Médecine à Alger, en Algérie
Par l'épée, par la charrue ...et par la quinine
Fernand Destaing

extraits du numéro 106 , juin 2004 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

mise sur site le 6-8-2010

26 Ko
retour
 
Il existe le PDF - 0,98Mb - de l'article ci-après. Cliquer sur la petite image pour le visionner : quinine

Par l'épée, par la charrue...et par la quinine
Fernand Destaing

  1. "En terre d'Afrique, un toubib vaut un bataillon ". En relisant cet hiver cette formule lapidaire du maréchal Lyautey sur l'importance des médecins dans la conquête de l'Algérie, l'envie m'est venue d'écrire leur épopée. Une épopée inséparable, bien sûr, de celle des soldats et des colons. Car pour conquérir l'Algérie, il fallait d'abord des soldats pour imposer la paix, ensuite des colons pour travailler la terre. Mais aussi des médecins pour assurer leur santé. La conquête de l'Algérie a eu trois fers de lance, le soldat, le colon et le médecin.

    Gloire avant tout aux soldats français.
    Aux obscurs, aux sans-grade, à ceux qui sont morts comme à ceux qui sont revenus, avec leurs souvenirs et... leur paludisme. Gloire à leurs officiers et à leurs généraux, à ceux qui furent nommés , gouverneurs généraux de l'Algérie, même si cette promotion prit d'abord l'allure d'une valse: sept gouverneurs en sept ans! Clauzel, Berthezène, le duc de Rovigo, Voirol, Drouet d'Erlon, Damrémont et Valée. Gloire au plus connu d'entre eux, le duc d'Aumale, fils du roi Louis-Philippe, qui succéda à Bugeaud et eut " l'étonnante audace " de s'attaquer aux 30000 personnes de la smala d'Abd el-Kader avec 1 900 hommes. Mais c'est son frère qui a été immortalisé à Alger par la statue de la place du Gouvernement " Blace el Aoud ", la Place du Cheval, comme disaient les Arabes.

    Gloire au plus illustre d'entre ces gouverneurs, le maréchal Bugeaud qui eut les pleins pouvoirs de 1841 à 1847 (BUGEAUD (général), Par l'épée et par la charrue, P.U.F., 1948.). Certes, il avait pris parti quelques années plus tôt contre la " conquête absolue " avant d'en devenir un partisan résolu. " Le pays s'est engagé, je dois le suivre " avait-il déclaré. Il entama une lutte sans merci contre l'émir Abd el- Kader qui se rendit en 1847. Bugeaud avait trouvé un appui précieux chez Tocqueville qui approuva les années de commandement du maréchal, ses groupes mobiles et même ses razzias et ses ravages des moissons ennemies. " Je ne crois pas que la France puisse songer sérieusement à quitter l'Algérie... Ses positions seraient prises par une autre puissance européenne " ajouta-t-il (TOCQIJEVILLE (Alexis de), De la colonie en Algérie, Complexe, 1988.).

    Fils d'un hobereau de Dordogne, Bugeaud pensait, comme le général Enfantin, qu'il fallait allier à la force militaire l'exploitation agricole. Il créa des " soldats-laboureurs ", des légionnaires à la manière des Romains, en leur fournissant d'emblée une maison avec une étable et une terre avec une charrue pour la labourer. Certes, le père Bugeaud était parfois violent et vulgaire. Mais il savait se faire aimer de ses hommes. Sa popularité ne se résume pas à une chanson " As-tu vu la casquette, la casquette? - As-tu vu la casquette du Père Bugeaud ? " avait lancé encore une devise qui fit fortune " Par l'épée et par la charrue ".

    Gloire donc aux colons algériens, " ces maudits colons " auxquels Claire Janon a rendu justice dans son livre en 1966 0 JANON (Claire), Ces maudits colons, La Table Ronde, 1960). Certes, ils furent surtout maudits au début et à la fin de la conquête. Avant 1840, Bugeaud comme Daudet les qualifiait de " rebut de la Méditerranée ". Après 1950, Jean-Paul Sartre parlait de " un million de colons, fils et petits-fils de colons ". Par contre, Jules Ferry avait fait du colon un travailleur patriote égoïste et dur, et le Centenaire un homme héroïque, ardent et laborieux (4VERDÈS-LEROUX (Jeannine), Les Français d'Algérie. Une page d'histoire déchirée, Fayard, 2001, p. 252.).

    Des colons? Comme l'a dit Germaine Tillon pourtant peu favorable aux thèses de l'Algérie française ( TILLON (G.), L'Afrique bascule vers l'avenir, Tirésias, 1999.), il n'y en avait
    que 12000. Parmi eux, dix seulement étaient extrêmement riches et 300 riches, mais 7 400 d'entre eux possédaient moins de dix hectares. Ils avaient tous un métier rude et dangereux, qu'il s'agisse des céréaliculteurs des Hauts Plateaux de Sétif ou du Chéliff, des agrumiculteurs de la Mitidja ou des plaines côtières, des viticulteurs de l'Algérois ou de l'Oranais. Ils devaient lutter à la fois contre la maladie, l'insécurité, mais aussi contre la sécheresse par l'irrigation et contre les fléaux, les criquets en particulier.

    Gloire encore aux médecins, sans lesquels les soldats et les colons n'auraient jamais pu accomplir leurs tâches dans cette Algérie où plus de dix siècles d'invasions et de répressions avaient profondément marqué le pays et les hommes.

    Le pays? Plutôt insalubre ! Certes, il avait été le grenier de Rome, mais surtout dans ses provinces de l'est, de la Tunisie et du Constantinois. Ensuite, il avait vu surgir au mir siècle les hordes des Beni-Hilal, cette " dévastation hilalienne " qu'Ibn El Khaldoun comparait à des vols de sauterelles sur les villages en déplorant " On n'y trouve plus un seul foyer allumé... On n'y entend plus le chant du coq " ( SERGENT (E. et E.), Histoire d'un nuirais algérien, Institut Pasteur, Alger, 1947.). Après quoi, quatre siècles d'oppression turque entre le xVIe et le xixe siècle, bien qu'Alger soit demeurée une " ville très vivante " et bien ravitaillée.

    Mais le bled restait ravagé périodiquement par des épidémies de peste ou de choléra, et rongé en permanence par trois endémies : la tuberculose qui frappait les plus mal nourris, la syphilis que les Arabes appelaient " merd el kébir ", la grande maladie, parce qu'elle atteignait une grande partie de la population. Et surtout le paludisme qui sévissait aussi bien dans les plaines côtières marécageuses que le long des oueds plus ou moins à sec.

    Les hommes? Des Musulmans pour la plupart, sauf certains Berbères, c'est-à- dire des hommes résignés en face de la misère comme de la maladie car des hommes fatalistes, dont la philosophie s'exprimait dans le mot " Mektoub ", c'était écrit. Un peuple qui ne regardait jamais derrière lui, en disant " Elli fat mat ", le passé est mort, tout simplement parce qu'il n'avait pas d'histoire. Alors que le passé n'est pas mort, bien sûr, pour les conquérants français parce qu'ils ont deux mille ans d'histoire, des Gaulois à Jeanne d'Arc et Napoléon!

    C'est dans cette Algérie insalubre que l'installation du Corps Expéditionnaire français prend très vite l'allure d'une catastrophe. Dans la Mitidja en particulier où sont rassemblés la plus grande partie des effectifs, l'hécatombe est impressionnante car elle atteint aussi bien les civils que les militaires.

    Dans l'armée, les ravages de la maladie sont évidents. En 1832, pour éviter ces fièvres pernicieuses qui frappent ses soldats, le duc de Rovigo décide " la rotation " des bataillons toutes les 24 heures. Cette relève accélérée s'avère être une catastrophe : tous les bataillons sont contaminés les uns après les autres et l'armée entière est impaludée! En 1840, au cours de l'été, il y a eu 4200 morts dans les hôpitaux. Au cours de l'automne, on a eu à soigner 12 000 malades. En 1841, le rapport est déplorable. Les hommes restent plusieurs mois sans se déshabiller. Ils souffrent de la faim et lorsqu'ils sont atteints par la fièvre, les remèdes les plus énergiques sont impuissants.

    Dans son livre, à la même date, le général Duvivier est plus alarmant " Les plaines, telles celles de Bône, de la Mitidja et tant d'autres sont des foyers de maladie et de mort... Les cimetières sont là pour le dire. Jusqu'à présent, ce sont les seules colonnes toujours croissantes ". Et en 1845, Bugeaud n'est pas plus réjouissant " Nous avons en ce moment 10000 malades et nous venons de perdre 800 hommes... Avec les congés, les musiciens, les ordonnances, il n'y a pas la moitié de l'effectif disponible pour la guerre, que dis-je la moitié... il n'y a pas le tiers " ( VERDÊs-LEROUX (Jeannine), op. cit.). Même son de cloche chez le colonel Trumelet " Nos hommes meurent sans gloire, emportés par la fièvre, la dysenterie ". Une phrase à l'emporte-pièce du député Desjobert est sans doute plus éloquente que tous ces chiffres " L'ennemi c'est la maladie. Le champ de bataille, c'est l'hôpital " (DESJOSERT, L'Algérie en 1838, 1844, 1846.

    Chez les civils, Bugeaud accusait les colons de se mal nourrir, se mal vêtir, se mal loger... et de travailler beaucoup. Alors qu'ils soient malades s'explique aisément. Amédée Froger, dans un discours du Centenaire était plus tendre pour les colons " c'était le marécage... c'était la fièvre... c'était la mort ". E. F. Gautier a condensé tous les chiffres des statistiques de Feuillade, de Touvenal et de Trumelet sur la mortalité des colons sur une trentaine d'années. Il en mourrait: en 1837, 1 sur 10; en 1839,1 sur 5; en 1846,1 sur 15; en 1850,1 sur 34; en 1855, 1 sur 51.

    Ce qui prouve que les hommes étaient bien soignés puisque la fièvre tuait cinq fois moins vingt ans après. Là encore une phrase lapidaire de Trumelet est plus éloquente que les statistiques " La besogne qui prenait le plus de temps était l'acte de décès " (SERGENT (E. et E.), op. cit.).

    Qu'ils soient civils ou militaires, la plupart de ces malades étaient des fiévreux. A Blida, pour 10844 journées d'hôpital on en comptait 9945 pour fièvre, soit neuf sur dix. À Boufarik, pour 9883 malades, on comptait 7591 fiévreux, soit huit sur dix. Et le paludisme était la plus répandue de ces fièvres puisque presque tous les auteurs s'accordent pour estimer qu'il était responsable de 70 % des fièvres.

    Mais pourquoi cette fragilité des soldats et des colons? La réponse est toute simple: il s'agissait de sujets " neufs ", qui se défendaient mal contre le paludisme parce qu'ils avaient une mauvaise immunité.

    Symbole de cette lutte contre la maladie, l'Ambulance ouverte par le docteur Pouzin à Boufarik. Arrivé en 1834 dans la suite du comte Drouet d'Erlon nommé gouverneur général en Algérie, Pouzin envoyé à Boufarik préfère créer un service ambulant. Il se déplace de douar en douar pour soigner les malades sur les marchés. Lorsqu'il se fixe enfin à Boufarik, il a 150 malades par jour. Ce qui lui vaut la Légion d'honneur, mais aussi une haine solide du caïd qui met en garde contre les chrétiens. Calomnié, marqué par une dette importante, le docteur Pouzin se sent menacé et repart en France un an plus tard. Mais il avait donné un bel exemple qui sera suivi. En 1983, dans sa thèse, Agnès Leroux l'a qualifié de " premier médecin sans frontières " (LEROUX (Agnès), L'Ambulance de Boufarik, Paris, janvier 1983.).

    Au total, si l'on veut faire le point, le bilan est accablant. En douze aimées, entre 1830 et 1841 on a enregistré 50266 morts, civils et militaires confondus. Or, sur ce nombre, il n'y a que 2995 tués par le feu de l'ennemi, soit 6 pour 100. Le reste, c'est-à-dire plus de 90 %, sont décédés par maladie. Et nous savons que la maladie est une fièvre huit fois sur dix, soit un paludisme sept fois sur dix.

    Et pourtant! On trouve encore parmi les officiers supérieurs quelques optimistes indomptables. Le général Voirol a entrepris de faire drainer par le Génie les marais de Boufarik comme ceux de l'embouchure de l'Harrach ou du Mazafran. Et le colonel Trumelet, après douze années de travaux dans la Mitidja a déclaré, satisfait, " Boufarik est une émeraude pêchée dans la vase ".

    Les pessimistes, hélas! sont légion dans ces sphères supérieures. Désabusé, le général Charon accuse les températures tropicales: " L'expérience prouve que le climat dévore plus qu'il ne produit ". Déçu, le général Duvivier lance un verdict sans appel: " Il ne faut nullement espérer assainir la Mitidja. C'est courir après une illusion ".
    Menaçant, le général Berthezène affirme: " La Mitidja n'est qu'un immense cloaque. Elle sera le tombeau de tous ceux qui oseront l'exploiter ". Sarcastique enfin, le général Bernard conclut: " L'Algérie n'est qu'un rocher stérile sur lequel il faut tout apporter, excepté l'air " (SERGENT (E. et E.), op. cit).

    On comprend aisément qu'au début des années quarante, après dix ans d'occupation, une question agite le roi Louis-Philippe et son entourage. Atterrés par l'insalubrité du pays " meurtrier ", pour reprendre le mot de Tocqueville, ils s'interrogent: " Faut-il abandonner l'Algérie et rappeler le Corps Expéditionnaire? ". C'est pourtant le clan des optimistes qui devait triompher. Il est vrai qu'on connaissait déjà les résultats obtenus dans la plaine de Bône.

    Dans la plaine de Bône, l'hécatombe avait été particulièrement sévère durant les toutes premières années de la conquête. La ville est en effet cernée par les marais de la Boudjimah qui se trouvent à l'embouchure de la Seybouse. En 1833, les troupes du bey de Constantine, qui venaient d'évacuer la place, n'avaient pas manqué de tout saccager à leur départ. Sur les 5500 hommes de la garnison bônoise, 4000 étaient déjà passés par l'hôpital militaire. L'été 1833 fut très meurtrier, avec un décès pour trois hospitalisés.

    Gloire à Maillot qui changea tout. Jeune médecin militaire de 30 ans, venant d'Ajaccio à Alger, il parvint d'emblée à imposer la quinine! Certes, on connaissait depuis longtemps le quinquina. On savait qu'il s'agissait de l'écorce d'un arbre qui avait permis de guérir la princesse Cinchon, femme du vice-roi du Pérou, atteinte des fièvres du pays (c'est même ce qui lui avait valu le nom de quinquina). L'écorce miraculeuse avait encore guéri la maladie de Louis XIV contractée dans les marais de Versailles. Deux chimistes français, Pelletier et Caventoux, venaient au 'axe siècle d'en extraire un alcaloïde, la quinine.

    Les prédécesseurs de Maillot, Antonini et Legrain, utilisaient déjà la quinine. Excellent clinicien, Legrain s'attachait même à différencier la fièvre typhoïde à fièvre continue, du paludisme à fièvre intermittente. Mais il n'avait recours à la quinine qu'une fois le diagnostic de paludisme assuré et le malade apyrétique. Et toujours à faibles doses, entre 0 g 20 et 0 g 40 (12LEGRAIN (E.), Traité clinique des fièvres des pays chauds, Maloine, 1913.).

    Avec Maillot au contraire, c'est " l'orgie quinique ". D'abord, il administre de la quinine dans toutes les fièvres, systématiquement, même si le diagnostic de paludisme n'est pas assuré. Ensuite, il la donne en pleine fièvre, sans attendre le retour de la température à 37°. Et surtout, il donne des doses fortes, entre deux et trois grammes. Le résultat est spectaculaire. La mortalité diminue de moitié. D'ailleurs, les malades le savent bien. Ils veulent tous venir dans son pavillon. Lorsqu'on leur demande " Où allez-vous? " ils répondent invariablement " Je veux aller dans le service où l'on guérit de la fièvre " (FÉRY (R.), L'oeuvre médicale française en Algérie, Gandini, 1994.).

    Gloire à Laveran qui, un demi-siècle plus tard, en 1880, va faire une découverte plus prestigieuse encore. Jeune agrégé du Val-de-Grâce, il est revenu en Algérie où il avait passé son enfance. Nommé à Bône, puis à Constantine, c'est un admirateur des travaux du grand Pasteur qui vient de découvrir en quelques années que la plupart des maladies infectieuses étaient dues à des microbes, le staphylocoque, le streptocoque, etc... Laveran va chercher à découvrir le microbe du paludisme. Dans la caserne du Bardo, au pied du célèbre Rocher, tout près des gorges du Rhumel, chez un soldat du Train des équipages grelottant de fièvre, il découvre au microscope, dans une goutte de sang, des filaments mobiles qui attirent son attention. Ils parasitent en effet les globules rouges - les hématies - du pauvre tringlot. Ce ne sont donc pas des microbes, mais des parasites de ces hématies. Comme ils sont du genre " protozoaire ", il les appelle hématozoaires.
    I
    l est bientôt sûr que ces filaments sont bien les parasites du paludisme puisqu'ils disparaissent après le traitement du malade par la quinine. Alors, il communique sa découverte à l'Académie de médecine au mois de novembre 1880. Mais Alphonse Laveran est un homme froid, solitaire, sans éclat. Il est jalousé par ses supérieurs. Legrain qui était déjà contre " l'orgie quinique " de Maillot, ne croit pas non plus au " soi-disant hématozoaire " de Laveran. Chercheur infatigable, celui-ci pourtant a encore découvert le parasite de la maladie du sommeil. Mais on l'a vite oublié. Ce n'est que vingt-sept ans après avoir trouvé l'hématozoaire du paludisme, en 1907, qu'il verra sa découverte récompensée par le prix Nobel (DESTAJNG (Femand), Cent trente-deux ans de médecine française en Algérie, in l'algérianiste n° 22).

    Gloire aussi à l'Anglais Ronald Ross car si la découverte de Laveran est la plus prestigieuse, celle de Ross est la plus pratique. En 1898, dix-huit ans après Laveran, à Calcutta dans les Indes, alors protectorat anglais, il affirme que le paludisme est transmis par le moustique.

    C'était bien d'en avoir trouvé le germe; c'est encore plus intéressant d'en connaître l'agent transmetteur ! Ross démontre qu'il s'agit du moustique, ou plutôt de certains moustiques, les anophèles, ou plutôt de certains anophèles, ou plutôt de leurs femelles qui, assoiffées de sang au moment de la reproduction, piquent un paludéen un soir. En piquant quelques jours plus tard des personnes bien portantes, elles leur inoculeront les parasites. Car Ross l'a démontré, on retrouve dans l'estomac de ces femelles les parasites de Laveran. Les frères Sergent, de l'institut Pasteur d'Alger, vont appliquer toutes ces découvertes dans la Mitidja. Ils étudient d'abord le paludisme en l'inoculant à des canaris et à des rats. C'est ainsi qu'ils précisent les moeurs des moustiques. Leur autonomie de vol est de 1500 mètres environ. C'est bien la femelle qui pique l'homme et transmet le paludisme d'un malade à un bien portant, surtout après les pluies de printemps. Comme les grands criminels, elle pique entre le coucher et le lever du soleil. Et sa piqûre est indolore, car elle injecte d'abord un peu d'anesthésique pour pouvoir pomper tranquillement son sang. Il faut donc intensifier la lutte contre les moustiques, contre les adultes: au moyen de nasses pour les capturer près des étangs, de grillages aux fenêtres des habitations, de moustiquaires autour des lits. Mais c'est contre les larves de ces moustiques surtout qu'on peut et qu'on doit agir puisqu'elles se développent dans toutes les eaux stagnantes: par des épandages systématiques de pétrole qui les asphyxient, par des gambouzes (*Gambouze ou gambusie: poisson des étangs et marais, originaire d'Amérique, qui détruit les larves de moustiques.) très friandes de larves. On multipliera les travaux de colmatage et de faucardage dans les flaques, les étangs, les oueds. Les frères Sergent imposeront encore le traitement préventif du paludisme dans toutes les zones insalubres par la quinine à petite dose, 0,20 g par jour, une méthode qui a fait ses preuves avec le Corps Expéditionnaire de Macédoine dans la vallée du Vardar en 1918. La petite dragée rose deviendra obligatoire dans l'armée et s'installera à côté du sel et du sucre sur la table des cafés...

    Et la Mitidja va devenir fertile grâce aux travaux des ingénieurs qui prolongeront ceux des frères Sergent. Le marais meurtrier des Ouled Mandil entre Boufarik et Birtouta devient une " ferme modèle ", plantée d'eucalyptus. On aménage encore les vallées de l'oued Djer, de la Reghaïa et de l'Alma en drainant les marais, en creusant des galeries et des tranchées. À Montebello pourtant, le lac paraît impossible à assécher. Alors, on perce la colline par un tunnel où l'eau s'écoule jusqu'à la mer, près de Fouka-Marine. Mais il ne suffit pas d'assécher. Il faut fertiliser la plaine. D'où les travaux d'irrigation et les barrages, plus difficiles à réaliser cependant qu'au Maroc, favorisé par son relief montagneux et son climat océanique.

    À côté des grands noms de la lutte contre le paludisme, il ne faut pas négliger le travail ingrat des médecins de colonisation, les obscurs, les sans-grade. Comme l'a écrit Pierre Goinard, il s'agit d'une création originale dont on chercherait en vain un équivalent dans le monde. Créé à partir de 1870, quand l'administration civile prend la place de l'autorité militaire, le médecin de colonisation, le toubib, devient le personnage essentiel de la commune mixte dans le village où il installe un dispensaire pour soigner les malades et une infirmerie pour hospitaliser les fébriles. Mais aussi dans le bled où il part chaque semaine avec un infirmier ou une infirmière pour donner des soins et distribuer de la quinine aux fiévreux venus des douars environnants.

    Un labeur écrasant, mais qui fait pénétrer la quinine jusque dans les coins les plus reculés du bled algérien ( GOINARD (Pierre), Algérie. L'oeuvre française, R. Laffont, 1984.).

    Dans cette conquête de l'Algérie, la maladie aura donc joué un rôle capital. À Bône, à Constantine comme à Alger, Desjobert avait raison. Le champ de bataille, c'était d'abord l'hôpital, l'ennemi c'était surtout le paludisme. Comme la dysenterie des Prussiens à Valmy, comme le typhus de la Grande Armée de Napoléon en Russie 07). Mais en Algérie, les découvertes de Maillot, de Laveran, de Ronald Ross auront permis de renverser le pronostic. C'est pourquoi au Congrès d'Alger de 1895, le docteur Cuignet résumant un demi-siècle de lutte contre le paludisme, pouvait affirmer " C'est par Maillot que l'Algérie a pu rester française ", tandis que Bettarel, médecin des hôpitaux d'Alger, proposait de compléter la formule de Bugeaud " Ense et aratro " en " Ense, aratro et quina ".

    Il est facile de conclure cette étude par quelques vérités premières sur le plan historique comme sur le plan médical. Du côté de l'histoire, il suffit de comparer trois phrases prononcées par des personnages éminents à trois grands moments de la colonisation.

    Au XIXe siècle, le futur maréchal Lyautey constatait avec pertinence " Le paludisme est l'obstacle principal à la mise en valeur du pays ". Au Centenaire, en 1930, le maréchal Franchet d'Esperey déclarait avec emphase " La lutte contre la malaria est le chef-d'oeuvre colonial en Algérie ". À l'exode, en 1962, le corps médical affirmait avec orgueil " Le paludisme n'est plus un obstacle. Il n'est plus qu'un souvenir ".

    Du côté de la médecine, on peut proposer, sans crainte d'être démenti, trois formules qui mériteraient de rester dans nos mémoires:
    " La conquête de l'Algérie a eu trois fers de lance, le soldat, le colon et le toubib ".
    " Sans Maillot, sans Laveran et sans la quinine, il n'y aurait pas eu l'Algérie française ".
    " L'Algérie a été conquise par l'épée, par la charrue... et par la quinine ".


    Trois formules qui se résument chacune en trois mots: la preuve par neuf de cette belle épopée.