Notre Dame d'Afrique
Monseigneur LAVIGERIE le " premier colon d'Algérie"

par Paul Birebent
Texte et photos tirés de l'Algérianiste n°140
extraits du numéro 140 , décembre 2012, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

sur site : oct.2020

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Mgr Lavigerie le " premier colon d'Algérie "
par Paul Birebent

lavigerie
Mgr Lavigerie en 1867, in Un géant de l'apostolat, par le père Cussac des Pères Blancs.



Archevêque d'Alger depuis 1867, élevé à la dignité de cardinal par le pape Léon XIII en 1882, Mgr Lavigerie ne devait jamais se remettre de ce qui, pour ses contemporains et les historiens, allait devenir l'affaire du " toast d'Alger " (Voir aussi l'algérianiste n° 55 de septembre 1991.)

Dans les premiers jours du mois de novembre 1890, l'escadre française de Méditerranée, commandée par le vice-amiral Duperré ( Descendant de l'amiral commandant la flotte lors de l'expédition de 1830. ) jetait l'ancre en rade de la ville. Depuis longtemps de grandes festivités étaient prévues pour célébrer l'événement. En l'absence du gouverneur général Tirman, il revenait à l'archevêque d'Alger, second personnage dans la hiérarchie algérienne, d'accueillir les officiers de la Flotte.

Le mercredi 12 novembre, Mgr Lavigerie recevait avec faste, dans sa résidence archiépiscopale de Saint-Eugène, l'état-major de l'escadre et les plus hautes autorités civiles et militaires de la capitale algérienne. A la fin du banquet, l'archevêque prononçait une courte allocution: " Permettez-moi avant de nous séparer, de boire à la Marine française si noblement représentée aujourd'hui au milieu de nous... " et il poursuivait sur un tout autre registre: " Plaise à Dieu que le même spectacle se reproduise dans notre France et que l'union qui se montre ainsi parmi nous, en présence de l'étranger qui nous entoure, règne bientôt entre tous les fils de la Mère patrie. L'union en présence de ce passé qui saigne encore, de l'avenir qui menace toujours, est en ce moment, en effet, notre besoin suprême. L'union de tous les bons citoyens est aussi, laissez-moi vous le dire, le premier voeu de l'Eglise et de ses Pasteurs, à tous les degrés de la hiérarchie. Quand la volonté d'un peuple s'est nettement affirmée, que la forme du gouvernement n'a en soi rien de contraire... aux principes, qui, seuls peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées lorsqu'il n'y a plus, pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, que l'adhésion sans arrière-pensée à la forme du gouvernement, le moment vient de déclarer enfin l'épreuve faite... et de sacrifier tout ce que la conscience et l'homme permettent, ordonnent à chacun de nous de sacrifier pour le salut de la Patrie... En dehors de cette acceptation patriotique, rien n'est possible, en effet, ni pour conserver l'ordre et la paix, ni pour sauver le monde du péril social, ni pour sauver le culte même dont nous sommes les ministres. Ce serait folie que d'espérer soutenir les colonnes d'un édifice sans entrer dans l'édifice lui-même pour empêcher ceux qui voudraient tout détruire, d'accomplir leur oeuvre... Messieurs à la Marine Française " (Le cardinal Lavigerie et son action politique, J. Tournier, 1913.3).

Cette allocution qui demandait à l'ensemble du peuple de France et, en particulier aux catholiques, de se rallier sans arrière pensée au gouvernement de la République provoquait dans l'assistance une profonde émotion. Les officiers se levaient pour ovationner le cardinal, mais devant l'attitude contrariée et réprobatrice de leur amiral se rasseyaient.

La salle du toast, à l'archevêché de Saint-Eugène.
La salle du toast, à l'archevêché de Saint-Eugène.


Au départ des autorités, les élèves du collège de Saint-Eugène entonnaient " La Marseillaise ", chant séditieux et inacceptable pour les ultras catholiques qui s'en emparaient aussitôt pour dénoncer les propos de l'archevêque. Les journaux métropolitains, avec virulence s'en prenaient au " toast d'Alger " et à leur auteur, l'accusant d'ingérence politique, de trahison, de capitulation. L'" affaire " prenait une extension considérable, atteignait l'Italie pontificale et sapait l'énergie de l'archevêque jusqu'à l'épuisement total et à sa mort deux ans plus tard.

Charles-Martial Allemand Lavigerie est né à Bayonne en 1825. Il était l'aîné des trois enfants d'un père contrôleur des douanes, autoritaire et ambi
tieux, et d'une mère discrète et cultivée. Attiré très jeune par la religion, Charles Lavigerie débutait au petit séminaire de Larressore au pied des Pyrénées, et poursuivait ses études à celui de Paris avant d'achever ses " humanités " à Saint-Nicolas-du-Chardonnet. En 1843 il intégrait Saint Sulpice puis l'école des Carmes pour apprendre la philosophie scolastique et la théologie et se préparer aux grades académiques. En juin 1849 il était ordonné prêtre, et se perfectionnait à la Sorbonne où il passait avec succès deux thèses de doctorat. Entré dans la vie active comme aumônier chez les Bénédictines, puis les Augustines et enfin les Carmélites, il faisait la connaissance de Mgr Dupuch le premier évêque d'Alger et de son successeur Mgr Pavy, venus à Paris prêcher pour leurs oeuvres d'Afrique.

En 1857, nommé docteur en théologie, il obtenait à la Sorbonne la chaire d'histoire ecclésiastique. Il découvrait en parallèle l'influence française et catholique en Orient et prenait la tête d'une fondation dont le but était, par l'intermédiaire des écoles, de développer le rayonnement de son pays.

En 1859 et en 1860 après les massacres des chrétiens du Liban et de Syrie par les Turcs et les Druzes, il se rendait sur place et constatait " le rôle bienfaisant de la France et de l'Eglise dans toutes les Echelles de la Méditerranée " ( La fabuleuse épopée de l'Afrique française, H. Servien, 1991.). Il sentait alors naître en lui le désir profond de consacrer sa vie au développement de cette oeuvre civilisatrice et avouait: " J'ai trouvé mon chemin de Damas " ( La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.). Il collectait, en lançant un appel au clergé et aux catholiques, des secours qu'il allait distribuer lui-même en Orient. A son retour, reçu par le gouvernement, il évoquait la nécessité pour le Liban d'être placé sous le protectorat de la France.

En 1861 l'abbé Lavigerie était nommé prélat de la Maison de Sa Sainteté Pie IX au Vatican. Un séjour de près de deux ans à Rome lui permettait de s'initier aux subtilités des Affaires étrangères auprès des Congrégations romaines, aux rapports entre l'Eglise et l'Etat, et de mesurer l'ampleur des tentatives des partis politiques pour imposer leurs vues à la Papauté.

En 1863, appelé à l'évêché de Nancy, l'abbé Lavigerie devenait le plus jeune évêque de France. Trois ans plus tard, après le décès de Mgr Pavy, évêque d'Alger, le maréchal de Mac Mahon, gouverneur général de l'Algérie, se préoccupait de lui trouver un successeur.

Il prenait contact avec Mgr Lavigerie et lui proposait de le faire nommer à Alger qui venait d'être élevé au rang d'archevêché ( En même temps qu'étaient créés le 16 novembre 1866 les évêchés d'Oran et de Constantine.). Le gouverneur général ne tenait pas compte des réserves de prudence de l'empereur Napoléon III, qui jugeait le jeune évêque trop vif et trop impulsif pour intervenir dans un pays neuf, où les questions religieuses devaient être abordées avec beaucoup de prudence.

En rejoignant son affectation, le 16 mai 1867, Mgr Lavigerie apportait avec lui des sentiments de paix et de tolérance mais aussi une volonté affichée d'évangélisation des populations africaines, aussi bien blanches que noires. Alger était son premier pas vers le reste du continent. Il savait que sa détermination allait heurter les tenants du régime établi dans la colonie quand, dès son arrivée, il confiait à un évêque de ses amis : " L'Algérie n'est qu'une porte ouverte par la Providence sur un continent barbare de deux cents millions d'âmes. C'est là surtout qu'il faut porter l'oeuvre de l'apostolat catholique... Voilà la grande perspective qui m'attire " (La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.).

Dans l'Algérie qu'il découvrait, régnait depuis la conquête le " régime du sabre ". La seule idée colonisatrice était celle du " royaume arabe " et sa place dans l'Empire français. D'un côté les colons, de l'autre les indigènes et entre eux un seul contact: les " bureaux arabes ". Le nouvel évêque ne pouvait accepter cet état de choses. Il rendait hommage aux colons, à leur travail, à leur courage et les incitait à se regrouper, à participer à la vie publique, à supplanter la toute puissance des militaires. Il demandait aux prêtres, peu nombreux, d'apprendre la langue locale, ce qui leur était interdit par l'administration, de tendre la main aux Arabes, de les approcher. Il interpellait le gouvernement au travers de la commission du budget afin que les Français de l'Algérie soient représentés au Parlement, et préparait la constitution d'une délégation qui, sous la conduite du " gant jaune " Dupré de Saint Maur, devait se rendre à Paris l'année suivante.

Dans l'immédiat le nouvel archevêque se voyait confronté à une situation désastreuse d'une très grande actualité et qui nécessitait des réponses d'urgence que le Gouvernement général n'apportait pas.

L'année précédant son arrivée avait été marquée par une sécheresse inhabituelle, accompagnée d'une invasion de sauterelles qui avaient anéanti les récoltes. Elles avaient provoqué une immense famine et entraîné un mortel exode des populations indigènes à travers le pays. Le choléra et après lui le typhus avaient frappé à leur tour, en causant une effroyable mortalité. Informé par les prêtres des petits villages: " En interminables théories des êtres hallucinants, décharnés, loqueteux, se traînaient sur les routes et dans les rues, beaucoup tombaient et ne se relevaient plus " (L'Algérie, l'oeuvre française, P. Goinard, 1984.), Mgr Lavigerie qui avait déclaré vouloir " faire de la terre algérienne le berceau d'une nation grande, généreuse, chrétienne, d'une autre France en un mot, répandre autour de nous les vraies lumières d'une civilisation dont l'Evangile est la source et la loi... " (La fabuleuse épopée de l'Afrique française, ouvrage cité.), réagissait aussitôt: " Il recueillit tous les squelettes vivants qui erraient aux carrefours des routes "( Le cardinal Lavigerie, op. cit.).

Il les hébergeait à l'archevêché, au séminaire, dans des cours, sous des tentes. Les religieuses les nourrissaient et les soignaient. Un orphelinat était ouvert à Ben Aknoun sur les hauteurs d'Alger, où étaient accueillis près de 2000 orphelins.

Bâtiment central de l'orphelinat de Ben-Aknoun, à El-Biar,
Bâtiment central de l'orphelinat de Ben-Aknoun, à El-Biar,
dirigé par les Frères des Écoles chrétiennes.


Pour obtenir des fonds que le gouvernement ne lui accordait pas, l'archevêque se rendait en France et sollicitait le concours des journaux catholiques. Il en appelait aux évêques et aux oeuvres de bienfaisance. Son appel de détresse connaissait un immense retentissement. Les députés votaient des subventions et les dons privés affluaient. Cela ne suffisait pas. Quand des orphelins disparaissaient emportés par les fièvres et les épidémies, d'autres prenaient leur place, plus nombreux encore. Dans son argumentaire pour obtenir des ressources et des secours en faveur de ses déshérités, Mgr Lavigerie, dénonçait la duplicité des autorités qui lui refusaient leur soutien mais qui favorisaient la construction de mosquées, accordaient des subventions aux écoles coraniques, soutenaient l'enseignement du Coran chez les Berbères de Kabylie qui ne l'avaient jamais pratiqué, et finançaient, sur deniers publics, des pèlerinages à La Mecque. Pour justifier son attitude il critiquait la conduite de la politique officielle du " royaume arabe " voulue par Napoléon III, qui empêchait l'assimilation des indigènes en les éloignant des Européens. Il allait plus loin encore en accusant les bureaux arabes de freiner la pacification, de cacher à l'opinion l'état réel de l'Algérie et de favoriser les insurrections afin de justifier leur raison d'être.

notre dame d'afrique
Notre Dame d'Afrique

Dans les derniers mois de 1867, les colons de Maison-Carrée organisaient une manifestation religieuse, où devaient être bénies de toutes nouvelles charrues défonceuses à vapeur. L'archevêque d'Alger prenait la parole en présence des autorités dont le gouverneur général, le maréchal de Mac Mahon : " ...Depuis que je vous vois, que j'étudie ce pays que vous avez fait ce qu'il est, les uns par leur épée, les autres par leurs bras, tous par leur coeur, je ne forme pour lui que trois voeux: à la France, je demande pour l'Algérie des libertés plus larges, des libertés civiles, religieuses, agricoles, commerciales qui nous manquent encore. A vous, je vous demande l'esprit d'initiative, de libre association pour toutes les branches ouvertes à votre activité, pour tout ce qui est utile, fécond, chrètien. A Dieu... je demande de vous bénir en proportion de vos efforts et de votre courage, et de vous préparer parmi les nations une place d'autant plus glorieuse que vous aurez vous-même mieux répondu aux bénédictions d'en haut " ( Le cardinal Lavigerie, op. cit.).

Les fonctionnaires étaient atterrés tandis que les colons acclamaient leur jeune archevêque. En critiquant la politique suivie en Algérie, en défendant la cause des colons, Mgr Lavigerie s'attaquait directement au gouverneur général. Le " royaume arabe " inspiré par Ismaël Urbain était basé sur la conception d'un islam modernisé mais sans aucun rapprochement des deux communautés. Elles vivaient sur le même sol, sans partage de valeurs spirituelles, avec d'un côté les colons français et de l'autre les Arabes qui conservaient la pratique de leur religion et leurs coutumes ancestrales. Mgr Lavigerie ne pouvait accepter que les aumôniers militaires, trop peu nombreux, n'aient pour mission que d'assister les catholiques et que l'approche des musulmans leur soit interdite. Il condamnait avec force l'excès de zèle des militaires qui allaient jusqu'à mettre des plantons armés à la porte des églises afin d'en interdire l'entrée aux musulmans.



Dans les derniers mois de l'année 1868 et après la fin des épidémies, l'archevêque d'Alger était sommé par le maréchal de Mac Mahon de renvoyer ses orphelins dans leurs tribus d'origine quand ils y avaient encore des membres de leurs familles. Mgr Lavigerie refusait, ces enfants étaient les siens, il les avait sauvés alors que le gouvernement s'en désintéressait. Ils étaient baptisés, instruits et initiés aux travaux des champs. Il en profitait pour exprimer clairement sa vision missionnaire en Algérie: " Il faut christianiser ces orphelins et leur donner un métier, le salut de notre présence en dépend. Leur salut éternel également " (La fabuleuse épopée de l'Afrique française, ouvrage cité.), et il se déclarait prêt à apporter son concours à toute politique qui réduirait l'organisation tribale et la forme figée de la société indigène. De son côté le gouverneur général accusait l'archevêque de s'occuper d'affaires qui n'étaient pas de son ressort et Napoléon III lui-même intervenait: " Vous avez une grande tâche à accomplir, celle de moraliser les 200000 catholiques qui sont en Algérie. Quant aux Arabes laissez au gouverneur général le soin de les discipliner et de les habituer à notre domination " ( Le cardinal Lavigerie, op. cit.).

Monastère des Missions Africaines.
Monastère des Missions Africaines.(à Maison Carrée)

L'écho de ce conflit avait traversé la mer et agitait l'opinion publique. En Algérie, toute la population soutenait son archevêque et le Pape à Rome lui apportait son appui. Mgr Lavigerie se rendait à Paris, puis à Biarritz où il rencontrait l'Empereur auprès duquel il se plaignait: " La croix est humiliée par le croissant ". Quelque temps plus tard, de retour à Alger, il recevait une lettre de Napoléon III: " Croyez, Monseigneur, que le gouvernement n'a jamais eu l'intention de restreindre vos droits d'évêque, et que toute latitude vous sera laissée pour étendre et améliorer les asiles, où vous aimiez à prodiguer aux enfants abandonnés, aux veuves et aux vieillards, les secours de la charité chrétienne "( Le cardinal Lavigerie, op. cit.). Mgr Lavigerie se rendait alors à Rome où Pie IX l'encourageait à créer une mission catholique au Sahara et le nommait délégué apostolique, du désert au Soudan.

Conforté dans sa vocation d'évangélisation, l'archevêque s'en prenait alors directement à la conception de la colonisation de l'Algérie et à la mise à l'écart de ses habitants naturels: " Il faut relever ce peuple, il faut renoncer aux erreurs du passé, il faut cesser de le parquer dans le Coran comme on l'a fait trop longtemps, par tous les moyens possibles. Il faut lui inspirer, dans ses enfants du moins, d'autres sentiments, d'autres principes. Il faut que la France lui donne, je me trompe, lui laisse donner l'Evangile, ou qu'elle le chasse dans les déserts, loin du monde civilisé " ( Le cardinal Lavigerie, op. cit.).).

Cette déclaration largement reprise par la presse et, mal interprétée par le gouvernement général, était considérée comme une déclaration de guerre. L'opinion publique comprenait les subtilités de la pensée de l'archevêque qui, bien entendu, n'envisageait pas le refoulement des Arabes mais la seule nécessité de leur christianisation pour en faire des Français.

Cette idée d'assimilation remettait en cause la politique du royaume arabe qui " cantonnait " les indigènes sur leurs terres collectives, tribales et religieuses. Elle préconisait l'abandon de " l'indivision forcée et du communisme de la tribu et de la famille " ( Histoire de l'Algérie contemporaine, Ch. R. Ageron.).

Elle ouvrait pour les colons des perspectives nouvelles, telles que des possibilités d'extension ou d'installation qui, jusqu'alors, leur avaient été refusées. L'individualisation de la propriété permettait en effet aux Arabes de céder à la tentation de l'argent. Telle n'était pas la pensée de l'archevêque qui n'avait fait cette déclaration que pour apporter son concours à toute politique qui désagrègerait la structure tribale renfermée, et les formes traditionnelles figées de la société indigène. Comme l'écrivait le journal algérois l'Akhbar, Mgr Lavigerie devenait " le premier colon d'Algérie ".

Beaucoup de choses avaient été faites depuis son arrivée, d'autres étaient en cours ou en projet. L'archevêque faisait poursuivre la construction de la basilique de Notre-Dame d'Afrique, commencée par Mgr Pavy en 1858 (17). En 1868, il fondait l'ordre des Pères Blancs pour répondre à son désir secret d'évangélisation de l'Afrique. L'année suivante il créait l'ordre des Soeurs Blanches de Notre-Dame d'Afrique afin que soient approchées sans heurts les femmes de la société musulmane. Il ouvrait aussi à Maison-Carrée le monastère des Missions Africaines qui regroupait à la fois ses orphelins, ses missionnaires et ses séminaristes, et un second orphelinat à Saint-Charles de Kouba, près d'Alger. Toujours animé par son zèle à vouloir " ramener les Berbères à notre civilisation qui était celle de leurs pères " et à vouloir les tirer de " leur paresse et de leur fatalisme " ( Histoire de l'Algérie contemporaine, ouvrage cité.), il s'efforçait de lier leur cause à celle des colons français et à la dissocier de celle des Arabes.
Soutenu par le maréchal Niel, ministre de la Guerre, qui l'autorisait à fonder des établissements de charité là où les populations le demandaient, il envoyait ses prêtres quêter en Europe et au Canada, afin de pouvoir établir des missions en Kabylie: " La France nous a établis sur cette terre d'Afrique pour une fois de plus nous faire les missionnaires de la foi chrétienne " ( La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.). Ainsi commençait à prendre forme son projet d'évangélisation de l'Afrique par le Sahara.

Ayant perçu en Algérie même le ralliement à sa personne d'une grande partie de la communauté européenne, favorable à la diminution, voire à la disparition des bureaux arabes, Mgr Lavigerie multipliait les cérémonies religieuses : offices solennels, processions, bénédictions, grandes fêtes chrétiennes. La foule y était nombreuse et fidèle. Des musulmans, des israélites de plus en plus souvent s'y mêlaient. La presse commentait les cérémonies. De vieux Algérois s'exprimaient: " Dieu est grand, et l'archevêque est son prophète " ( La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.).

En 1869, s'ouvrait à Rome le concile du Vatican qui devait se prononcer sur le dogme de l'infaillibilité du Pape. Elle était votée en 1870 alors que les Prussiens envahissaient la France. L'archevêque regagnait Alger et se mettait à la disposition de son pays. Il proposait de faire fondre les cloches de sa cathédrale et des églises d'Algérie pour couler des canons. Trop vite le Second Empire s'effondrait et la Ille République lui succédait. Les élections de 1871 donnaient la majorité aux monarchistes et aux modérés, mais l'insurrection de la Commune annonçait la guerre civile.

En Algérie, Mgr Lavigerie, malgré les troubles qui agitaient les grandes villes de la côte, s'efforçait de reprendre avec plus de force et avec l'appui du vice-amiral de Gueydon, nouveau gouverneur général, sa politique de conversion des Kabyles.

Par le même temps la publication du décret " Crémieux " ( 24 octobre 1871.) qui naturalisait en bloc les israélites du pays, poussait à la dissidence le bachaga El Mokrani qui soulevait la Kabylie en proclamant: " Je consens à obéir à un soldat, je n'obéirai jamais à un juif ni à un marchand " 1 La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit). Bientôt la révolte se transformait en guerre sainte et les tribus montagnardes, entre Alger et Collo se soulevaient, attaquaient les villages et massacraient les colons.

Pour Mgr Lavigerie la faute en incombait à l'obstination de l'administration et des bureaux arabes à favoriser l'islam : " Nous avons fondé avec l'argent de la France des écoles musulmanes, on a interdit à nos prêtres la prédication de l'Evangile, à nos soeurs l'exercice même de la charité. Eh bien, voici que ce fanatisme protégé, fomenté par nous, éclate maintenant au grand jour dans l'incendie des villages et le massacre des populations " (La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.).

Aux incertitudes de l'Empire faisait suite une politique active de répression de l'insurrection mais aussi de relance de la colonisation de peuplement avec, en parallèle, un gros effort d'équipement. L'archevêque d'Alger était parmi les premiers à proposer aux Alsaciens-Lorrains qui avaient perdu leur province, de venir s'installer en Algérie. Son appel était largement répercuté en France. C'est ainsi qu'après les " mendiants " de la République de 1848, les " transportés " de l'Empire en 1851, débarquaient les " déracinés " d'Alsace et de Lorraine. Sous les gouverneurs généraux, le vice-amiral de Gueydon et, après lui le général Chanzy, le peuplement rural de l'Algérie devenait l'idée massive de nouveaux immigrants, catholiques pour la plupart, chassés une fois encore d'Europe par la guerre et la misère. Pour répondre à leur attente, l'administration mettait à leur disposition des lots de colonisation provenant du séquestre des terres touchées par la révolte, mais aussi de l'expropriation et d'achats à l'amiable désormais possibles. De nouveaux centres étaient créés, non seulement en Kabylie, mais encore dans la vallée du Chélif, au pied de l'Ouarsenis, sur le plateau de Mascara et dans la plaine de Bel-Abbès. Les militaires apportaient leur concours pour les travaux d'infrastructure et Mgr Lavigerie envoyait ses prêtres soutenir les volontés vacillantes et ses missionnaires pour évangéliser les âmes.

Toujours préoccupé par le sort de ses orphelins convertis, grandis et devenus des " m'tournis ", des renégats, aux yeux des Arabes, il achetait des terres et construisait deux villages, Sainte-Monique et Saint-Cyprien des Attafs dans la vallée du Chélif, et, l'année suivante, deux autres aux Ouadhias et aux Arifs en Kabylie. Quelques maisons fort modestes construites autour d'une église accueillaient de jeunes couples nouvellement mariés, et d'autres, des Pères Blancs chargés de l'approche prudente des tribus voisines, que l'archevêque considérait toujours comme superfi-ciellement islamisées.

Sa profession de foi devenait plus ardente: " Afrique chrétienne, sors du tombeau ! Réunis tes débris épars sur tes monts et dans tes déserts ! Reprends ta place au soleil des nations, tes soeurs dans la civilisation et dans la foi ! Que tes enfants, apprenant de nouveau ton histoire, sachent que nous ne venons à eux que pour leur rendre la lumière, la grandeur, l'honneur du passé " ( La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.).

Il accompagnait dans les douars et les tribus, ses Jésuites et ses Pères Blancs, vêtu comme eux d'une djellaba, d'un burnous blanc, coiffé d'une chéchia et portant une longue barbe, afin qu'ils deviennent " Africains avec les Africains ". Il leur conseillait la prudence et leur demandait de pratiquer la charité, de soigner les malades, de nourrir les affamés, d'instruire les ignorants avant de tenter de les convertir.

En 1873, malade et épuisé, contraint de prendre quelque repos, il regagnait la France et partait en cure thermale à Carlsbad, en Autriche. Dans un village proche, à Marienbad, il rencontrait le comte de Chambord, prétendant au trône de France 4(Prétendant légitimiste, sous le nom de Henri V, depuis l'abdication de Charles X en 1830.). Royaliste sincère, Mgr Lavigerie s'efforçait de le convaincre de reprendre le pouvoir. Sans y parvenir, le comte ne voulant renoncer à aucune de ses exigences préalables, notamment celle de rétablir le drapeau blanc.

De retour en Algérie, 'l'archevêque d'Alger reprenait et accélérait son oeuvre missionnaire vers l'Afrique et les grands lacs. Il retrouvait contre lui le maréchal de Mac Mahon, devenu président de la République, et qui ne lui avait pas pardonné leurs divergences du temps du royaume arabe. Il ne baissait cependant pas les bras et poursuivait son combat contre l'accumulation de ses dettes et contre les obstacles que dressait devant lui le gouvernement anticlérical des partis de gauche. " Donnez-leur des hôpitaux et des écoles, c'est par là que les Indigènes viendront à nous " ( Histoire de l'Algérie contemporaine, op. cit.) disait-il en présentant ses nombreux chantiers : écoles, séminaires, hôpitaux non seulement en Algérie mais encore à Carthage près de Tunis.

En 1878 Léon XIII succédait au Pape Pie IX. En France la population dans sa grande majorité était catholique et royaliste, mais divisée entre légitimistes et orléanistes. Elle souhaitait le retour de la monarchie et en appelait à l'Église dont certains dignitaires, appuyés par la papauté, se faisaient les porte-parole d'un parti royaliste qui, concrètement, n'existait pas. Léon XIII pensait qu'un accord était indispensable entre l'état républicain et les partis catholiques afin d'éviter toute rupture. Il demandait donc aux fidèles et aux évêques français de se préoccuper de la seule pratique religieuse et d'abandonner le combat politique. Le maréchal de Mac Mahon, toujours rancunier et qui durant son mandat avait accumulé les obstacles devant les projets de Mgr Lavigerie, démissionnait en 1879 en butte à l'hostilité des républicains. Jules Grévy le remplaçait et faisait voter une série de mesures anticléricales et en particulier des lois sur la laïcité et la gratuité de l'enseignement. C'était un rude coup porté aux oeuvres de l'archevêque d'Alger qui envisageait dans un premier temps de rejoindre le pape à Rome, et finalement résistait et décidait de s'immiscer dans la politique française.

Il n'en poursuivait pas moins son oeuvre pastorale en Afrique du Nord avec toujours une foi et une volonté inébranlables. Après avoir entrepris en 1881 la construction de la basilique Saint-Augustin à Bône et obtenu peu après celle de Tunis, il était élevé l'année suivante à la dignité de cardinal.


Basilique Saint-Augustin
Basilique Saint-Augustin,(coll.Jarrige.)


Il recevait, en 1884, le titre d'archevêque de Carthage et de primat d'Afrique, tout en conservant par dérogation spéciale l'archevêché d'Alger.

Sa grande préoccupation devenait alors l'installation et la pérennité de la présence française en Tunisie. Comme en Algérie il multipliait les dispensaires et les écoles avec l'assentiment des autorités tunisiennes sur lesquelles son influence était très grande: " Sa présence à Tunis vaut à la France une armée " ( La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.). Le gouvernement français, ulcéré par les honneurs adressés au primat d'Afrique, réagissait en suspendant tous les crédits destinés à la pratique du culte en Afrique. Mgr Lavigerie, vieilli et fatigué, reprenait son bâton de pèlerin et parcourait une fois encore les grandes villes de France comme un mendiant, implorant la charité pour ses oeuvres. Le succès à nouveau était considérable, relayé et amplifié par la presse catholique, des associations de bienfaisance et des hommes politiques, obligeant le Pape à intervenir: la popularité du cardinal devenait un affront pour les gouvernants de la République française, avec lesquels il souhaitait entretenir de bonnes relations. Mais Mgr Lavigerie, sur un autre plan, celui de l'Evangélisation au " siècle des Missions ", connaissait de sérieux revers (Le " siècle des Missions " avait commencé au milieu du )axE siècle avec René Caillé en 1827-1928, la conquête de l'Algérie en 1830-1847, la pénétration au Sénégal 1854-1965, puis en Afrique centrale et australe 1850-77, l'ouverture du canal de Suez 1869- etc.). Si son ordre des Pères Blancs atteignait maintenant plus de 200 membres et si ses séminaires recrutaient toujours, les missions envoyées en Afrique étaient décimées par les assassinats et les maladies. Le projet d'évangélisation du Sahara piétinait, avec à son bilan de nombreux martyrs : le désert demeurant un obstacle infranchissable. Malgré les difficultés, politiques et financières, en dépit des persécutions, et atteint lui-même par la maladie, le cardinal Lavigerie s'obstinait.

Fin 1884 le Pape lui proposait de s'occuper de la lutte anti-esclavagiste, qui, à cette époque concernait plus de 400000 esclaves noirs. L'" ivoire noir " était " traité " par des rabatteurs du centre du continent, au profit de négriers arabes, vers des marchés essentiellement situés sur la côte orientale. La traite d'Afrique était devenue un " mal nécessaire " depuis la disparition de la piraterie et des esclaves blancs en Méditerranée. Très informé, Mgr Lavigerie écrivait au souverain pontife en 1888: " La destruction de l'esclavage est le coup le plus terrible que l'on puisse porter au mahométisme. La société musulmane telle qu'elle est organisée, ne peut en effet vivre sans esclaves " ( La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.) et il en témoignait en présentant à Léon XIII des enfants noirs et des enfants arabes que ses Pères Blancs avaient rachetés et convertis.

Avec toujours autant de vigueur malgré son âge, le primat d'Afrique entreprenait la croisade qui lui était demandée à travers l'Europe. Elle déclenchait une fois encore un enthousiasme général et entraînait un peu partout la formation de nombreux comités anti-esclavagistes. Une conférence internationale, tenue à Bruxelles, s'efforçait de mettre en place en Afrique, avec le concours des grandes nations européennes, des postes de surveillance militaire sur les grands axes du trafic.

Devant les obstacles soulevés pour la coordination et l'acheminement des moyens, Mgr Lavigerie proposait la création d'un corps de moines armés qui, par leur présence, ramèneraient la sécurité ( Sur les Frères armés du Sahara, voir l'algérianiste n° 116, décembre 2006, Mgr Hacquard... de J.- P. Duhard.). Cette idée d'armer des civils, de surcroît religieux, déclenchait une vague de protestations et d'opposition en Europe. Seule la France, qui avait abrogé l'esclavage en 1848, militairement présente au Dahomey depuis 1881, acceptait d'intervenir: la traite locale organisée par Behanzin ( Dernier roi du royaume d'Ahomey.) pesant trop lourdement sur l'économie du Protectorat.

Désillusionné mais ne renonçant pas, le cardinal Lavigerie continuait de se préoccuper de ses missions. Il gérait les fonds récoltés par les donations privées, il prodiguait ses conseils et donnait des consignes. La maladie qui s'aggravait freinait et limitait ses activités. L'une des dernières qui le marquait profondément était, en 1890, la consécration de la cathédrale Saint-Louis à Carthage, l'aboutissement d'une longue oeuvre chrétienne.

A Rome, Léon XIII appelait toujours les catholiques français à se rallier à la République qui, légitimement, avait droit à la reconnaissance de tous, le rejet du régime les privant par ailleurs de toute influence. Une partie seulement de la droite catholique le suivait mais une minorité demeurait fidèle à l'héritage légitimiste. Le Pape demandait aux évêques de prendre position sans équivoque. Il souhaitait que le dialogue reprenne avec le gouvernement français. Mgr Lavigerie était réticent. Il disait que les catholiques, traditionnalistes ou royalistes, qui l'avaient soutenu dans son action évangélique, en donnant leurs enfants, leurs terrains, leur argent, ne pouvaient se réconcilier avec ceux qui persécutaient l'Eglise et refusaient la religion. Le Pape ne voulait pas l'entendre. Avec l'appui des évêques il demandait au cardinal de faire un geste politique par obéissance chrétienne.

L'occasion se présentait le mercredi 12 novembre 1890. C'était le " toast d'Alger ", son dernier sacrifice.

Mgr Lavigerie décédait à Alger le 27 novembre 1892. Selon sa volonté son coeur y demeurait, mais son corps était transporté et enterré à Carthage le 8 décembre 1892 (Après l'indépendance, les restes du cardinal ont été transférés à la Maison des Pères Blancs, via Aurelia à Rome.).