-Mila(1955)
Heurs et malheurs

André Lebert , ancien administrateur des services civils.

extraits du numéro 102, juin 2003, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 24-2-2010

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25-2-2010.- Christine COPIN :« Ma mère est née à Mila. Son nom de jeune fille est Mireille SANTINI. Dans les années 1870-80 (?), son grand-père paternel, Corse, avait obtenu la concession de la route entre Mila et Sidi Merouane (un autre village proche). Tous les Corses de ce coin étaient originaires du même village de Corse (confirmé par des infos que j'ai trouvées sur des sites). Joseph SANTINI, le père de ma mère et donc le fils de celui qui a construit la route, avait fait l'Ecole Vétérinaire ( de Toulouse, je crois) et exerçait plus ou moins à Mila.

Elle y a passé son enfance de 1926 à 1938, puis elle est allée habiter Constantine. Elle a aujourd'hui 84 ans. Elle n'a malheureusement aucune archive (photo de classe, de sa maison, de son école, d'amis par exemple).

J'ai cherché mais ne trouve que des éléments postérieurs ou très récents sur Mila. Ma question est la suivante: connaissez-vous un site ou quelqu'un qui pourrait vous faire parvenir ce type d'infos?

Mila(1955)
Heurs et malheurs
André Lebert *

Après avoir été affecté au cabinet de MM. Lecornu et Dupuch, préfets de Constantine, je fus, après la Toussaint sanglante de 1954, détaché en diverses sous-préfectures: Sétif, Philippeville et finalement à Mila.

Située à 52 km à l'ouest de Constantine, cette ancienne commune mixte devait, par la suite, devenir un simple poste de la commune mixte d'Oued Athménia, du moins si mes souvenirs sont exacts. Mon propos consiste à décrire sommairement l'évolution de cette circonscription, sa géographie, ses heurs et malheurs durant la guerre d'Algérie: simples relations d'un témoin durant une période de près de deux années.

Un peu d'histoire

Hormis de nombreux sites archéologiques très anciens, des " escargotières ", liées à la préhistoire, c'est l'époque romaine qui a laissé le plus de souvenirs à Mila et ses environs.

La région faisait alors partie de la Numidie. César concéda cette partie de la province à la famille de Publius Sittius, en 46, puis Sarn Milev devint un des bastions impériaux, avec Cirta, Chullu et Rusicade.

Sous l'empereur Nerva, fut créée une garnison dans cet ancien village indigène berbère, qui allait devenir une petite cité romaine avec tous les établissements publics habituels, dont nombre de ruines perdurent en partie.

Des communautés religieuses chrétiennes naissent alors, avec un évêque, Polianus, qui se rend à Carthage. Au IIe siècle, cette place forte fut pillée de fond en comble par les Barbares. Reconstruite au IIIe siècle, Mila reprit vie et extension; un arc de triomphe y fut élevé en 216.

En 304-305, sous Valérius Floris, on relève de nombreux massacres de chrétiens dans toute la région, même si un concile se réunit à Constantine l'année suivante.

En 370, Optat (À l'époque des luttes fréquentes entre partisans de saint Oprat et de saint Donat, aux cris de " Deo Gratias " et de " Deo Laudes "), ami de saint Augustin, occupe le siège épiscopal; Honorius lui succède.

En 407, l'évêque Aura présida encore à Mila, un premier concile, puis un second auquel assista saint Augustin. Une grande basilique y fut construite. Mila fut alors fortifiée sous les Vandales, mais néanmoins de nouveau pillée. On sait seulement que cette ville subsistait encore en 484 avec un évêque, Benenatus Milevitanus. Justinien fit rebâtir la forteresse dont les débris subsistent. En 533, on signale encore l'existence d'un évêque, Restitutus, qui siège au Concile de Constantinople.

Au Xe siècle, Mila devient une ville arabe florissante, mais à partir du me siècle et plus tard, sous l'obédience des Turcs, nous ne sommes plus renseignés (cf. Les siècles obscurs du Maghreb, de Gautier).

C'est seulement en 1837 que l'armée de la conquête occupe Mila et y installe un poste permanent. Par la suite, le duc d'Orléans a campé à Mila; il voulait faire transporter son arc de triomphe à Paris...

En 1871, la commune mixte fut dirigée notamment par l'administrateur Sergent, père du célèbre médecin, qui organisa les fouilles archéologiques romaines in situ: de nombreuses stèles, la statue encore en place d'un dieu (Saturne ?), par exemple. Au cours de la visite de la ferme Boussouf, je crus découvrir un jour, sous un amas de débris, un bloc de pierre de 4 à 500 kg (1,40 x 0,05), ainsi gravé :

DM
O.P.F. PISCENNIUS
CONTENIUS
VA CV
PISCENNI IANVA
RIVS QUINTIANUS
POSSESSOR FILIIS
ETHEREDES PIISSIMO
HIC SITUS EST

Traduction difficile vu les lacunes du texte :

Aux dieux manes
Quintus P.F. P.F. Piscennius
À Contenius
Il a vécu 105 ans
Les Piscenni: Januarius
Quintianus et Possessor
Ses fils et héritiers
Ont élevé ce monument
À leur père très pieux
Il repose ici.

Mais j'appris par la suite que ces inscriptions funéraires figuraient, sans doute, déjà au Corpus des inscriptions latines. Nos ancêtres ne laissaient rien échapper dans ce domaine.

Géographie - Démographie

On comptait 14500 habitants au recensement de 1954 à Mila. C'est en 1955, après la suppression des communes mixtes, que fut créé le nouvel arrondissement de Mila (213 000 hectares), limité par les arrondissements de Constantine, Djidjelli et El Milia sur la mer.

On contemple une vaste plaine, cernée au nord par l'Atlas, et au sud, par une série de hauts plateaux (1 000 mètres en moyenne). Des rivières telles le Rummel, l'Oued Endja, l'Oued Smendou, sillonnent ce relief assez contrasté. Mila présentait l'aspect d'un gros bourg en rectangle, de construction surtout européenne. Ses habitants : des Arabes au nord, des Berbères au sud. La sous-préfecture du nouvel arrondissement fut installée à Mila en 1955. Elle coiffait des centres tels : Lucet, Richelieu, Rouached, Grarem, Fedj Mzala.

Le premier sous-préfet de Mila fut M. B..., professeur de physique au Canada, et secrétaire général de la Martinique. Pour le loger, on édifia rapidement un étage au-dessus des bureaux du receveur des Contributions diverses. Faute de logement (on me proposait un gourbi !), je fus recueilli par mon collègue, président de la S.A.P. locale, qui disposait de bâtiments assez importants et qui se montra généreux. À la brigade de gendarmerie, un escadron d'artilleurs assurait la sécurité, assez menacée à l'époque. Plusieurs officiers SAS furent affectés, par la suite, en renfort; l'un d'eux fut tué dans une embuscade. J'ai vu un instituteur abattu d'un coup de revolver sur le sentier menant au mess des officiers. C'est pourquoi je voudrais tenter de résumer brièvement trois épisodes, assez caractéristiques de l'existence journalière dans ce bled isolé du Constantinois.

Attaque du car de Constantine

Un samedi, vers 14 heures, je décidais de me rendre en " week-end " à Constantine où j'avais conservé un appartement. À bord de ma vieille " Simca ", j'avais accédé à la demande d'un Arabe, réparateur de lignes téléphoniques, qui voulait lui aussi rejoindre son port d'attache. Détail intéressant: j'étais armé, à l'époque, de l'unique revolver (1892) réglementaire des officiers de réserve et des administrateurs. Le soleil était de la partie, la route déroulait ses méandres en terrain accidenté. Au nord-est, on apercevait les sommets du djebel qui, par ce temps clair - illusion d'optique - paraissait très proche.

Tout allait bien, trop bien ! En descente, à quelque 15 km de Constantine, j'aperçus, à environ 200 mètres, un nuage de fumée qui s'élevait d'un car dont les pneus étaient incandescents. On comprend vite dans ces moments-là, inutile de poursuivre, la route était
barrée. Il convenait de faire demi- tour et tenter de repartir vite car les auteurs de l'incendie ne devaient pas être loin. J'amorçais un virage, encouragé d'ailleurs par mon passager qui brandissait un antique pistolet hors d'usage... Brusquement, surgissaient du fossé proche du car, deux hommes en burnous qui se précipitaient sur moi en criant: " Yallah, Yallah ". À tout hasard, je sors mon 1892, geste dérisoire en face d'adversaires mieux armés. Fausse alerte, ce sont deux indigènes, le conducteur et le receveur du car, sévèrement matraqués. Ils me supplient de les recueillir. J'acquiesce et ils s'effondrent dans le fond de la voiture, écrasant le passager et ma valise. Je m'efforce de boucler mon virage, lorsque le premier s'écrie : " Chouf, ya sidi ! ".

Spectacle assez rare, j'aperçois à quelque 50 mètres, deux hommes, vêtus d'une djellaba noire, porteurs de mitraillettes et ceints de cartouchières bien garnies, qui, au petit trot, se dirigeaient vers le djebel où existaient des grottes refuges. Au bruit, ils tournent la tête et font une pause. Là, j'avoue avoir réalisé, sans forfanterie, ce rien à quoi tient parfois l'existence. Quelques secondes d'angoisse et nos " fellagas " (On disait alors les " fellagas ", les " moudjaïdins ", les soldats, en terme vulgaire, disaient les " fellouzes) reprennent une course rapide vers leur repaire, nous ayant jugés sans doute indignes d'une rafale, le temps se faisant pressant. Ouf ! Intense soulagement, nous retournons à vive allure à Mila. À l'entrée de la commune, un gendarme en fonction m'interpelle. Je lui fais, très brièvement, le récit de cet événement. Il est surtout préoccupé de savoir s'il doit faire très vite son rapport et le remettre à qui de droit... Je fonce vers la sous-préfecture, après avoir libéré ma cargaison meurtrie, et je rends compte à M. B..., qui demeure flegmatique.

Environ deux heures après, l'armée organise, avec le sous-préfet, une classique opération de ratissage. Avec celui-ci, dans un " command car ", je revois, un peu abasourdi, les lieux décrits précédemment. On y retrouve seulement, bien sûr, les débris fumants du car, ses passagers sans doute aussi matraqués, ayant disparu dans la nature. Les auteurs de ce coup sont loin. On procède aux constats habituels qui s'ajoutent aux autres. Que faire en l'occurrence? Si ce n'est éviter de circuler seul sur une route peu sûre. Si l'on avait disposé d'un hélicoptère, par exemple, on aurait sans doute pu suivre, à la trace, les agresseurs. Ce n'était pas le cas : on a agi avec les moyens du bord.

Attaque nocturne de Mila

Quelque temps après, je fus témoin d'un autre événement similaire, mais plus important.

Comme dans la plupart des centres habités par des Européens et des autochtones, un couvre-feu avait été imposé (19 heures à Mila); on se levait à l'aube et on se couchait tôt. Ce soir-là, j'étais seul occupant du bâtiment de la S.A.P. (mon collègue se trouvait à Constantine), avec un jeune domestique de 18 ans. Je lisais dans mon lit à la lueur d'une vieille lampe à pétrole, relayée parfois par une bougie. Vers 20 heures, je fus projeté hors du lit par la violente pétarade d'armes à feu : mitraillettes, fusils de chasse. Le courant était coupé dans tout le secteur. Sous le choc, premier réflexe, je tâtonne dans l'obscurité aux fins d'exhumer du placard où elle repose, ma mitraillette " Sten ", démontée: erreur regrettable. J'y parviens difficilement tandis que le jeune employé, pâle et défait, ouvre ma porte et s'écrie : " Patron, ils arrivent, j'ai vu un " radjel " (" radjel ": homme.) dans la cour ". Pour répartir les tâches, je lui confie - était-ce sage ? - mon 1892 chargé, en lui recommandant d'en faire le meilleur usage de son côté. La fusillade continue de s'amplifier et de tonner dans les rues adjacentes. Des rebelles s'étaient infiltrés jusque dans le clocher de la petite église proche de la S.A.P. Plusieurs coups de feu sont entendus dans notre cour où le " boy " ( En Algérie, surtout dans le Sud, on employait encore curieusement le terme de " boy ", issu des colonies.) précité tirait sur les ombres ? En fait, il transperce la porte du garage de plusieurs balles... Le grondement des armes diminue d'intensité ; cette fois, c'est une AMX, venue en hâte de Constantine qui a dispersé les assaillants : honneur et remerciements à l'armée qui veille toujours et partout.

C'est à l'aube seulement que nous sommes autorisés à sortir de nos maisons. Deux camions militaires pourvus de puissants projecteurs, inondent encore de leur lumière un vaste terrain en élévation. On y découvre le cadavre encore chaud d'un jeune fellaga de 25 ans environ, portant une cartouchière bien garnie ainsi qu'un fusil de chasse scié et une mitraillette. Un ruban rouge à l'épaule indique son grade. A son cou pend une médaille dorée portant les versets du Coran (je l'ai encore devant moi pendant que j'écris).
Il reste que, sans l'intervention finale de l'AMX, les moyens de défense de l'escadron en place eussent peut- être été insuffisants face au nombre des assaillants.

Le siège d'Ain Azeba

Durant la nuit tragique de Mila, d'autres lieux avaient été l'objet d'attaques de la part de la rébellion et, singulièrement, le petit centre d'Aïn Azeba (la source de la chèvre) - 176 habitants, dépendant d'Aïn Tinn (202 km), proche de Delacroix. C'est pourquoi, aussitôt le calme revenu à Mila, le jour même, le sous-préfet et moi-même, nous nous sommes rendus, en jeep, dans
ce petit hameau isolé sur un piton rocheux auquel on accédait par une route étroite en lacets, bordée d'une falaise rocheuse. Un petit poste de gendarmerie avait été installé à Aïn Azeba compte tenu de l'insécurité majeure, et c'est contre lui que les rebelles dirigèrent leur premier assaut.

À première vue, le village paraissait désert, aucun bruit, mais bientôt nous fûmes témoins d'un spectacle assez émouvant. Quelques hommes âgés, sortant de leurs modestes demeures, nous accueillirent avec joie. Ils paraissaient très éprouvés par une nuit de siège; leurs fusils encore chauds, des traces de balles sur les murs et les volets métalliques des habitations. Les femmes et les enfants avaient été cachés dans un silo et sauvés grâce à cela. Un vieil Alsacien, le père Müller, nous montre le fusil " Gras 1870 " qui lui avait permis d'abattre l'agresseur, mieux armé, dont le cadavre gisait devant nous et qui était entré dans la cuisine où le propriétaire s'était réfugié. Sur la petite place d'Aïn Azeba, s'étalaient les cadavres des attaquants. L'un d'entre eux serrait dans sa main crispée, une baïonnette à crans, sciée; un autre une hachette bien affûtée, d'autres, de simples " debbous " (" debbous ": matraque.) et des " bou saadi " (" bou saadi ": couteau.).

Dans l'hypothèse d'un assaut victorieux, on eut assisté à un massacre sans pitié de ces colons dans le même style que celui d'El-Halia, près de Philippeville, et autres lieux. Mais l'armée, là encore, veillait et grâce à sa vigilance et ses réactions rapides, elle sauva nombre de vies.

Tels sont les événements auxquels j'ai assisté, devenus presque banals en cette période de la guerre d'Algérie, qualifiée au début " d'événements ".

Par la suite, chargé des fonctions de sous-préfet à Collo, sur le littoral, conforté par une unité d'infanterie de marine et des officiers SAS de valeur, il me fut donné d'assister à la répétition de ces derniers assauts de la rébellion avant le " cessez-le- feu "(J'ai tenté de résumer cette dernière mission dans un mémoire intitulé: Les années de cendres.), prélude aux événements qui ont conduit l'Algérie " aimée et souffrante " à son état actuel.