous faites redoubler de bons élèves qui sont en tête de leur classe il faut s'attendre à des bizarreries. Nous étions tous les trois dans un petit coin, complètement détachés des autres élèves qui apprenaient laborieusement des choses que nous savions déjà, et bien. Les profs s'étaient vite rendu compte d'un disparate, d'une bande à part. Peut-être les avait-on affranchis au sujet du trio insolite. De toute façon, ayant sondé nos connaissances allogènes et les ayant trouvées plus qu'adéquates ils s'étaient résolus à un modus vivendi, un gentleman's agreement, à base de considération mutuelle. Ils nous laissaient généralement vaquer à nos occupations personnelles, et nous ne dérangions pas le cours. Ou presque pas. Dès le début de l'année, quand trois mains, et trois seules, s'etaient levées au fond de la classe en réponse à la question : " Voyons, y aurait-il par hasard quelqu'un qui aurait lu... les Histoires extraordinaires d'Edgar Poe... (ou) Les Regrets, de Joachim du Bellay?... nous avions été jugés, pesés, classés, mis en réserve. Quand devant une question difficile, une colle, la classe restait muette, les prots parfois faisaient donner la garde. Ils s'adressaient du geste ou du regard au petit groupe du fond et l'un de nous, ...Vas-y, Spinach... A toi, l'apprenti... voulait bien se dévouer pour répondre sans pour autant cesser l'ouvrage en cours.

- On peut trouver la même idée, à la même époque, sous la plume de...

- Tu y vas, Claude, ou j'y vais?

- Allez, vas-y, à toi.

- Rabelais, M'sieur. Dans le chapitre sur l'abbaye de Thélème.

Tu parles ! On n'avait pas attendu qu'ils soient au programme pour se régaler de certains grands classiques.

On devait former une équipe assez décourageante par certains côtés. Les résultats des compositions laissaient peu de place à la surprise.

En tête, si c'était pas l'un, c'était l'autre. On arrivait généralement ou gagnant, ou placé. La lecture des meilleures copies était une cérémonie classique : le devoir de Claude sur un sonnet de Ronsard ou celui de Spinach sur Voltaire. Avec l'expression sarcasmes édentés " votre camarade a bien su rendre..., etc. " Et puis moi, de temps en temps. C'était selon.

Pour bande-à-part que nous fussions nous ne laissions pas de prêter parfois une oreille intéressée aux cours de nos profs de français pour la bonne raison qu'ils étaient, à peu d'exceptions près, passionnés et passionnants. Quand Mazoyer se lançait dans une exégèse de Montaigne (qui était son livre de chevet) il était difficile de rester indifférent ; et quand Ducrocq expliquait Andromaque, toute affaire cessante, nous étions aux aguets.

Ducrocq, toujours sanglé dans une cravate, un gilet et un complet sombres, avait la mèche voleteuse, le visage plein, le pli désabusé au coin de la lèvre et l'oeil pâle et lointain, comme tourné vers les antiquités de Rome, d'un Chateaubriand déçu par les chutes du Niagara. Ses cours du matin, élégiaques, baignés de langueur gaélique et rêveuse, nous laissaient froids. Il semblait bien y bailler sa vie, en effet. Mais ceux de 2 heures de l'après-midi avaient notre audience captive, pour la raison que voici : Ducrocq nous venait de France et, comme tous les Français, il avait été dérouté par un bon nombre de choses : la chaleur, qui le surprenait toujours engoncé dans son costume trois-pièces dont il ne voulait pas se départir bien que transpirant à grosses gouttes ; et puis la soif, la pépie incoercible des pays chauds. Alors, à midi, il l'étanchait d'un bon petit vin de pays, comme on le fait à Lannion ou à Plougastel-Daoulas. Seulement, ce qu'on avait oublié de lui dire, c'est qu'en Algérie les bons petits vins de pays titrent 12°5, 13° minimum. C'est ainsi qu'à 2 heures il faisait en classe une entrée remarquée, à la fois mal assurée et fracassante. Il était toujours romantique mais cette fois du genre échevelé : la mèche en bataille et l'ceil vague s'allumant parfois de l'éclair de l'inspiration. Après avoir énoncé la situation dans Andromaque : "Oreste qui veut Hermione qui veut Pyrrhus à qui est promise Andromaque... il fonçait au tableau en tracer l'équation :

Andromaque Pyrrhus Hermione Oreste

...Mais, clamait-il, voilà-t-y pas qu'Andromaque décide de rester fidèle au souvenir d'Hector ! Et nous avons :

Il inscrivait les réactions en chaîne :
Hector Andromaque       Pyrrhus Oreste (note du Déjanté : je n'ai pu mieux pour cette flèche!)

avec une petite flèche descendante.
...Alors Pyrrhus se tourne vers Hermione, qui l'accepte. Il ne reste plus qu'Oreste... "
- Qui se dépose, lançait froidement Claude, traduisant la petite flèche tombante en son langage chimique.
- Exactement, approuvait Ducrocq, appréciateur... Imaginez, imaginez un instant, se démenait-il, que le roi des Belges tombe amoureux de Mme Lebrun (Albert Lebrun était le président de la République en ce temps-là). Un sale coup pour Albert ! Hein ?

On était aux anges.

J'ai de bons souvenirs de cette année-là. Ce fut tellement croquignolesque ! Nous étions déphasés comme il est pas permis. Nous allions jusqu'à faire du français en classe de français. Mais pas ce qui s'étudiait en classe. Non, une étude de la littérature parallèle au cours de la classe. Par fantaisie ? Par goût ? Je ne sais pas. Il n'empêche qu'en troisième au programme officiel il y a eu le XVIIe siècle, mais notre petite bande a fait les Romantiques. Par exemple, tandis qu'autour de nous se déroulait une explication de Nicomède, nous, nous faisions une lecture, quasi scénique de L'Aigle du Casque, de Victor Hugo. Spinach lisait le texte, Claude faisait le bruitage et la musique de scène et moi j'étais chargé de mimer le tout. Ce spectacle total avait autrement d'allure et d'attrait que les tartuferies de Prusias. Le prof devait entendre de drôles de bruits venant de notre coin, et heureusement qu'il avait le dos tourné aux derniers vers du poème :

Il lui pétrit le crâne en ses ongles ardents
Sous l'armet d'où le sang sortait comme d'un crible,
Le jeta mort à terre, et s'envola terrible


car là je prenais un essor effrayant, quittant presque ma table.

Ces matinées poétiques, c'était distrayant, d'accord, mais il n'y avait pas que la rigolade. Ça allait bien un moment ; après nous reprenions nos problèmes de math ou nos exercices de langue.

Ce qui était sérieux aussi, c'était le casse-croûte. Nous, les métèques, les vieux chevaux de retour, avions de solides habitudes de rastaquouères endurcis. A 10 h et demie, on arrêtait le travail quel que fût le cours en train. Exposés ou travaux pratiques, exercices ou compositions, on n'en avait rien à faire, l'heure du casse-croûte c'était l'heure du casse- croûte. Avec une mère cordon bleu j'étais plus ou moins préposé au ravitaillement. Son souci constant était mon alimentation en particulier et la table en général. Dans la famille jamais de déplacement sans des provisions comme pour une expédition au pôle. Quant à moi, avec les vivres que j'emportais au lycée, en cas de blocus, j'aurais pu tenir deux jours. Je transportais mes affaires et mon ravitaillement dans une malette. A 10 h 30 précises j'ouvrais la malette et Claude et Spinach, se léchant déjà les babines, faisaient un peu de rangement sur leur table. Je distri?
buais les parts, "Tu veux l'aile ou la cuisse?", et puis moi derrière le couvercle de ma malette et mes copains abrités par des paravents de fortune, nous collationnions.

- T'aurais pas un peu de moutarde, par hasard ?

Je fourrageais dans ma malette. "Ah oui. " Ma mère avait pensé à tout. Il y avait des grognements de satisfaction tandis que s'égrenaient les noms des participants au Congrès de Vienne ou les vertus des produits remarquables.

- Déconnez pas, les gars, que je leur disais pour la énième fois. Mangez pas tous ensemble, qu'il y en ait au moins un qui ait pas la bouche pleine en cas que le prof...
- Quelle est la formule du méthane ?...
- Oh ! putain ! Qu'est-ce que je vous disais !
- ...C'est une formule d'hydrocarbure, bien entendu, nous avons donc...

Et le prof se tournait vers la malette et les paravents. On s'étranglait sur des rondelles de saucisson ; on s'essuyait la bouche d'un revers de main et on répondait en catastrophe : "...C...hm... H4... glmph... "
- Merde ! T'as raison. L'apprenti, fais la mata pendant qu'on termine les sandwiches.
- Et puis quoi encore ? Ces messieurs veulent peut-être des cure- dents.
- On peut pas bouffer tranquille, rouspétait Spinach. Vraiment, il se croyait au "Chapon fin" çuilà.

Ils zyeutaient dans ma mallette.
- Il te reste pas un morceau de coca?

La coca, c'était une sorte de pizza aux olives, anchois, tomate, etc., mais avec de la soubressade et des poivrons en plus et la pâte était salée. Elle avait beaucoup de succès. Même Spinach la trouvait bonne. Parce que pour la bouffe il était d'un difficile! Les jours de soubressade c'était un ram'dam que je suis pas près d'oublier.

Je venais parfois avec une soubressade et du pain. Claude et moi on se régalait mais ce bâtard de Spinach maugréait en mâchonnant :
- C'est froid.
- Eh! Bien sûr c'est froid. Qu'est-ce tu veux ? Que je te l'amène dans un thermos?
- Non, hm.. mais c'est bien meilleur chaud, la soubressade, hm... Tu pourrais pas la faire griller un peu ? Hm...
- ???
- Tiens, prends mon couteau, - il me passait son Opinel no 9 -, tu coupes un peu de bois à la table et tu fais un petit feu de bois dans la malette...
- Dans la malette?!
- ...Ou dans le casier. Mieux encore. Personne y voit rien.

On le lorgnait voir si il rigolait ou pas. Il mastiquait sérieux comme un pape.
- Il est mnièk, çuilà. Et la fumée? Et l'odeur?
- Hm... N'empêche qu'on mange froid - il grognait.
Il revenait sans cesse à la charge.
- Pourquoi que t'apportes pas la soubressade le vendredi?
- Le vendredi?
- Ouais. On a des travaux pratiques de chimie, de 10 à 11... Peut- être, sur un bec Bunsen... dans un coin du labo...

Une obsession, la soubressade grillée. Il faut reconnaître que sous la braise, en papillotes, pendant un quart d'heure/vingt minutes...

Robert ESNAULT.