-Alger, les yaouleds.
...bien qu'il soit question des yaouleds de Constantin
e.
À Alger, la place du Gouvernement, le square Bresson étaient leurs terrains favoris ainsi que la gare, le port,...

afn-collections, n°26, janvier 2001
sur site le 23/122002

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------Constantine a peu ou point de moustiques, mais comme compensation à ce privilège, elle est envahie par les yaouleds qui sont aussi bien obstinés... et bien importuns.
------Ce n'est pas que les yaouleds soient une spécialité constantinoise ; toute l'Algérie en est pourvue, seulement j'ai remarqué davantage ces petits crampons du vieux rocher et c'est pourquoi je tiens à parler d'eux.
------Ils ont des endroits de prédilection : la gare, les cafés, les marchés, mais on en rencontre en somme un peu partout, et il ne faut pas trop médire d'eux ! on prend si bien l'habitude de trouver à chaque pas ces jeunes commissionnaires, c'est si commode de les avoir à sa disposition que, de retour en France, on les regrette... et beaucoup. Je parle par expérience.
------Ce qui n'empêche pas de leur dire quelques sottises à l'occasion, et de les secouer d'importance quand ils sont par trop empressés.
------On est à peine descendu du train qu'ils commencent à débiter leur rôle : " Ti vas à l'hôtel, dis Monsieur, j'y porte ta valise... donne Madame ".
------On a beau répondre non, non, des non qui, en se répétant deviennent exaspérés, c'est inutile. Avec une patiente persévérance, ils continuent leurs litanies en riant de la bouche et des yeux ; très souvent, par lassitude, on leur cède. C'est ce qu'ils escomptent. Alors, sans plus rien ajouter, ils se chargent de vos colis, et docilement, vous suivent.
------Les Constantinois se débarrassent d'eux aisément. Ils connaissent leur monde, les petits monstres ! ils ne s'y trompent pas. Au parler rude, au frémissement d'une canne ou d'un parapluie manié par leur victime en expectative, ils savent immédiatement qu'il n'y a pas à insister et ils vont plus loin chercher fortune.
------Vous pensez bien que les étrangers sont, pour eux, des morceaux de choix. Ils les flairent, ils les devinent avec une science impeccable et, si un regard bienveillant, amusé, répond à leurs premières offres de service, l'affaire est conclue, les yaouleds ne lâchent plus leur proie.
------Au café, ils ont toutes sortes d'audaces. Les plus snobs d'entre eux se contentent de faire le tour des tables en jetant un coup d'oeil dédaigneux sur les chaussures des consommateurs. Ceux-ci distraits, plongés souvent dans la lecture de leur journal, ne s'inquiètent point de ces rondes intéressées, mais, s'ils lèvent la tête, ils rencontrent toujours à point une petite figure soucieuse dont le menton se redresse subito en un brusque mouvement d'interrogation : " Cirrrrer M'sieu ? "
------Si c'est non, le yaouled résigné attend philosophiquement que la chance lui vienne, mais s'il interprète comme affirmatif le plus léger signe, il se précipite, cherche fébrilement ses brosses, son cirage et s'empare des pieds de son client avec une frénésie triomphante ! II frotte ! Il frotte ! non sans lancer de droite et de gauche des regards furtifs : regards d'orgueil pour les camarades encore en chômage, regards d'envie pour ceux qui, plus heureux, ont déjà expédié une paire de chaussures et se dépêchent d'en commencer une autre.
------Tous les yaouleds ne sont pas discrets comme le type snob dont je parle. Il en est qui n'ont aucune notion de savoir-vivre. A tout prix il leur faut remplir leur office, que le client veuille ou ne veuille pas, et les débats sont parfois longs, difficiles et amusants ... pour les spectateurs ! On a des traditions chez les petits cireurs, et on les observe en suivant toujours dans leur métier le même ordre méthodique : un coup de brosse ;l'étal du cirage ; second coup de brosse et l'entrée en scène d'un morceau de drap, de velours côtelé chez les plus riches pour bien faire reluire ... le premier pied est terminé. Pan ! le dos de la brosse heurte vigoureusement le couvercle de la caisse, cela veut dire que l'on en est au deuxième acte. Le client docile, au courant de cette invitation que les étrangers, d'ailleurs, arrivent très vite à comprendre, donne son autre pied, subit pour lui le même cérémonial et, l'épilogue venu, offre dix centimes au yaouled qui s'en va content.
------Pour trois sous, le bas du pantalon y gagne d'être brossé à son tour. Ce n'est pas très cher ... C'était ainsi, du moins avant la guerre, mais, depuis, tout a tellement augmenté !
------Quelquefois, il se forme des associations pour aller plus vite ou bien il y a des rixes et ce sont les jambes du patient qui en pâtissent : deux yaouleds pour une paire de pieds, c'est beaucoup, surtout quand ils ne s'entendent pas et que l'un tire à droite, l'autre à gauche ... et vivement. Rien de tel, alors, pour rétablir l'ordre, qu'un jet d'eau de Seltz, lancé par un garçon de café ... dans le tas ! On crie, on. se secoue, on rit et l'histoire recommence avec des variantes.

-----Les mêmes petits bonshommes qui sont aux genoux des Constantinois à l'heure du café ou de l'apéritif, s'instituent dès le matin les gardiens vigilants des marchés. Leur boîte, dans cette circonstance, est remplacée par un couffin plus ou moins grand, plus ou moins beau, dont ils attachent les anses avec une ficelle et qu'ils brandissent énergiquement. Ils ont des endroits d'observation : l'intersection des squares, le trottoir de l'hôtel des postes, le péristyle du marché, le coin de la rue Caraman, l'entrée du quartier Arabe... Ils ont l'air d'être les points terminus d'une quantité de fils d'araignées et leur intention de happer les ménagères au passage, comme des mouches, n'est pas douteux.
------Ti veux ? Ji viens ?
------Remarquent-ils une hésitation ? " J'ai ma plaque ! "
------Leur plaque ! C'est en quelque sorte leur brevet d'honnêteté, leur certificat de petit fonctionnaire municipal. Rien à craindre avec un jeune Monsieur à qui on a délivré une plaque
Ils ont leurs habitués... au masculin, comme au féminin, car en Algérie beaucoup de maris aimables et de fils gentils se donnent la peine d'aller au marché. Ils ne sont pas en majorité, mais il y en a, et les yaouleds les connaissent, comme ils connaissent toutes les dames qui vont aux provisions. Ils ont même une façon de les interpeller! : " Dis Madame, j'y sais où ti habites, au boulevard, hein, numéro 10 ?. - Toi, je t'y ai vue, rue Saint-Jean, t'es le numéro 6. "
------Et c'est qu'ils disent vrai !
------Il ne leur faut pas grand temps pour démêler les bonnes et les mauvaises clientes, celles qui font leurs emplettes rapidement et envoient seul le yaouled chez elles, rapporter les achats avec un paiement raisonnable, et celles qui ignorent ce qu'elles veulent, tournent, retournent, vont du marché chez l'épicier, puis chez le boucher, rentrent à petits pas, suivies de leur chevalier servant et le récompensent faiblement de sa peine ... trop faiblement pour tant de temps perdu.
------Les yaouleds ont leur malice : voient-ils une personne chercher avant d'accepter leurs services, si son petit serviteur accoutumé est dans les environs : " C'est Belkacem, ti veux ? N'est pas là, parti avec une autre dame " .
------Très souvent c'est faux, et Belkacem, trahi, se venge de son remplaçant à la première rencontre, par une taloche ou un coup de pied.
------Les yaouleds sont aussi fidèles aux longues stations devant les magasins, devant le bazar principalement. Là, on est sûr, à n'importe quelle heure, d'en trouver quelques-uns ... des grands ou des petits, car le métier de yaouled s'apprend tôt !
------Les Kabyles qui fournissent à cette corporation la majeure partie de son contingent étant plus riches en enfants qu'en écus, envoient leurs garçons à la ville gagner leur vie dès qu'ils sont en âge de le faire et les laissent se débrouiller.
------L'existence d'un yaouled n'est ni compliquée, ni coûteuse. Sa seule dépense consiste en l'achat du matériel de sa profession: couffin, boîte à cirage avec son contenu. Comme vêtements il se contente de ce que l'on lui donne, tant qu'il n'a pas de quoi acheter ce qui lui plait, se nourrit à peu de frais, couche à la belle étoile quand la saison est clémente et, lorsque la température devient décidément trop froide, il fait dans sa fortune une brèche de deux sous chaque soir pour passer la nuit dans un café maure.
Les fourneaux économiques lui offrent, durant les mois d'hiver, de plantureux festins.
------Ainsi, travaillant sans fatigue, le yaouled atteint l'âge d'homme et retourne chez ses parents ou cherche et trouve en ville une position plus lucrative.
------Tels sont ces petits bonshommes, grooms d'occasion, commodes et gentils ... oh ! gentils ! Oui, je sais bien qu'ils sont plus ou moins propres ; que leurs habits, qui ne viennent pas de chez le bon faiseur, portent à l'exagération -avec leurs innombrables trous - les doctrines hygiénistes amoureuses de l'air; que le linge qui sort de leur veste ou du fond de leur pantalon ne fait pas honneur à leur blanchisseuse, qu'ils ont des gestes inquiétants pour secouer leur chéchia et gratter leurs cheveux.
------Bagatelle tout cela !
------Je les aime, les yaouleds, avec leur frimousse drôlette, leur bouche rieuse, leurs jolis yeux gamins et leur accent guttural.
------Cirrrrer M'sieu, Cirrrrer Madame. A la mode de Paris! Oui, voilà ! la mode de Paris
------Rien que pour ces mots, quand on est si loin de la France, on se sent plein de sympathie pour les yaouleds

Mme DOUVRELEUR
(Constantine en 25 tableaux 1931)
Article transmis par Alain Gibergues