le lycée Gautier
Alger, rue Hoche

À propos du lycée Gautier

extraits du numéro40, decembre 1987 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 5-12-2009

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A propos du...
lycée Gauthier d'Alger
par Paul GARÉ

L'article d'Albert Bensoussan, "l'Université française, ma patrie", paru dans L'Algérianiste n° 38, ne pouvait rester sans écho. C'est pourquoi il nous est apparu souhaitable de proposer à nos lecteurs les très amicales réactions de Paul Garé qui, à son tour, se souvient.
L'Algérianiste.


JE viens de lire l'article de M. Albert Bensoussan : il y évoque notamment le lycée Gauthier d'Alger et les noms de quelques-uns de ses illustres professeurs. Merci, Monsieur Bensoussan, d'avoir su, en quelques lignes, faire revivre tout un passé et d'avoir permis de relire les noms de certains de nos anciens maîtres qui ont marqué notre jeunesse de façon définitive. Je voudrais simplement prolonger cette émouvante évocation en corrigeant et complétant des souvenirs auxquels nous sommes si attachés.

Une inexactitude

M. Delabarre, surnommé " Canasson ", n'enseignait pas la géographie, mais les mathématiques.

Comment pourrais-je l'oublier, puisque c'est grâce à lui que je fus dans l'obligation de présenter un examen de mathématiques, en octobre, pour passer de 4e en 3e, ce qui me valut de travailler pendant tout l'été, au lieu de profiter de la fraîcheur de la Méditerranée sur les blocs de la jetée.

C'est ainsi que, pendant ces trois mois de canicule, mon père me fit " prendre des cours " chez un de ses amis, professeur de mathématiques, qui habitait Bab-El-Oued, rue du Moulin.

Ce fut une épreuve pour lui et pour moi.

Pensez que j'allais chez lui, en plein mois d'août, à 2 heures de l'après-midi, après avoir traversé toute la ville d'Alger dans un "tram " des T.A. J'habitais, en effet, le plateau Saulière, pratiquement à l'opposé. Quand j'arrivais chez lui, mon coup de sonnette le tirait de sa torpeur, car, que voulez-vous qu'on fît, à Alger, au mois d'août, à 14 heures, quand le soleil écrase la ville et la vie de sa gangue de plomb, et lorsqu'on est un enseignant en vacances, sinon la sieste ?

Ah! cher Monsieur Saki, c'est vous qui, par M. Delabarre interposé, m'avez permis d'accéder à la 3e et de m'orienter définitivement vers une voie qui n'eut plus rien à voir avec les mathématiques. Soyez-en, une dernière fois, remercié.
Oui, "Canasson ", c'était bien les maths.

Quelques omissions

En effet, cher Monsieur Bensoussan, comment avoir cité M. Laherre sans avoir parlé de son homologue, pour les " premières ", M. Videau ?

Laherre, c'était l'emphase, le lyrisme, l'émotion, les larmes dans la gorge quand il récitait, debout effectivement : " Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine...", ces vers du poète, condamné à mort et exécuté à trente-deux ans pour s'être enthousiasmé, lui aussi, pour ses idées!
Laherre, c'était la latiniste, l'helléniste, le philologue, qui nous confessait, avec une certaine pudeur, qu'il lisait dans une année plus de latin et de grec que de français.

Laherre, c'était celui qui corrigeait mon accent quand je récitais :
Comme un vol de gerfauts, hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitènes
Partaient, ivres d'un sang héroïque et brutal.

" Non, me disait-il, il faut ouvrir la bouche et dire capitaine."

C'est vous, Monsieur Laherre, par José Maria de Heredia interposé (il aurait pu être pied-noir par la consonnance de son nom), qui m'avez, le premier, fait sentir ma différence.

Videau, c'était le méridional élégant, une petite écharpe blanche, en soie, autour du cou, dès que la température ou un impérieux besoin de rester jeune l'exigeait.

Videau, c'était Musset et Vigny, c'était l'homme du baccalauréat, l'assurance tout-risque pour passer en Philo, Mathélem ou Sciences-ex.

Videau, c'était quelquefois l'humour féroce, lui qui dit un jour à mon meilleur copain devenu depuis mon unique beau-frère : " Et vous pensez avoir votre bac, vous qui écrivez "opinion" comme "oignon" ? "

Oui, Messieurs Laherre et Videau, je peux affirmer, maintenant que mes cheveux ont blanchi, maintenant que, malgré moi, j'ai découvert la France, je peux affirmer que c'est vous qui m'avez fait découvrir le français, sa littérature, ses prestigieux acteurs, la naïveté du Roman de la Rose et la philosophie stoïcienne de la Mort du loup.

En histoire, cher Monsieur Bensoussan, comment ne pas avoir cité Bertrand et Cléach, sans parler de M. Sauvage, baptisé "Zoulou " ?
Je me souviens de l'époque, mais je devais être alors en 5e, où les murs d'Alger fleurissaient tous les matins de " Zoulous " écrits à la craie, où un doigt de lycéen avait inscrit dans la poussière blanche et sablonneuse des " trams ", des " trolleys " et des voitures un " zoulou " anonyme et perfide. Je me souviens d'un article paru dans la Dépêche ou l'Echo de l'époque, mentionnant cette prolifération de " Zoulous ", et demandant s'il s'agissait d'une organisation mystérieuse ou de l'imminence d'un débarquement d'extraterrestres!

Bertrand, c'était et ça restera, pour moi, l'époque napoléonienne. Quand il parlait du " Corse aux cheveux plats ", les stylos se levaient, les yeux des trente ou quarante auditeurs restaient suspendus aux lèvres de ce petit bonhomme, trapu comme un trois-quarts de rugby.
Cléach, c'était un zézaiement délicieux, une petite moustache fine qui, malgré l'âge, s'obstinait à rester blonde; ce fut mon dernier professeur d'histoire à Gauthier : devant mon comportement en cours, il m'avait promis une " catastrophe " au bac, alors que je me plongeai, l'année suivante, à la Faculté, avec ravissement dans l'histoire des idées politiques et dans la géographie humaine.
Pourquoi avoir oublié Bellanger, en anglais, auquel les élèves préféraient Helsmoortell - que vous avez cité - et qui faisait écrire à l'un d'entre nous, Emerit, pastichant Malherbe dans les Stances à Dupérier :
Ma douleur, Bellanger, sera donc éternelle,
Et les tristes discours
Que me met en l'esprit le regret d'Helsmoortell
L'augmenteront toujours?


Pourquoi ne pas avoir cité Evenou en philosophie? Oui, bien sûr, Chosky était la maître ; mais Evenou, qui m'enseigna la philosophie, me fit découvrir une matière que je n'ai jamais cessé d'aimer.

J'obtins, cette année-là, le er prix de philosophie, et ce cher homme voulait à tout prix que je m'oriente vers des études supérieures de Philo. Il me ménagea même un entretien avec M. Ménard, le maître des maîtres, chargé de me convaincre. La vie en décida autrement, mais depuis il m'est souvent arrivé de reprendre ses cours que j'ai pieusement conservés.

Evenou, c'était le penseur tracassé, le jeune homme désabusé, mais le professeur consciencieux jusqu'au bout de ses ongles mal faits.
Je le revis plus tard ; il s'était marié ; il était transfiguré et radieux ; il avait trouvé dans la vie conjugale ce que la philosophie n'avait pu lui apporter.

Je vous salue, Monsieur Evenou.

Des précisions complémentaires

Notamment en ce qui concerne M. Helsmoortell que vous avez cité.

Cher Monsieur Helsmoortell, si par hasard vous me lisez, sachez que vous êtes et resterez pour moi ce que l'on fait de mieux en matière de pédagogie.

Vous aviez coutume de dire : " Mon cours, c'est la vie ". Je vous ai eu en 5e, 4e, 3e, 2e et 1e (en sciences-ex. j'eus M. Bellanger). Je vous ai retrouvé ensuite, pendant trois ans, en Faculté.

Pourquoi ne suis-je pas devenu angliciste? Vous avez pourtant tout fait pour cela.

Quel cours étincelant et quel brio! Quelle verve! Quelle aisance pour faire passer une langue étrangère dans la tête d'adolescents pourtant bien éloignés des brumes londoniennes.

Quarante ans après je n'ai rien oublié.

Je sais que " See me home " ne signifie pas " Venez me voir à la maison " comme on pourrait le penser, mais "Accompagnez-moi chez moi ", et cela grâce à une histoire d'un jeune français faisant la cour à une anglaise.

Je sais que " calf " signifie " mollet " - quand tout le monde pense " veau " - et cela grâce à une de vos fréquentes pitreries, qui vous fit entrer, comme une fusée, dans une classe médusée, grimper sur une table et retrousser votre pantalon en nous montrant votre mollet blanc et en nous disant : " This is my calf ".

Je sais qu'il suffit de remplacer un W anglais par un G français pour obtenir la bonne traduction (ainsi " waer rob " devient " garde-robe").

Je sais que les lords anglais posent leur derrière sur un "wooden-bag " (sac de laine) quand ils sont assis au Parlement. Lorsque la plus timide de vos étudiantes avouait ne pas le savoir, vous lui répondiez, d'une voix suave : " Mais, Mademoiselle, c'est une lacune, c'est un trou dans votre cul-ture ! "... comme elle rougissait, la pauvre petite!

Je sais que " rusty " signifie " rouillé ", à preuve ce marin anglais qui, lorsqu'il rejoignit le domicile conjugal après de longues années d'absence eut un enfant roux. Pourquoi ? "It must be rusty " (il doit être rouillé) disiez-vous sans rire

Je sais que la bonne prononciation pour appeler un policier de Londres est " please man", parce que c'est un monsieur auquel on dit "s'il vous plaît ".

Voyez, cher Monsieur Hegmoortell, je n'ai rien oublié... ou presque...

Je me souviens que vous êtes arrivé à Alger après la guerre, avec, comme seul costume, une tenue d'officier allié ; que vous avez eu une fille que vous avez appelée Eve, et qui est devenue, je crois, une distinguée agrégée de mathématiques; qu'un jour de 1961, je vous ai revu dans les couloirs de l'Université, et qu'en touchant du doigt le ruban rose et blanc de la croix de la Valeur militaire que votre ancien élève portait à la boutonnière, vous m'avez simplement dit : "Ça, c'est bien. "

La dernière fois que je crus vous revoir fut un certain jour de l'été 1962, en arrivant directement d'Alger au Mans, alors que je me préoccupais de faire dédouanner ma voiture. Ce fut votre sosie qui procéda aux formalités : miracle, c'était votre frère!

Merci, Monsieur Bensoussan, de m'avoir permis, d'un seul coup, de revoir ces visages qui furent toute mon adolescence.

J'adresse à tous ces professeurs un merci collectif et ému.

C'est grâce à vous, Messieurs, que les jeunes Pieds-Noirs de notre génération ont pu devenir des Français sans complexe.

C'est parce que vous m'avez appris à prononcer " capitène " que je suis devenu, cher Monsieur Laherre, capitaine de réserve.

C'est grâce à vous, cher Monsieur Helsmoortell, que j'arrive à lire, sans trop de difficulté, le programme d'informatique qui égaye mon micro-ordinateur.

C'est grâce à vous, cher Monsieur Evenou, que je sais qui était Alexis Carrel, qui a donné son nom à la faculté de médecine que mon fils a fréquentée.

C'est grâce à vous, mes maîtres, que la population pied-noir compte aujourd'hui cent cinquante-huit agrégés en activité.

Vous fûtes la France en Algérie.

Vous resterez l'Algérie pour le Français que je suis devenu.

Paul GARÉ.