
PORT D'ALGER, RUCHE BOURDONNANTE
Grandeurs et servitudes des acconeurs ou tels que sont ces « hommes
des coups durs »
On ne pense au patient
mais pénible travail de fourmis des remorqueurs du port et à
leur obscur équipage que lorsqu'un drame de la mer, brutal, inattendu,
aux proportions souvent gigantesques, atteint l'un d'eux, ou implique
son aide immédiate.
Des noms que nous entendions quotidiennement, sans les écouter,
reviennent alors, chargés despoir ou dangoisse, sur
toutes les lèvres « Tout nest pas perdu... le Saint-Louis
est parti à la rescousse... »
« Dés le premier appel de détresse le « Furet
» a cinglé vers le point signalé... ». «
Furet », « Saint- Louis » ; « Saint-Louis »,
« Furet ». entre guillemets, ou en caractère gras,
dans les journaux ou dans les rapports dexperts, font ainsi pendant
quelques jours figures de génies bienveillants capables de renverser
le sort de la terrible bataille qui se livre entre la mer tentaculaire
et lorgueil démesuré de lhomme qui croyait
pouvoir la maîtriser impunément.
Puis, le danger écarté, ou la catastrophe consommée
ils retournent au port, « au ras de la lame », petits, modestes,
inaperçus. Ils nont même pas droit à une entrée
triomphale. Ils ont fait leur « boulot », on na
plus besoin deux, on les oublie. Jusqu'à la prochaine «
grande sortie ». Ces « hommes des coups durs »,
calmes silencieux, que la mer a rendus dacier, recommenceront
leur tâche ingrate et monotone qui consiste, indéfiniment,
de jour comme de nuit, par tous les temps, à « sortir
», ou à « entrer » les imposants navires pleins
de superbe qui les écrasent de toutes leurs superstructures mais
qui ne pourraient rien faire sans eux.
Cependant, ils n'en éprouvent aucune amertume, car ils savent
que ce rôle n'est subalterne qu'en apparence. Loin dêtre
avides dune publicité tapageuse, leur bonheur tout intérieur,
jamais extériorisé, nest complet que lorsque le
« patron », qui a commandé la manuvre peut
inscrire sur son livre de bord « en date du tant... entré,
ou sorti, tel navire : R A.S. (rien à signaler) ».
Ces trois lettres, brèves comme leur conversation, constituent
leur plus belle récompense et remplacent avantageusement nen
doutons pas les phrases toujours dithyrambiques, et quelquefois gênantes
voire comiques des félicitations de « Pékin »
non initiés, mais très officiels.
Et lorsquun de ces « sauveteurs en puissance » est
à son tour cruellement atteint dans sa chair vive (laccident
du Furet II est encore présent à toutes les mémoires)
ne croyez pas quil y ait plus de précipitation, plus dénervement,
ou plus de courage déployé pour venir en aide à
l'un des leurs.
Tous les équipages se connaissent pourtant entre eux depuis lenfance,
saiment comme des frères le même sang iodé,
à base dair salin, ne coule-t-il pas dans leurs veines
? Mais le « patron » est là pour veiller sur
le comportement de ces hommes, et il sait que « pour parer parfaitement
à la manuvre » il faut avoir lesprit lucide
et les nerfs solides.
Aussi, si ce jour-là langoisse étreint plus profondément
leur cur, sefforcent-ils de nen rien laisser paraître.
De . cacher, « ce sentiment de femme » comme une honte dans
les replis de leur âme, commune à force dêtre
burinée par la mer.