Le port d'Alger
Chalutiers d'Alger
Texte de MM.Joseph PALOMBA (†) et Edgar SCOTTI (†)
Extrait de la revue du Cercle algérianiste, n°109, mars 2005 avec l'autorisation de la direction de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 24-10-2010

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Chalutiers d'Alger
Edgar Scotti, Joseph Palomba

En Algérie, le départ en pêche se réduisait à un banal appareillage effectué de nuit, depuis un port ou une crique, souvent sous le vent d'une mer glacée. Par contre, le retour d'une modeste " pastéra ", d'un palangrier trapu ou d'un chalutier avec ses lourds filets pendus au mât arrière, était un spectacle. Le mythe de la pêche miraculeuse toujours vivace, reste chargé de symboles bibliques. Pour nos esprits de latins, la pêche se pare toujours un peu d'un prestige religieux.

Après une longue journée de chalutage, par fonds de plus de 200 m sur une zone à l'ouest allant du Chenoua au Cap Caxine, la dernière calée mise à bord, les panneaux bien arrimés, filets bien amarrés au mât, rivalisant de vitesse, les chalutiers se hâtaient vers le port, passant devant la colline de Notre-Dame d'Afrique, escortés de nuées de mouettes affamées, poussant leurs cris aigus, vire-voltant, plongeant sur le moindre déchet évacué par les sabords, sous la pression des manches à eau. Le " Kassour " et la longue jetée Nord doublés, les bateaux franchissaient la passe se dirigeant vers le môle de pêche du quai Jérôme Tarting. Ces arrivées étaient toujours un beau spectacle. Spectacle qui enchantait les nombreux Algérois se pressant sur le boulevard dominant la Pêcherie ainsi que la foule de curieux et de professionnels qui attendaient sur le quai. Car les chalutiers étaient aimés des Algérois. Et comme l'écrit Jean Brune: " Et tous regardent rentrer les chalutiers qui dansent dans les vagues hargneuses des crépuscules d'hiver, parce que le chalutier représente toujours pour ces Latins, qui naissent avec les cheveux teintés par l'iode et les lèvres déjà salées, le fabuleux bateau des pêches miraculeuses! ".

Dès l'accostage, aussières engagées sur les bollards, les commis et les portefaix du mandataire arrivaient avec des longs charretons sans ridelles, à roues ferrées pour procéder au déchargement du produit de la pêche, sous le regard de l'armateur ou de son représentant, toujours présent. Bien rangés contre le plat-bord, les casiers de poissons passaient de bras en bras, saisis et empilés avec précaution sur les charretons. Alors, sous les yeux admiratifs des curieux, défile toute la variété des poissons de " chez nous ". D'abord, parfaitement trié, impeccablement présenté, bien acabé " par catégories, le poisson " noble ": rougets, barbets, ouïes frémissantes; dorades, pageots, marbrés, loups étincelants, soles et turbots, gros merlans aux reflets brillants, rascasses, vives appelées aussi araignées de mer, grondins majestueux, tous poissons rois d'une bonne bouillabaisse; baudroie à large gueule, que les pêcheurs espagnols désignent du nom de " bocca dé rappa " suivie de poissons de catégories différentes comme les sépias ou seiches et les petits supions si délicieux cuisinés avec leur encre, les raies de toutes sortes, les gros poulpes, encore vivants qui tentent de s'échapper du casier, l'émissole (Émissole: petit squale appelé aussi " chien de mer ".) royal et ses petits, catarelles ou roussettes, puis la " mouraille ", le vrac: maquereaux, galinettes, sars, saourels, saupes ou tchelbas, bogues, bazouks, murènes, congres et bien d'autres. Certains jours s'ajoutent sur le haut de la pile, les casiers de " grosses pièces ": ombrines aux riches écailles, mérous ou mérots, ventrus teintés d'arc-en-ciel et de belles langoustes, antennes dressées ! Mais par-dessus tout, les grosses crevettes rouges pêchées au large de Castiglione, ainsi que les crevettes blanches si recherchées le samedi par les amateurs de pêche à la ligne. Belles crevettes rouges de nos grands fonds, de taille et de teintes différentes selon leur provenance : Alger, Oran, Mostaganem, Arzew, Bougie ou Philippeville, (désignées peut-être à tort sous le nom de " gambas " à ne pas confondre avec la " caramote " ou " matsagoune " ( Matsagoure: grosse crevette rouge. Nom scientifique: penaeus caraniote.) des Bônois et Philippevillois). Sachons aussi que " acaber " le poisson dans un casier est tout un art. Dérivé italien du mot acabi ou du patois napolitain cabe, qui veut dire tête, il reste l'affaire de spécialiste et chaque chalutier avait le sien. Cela consiste à mettre côte à côte des poissons de même taille et de même espèce, les têtes dans le même sens, afin de présenter un assortiment que la ménagère retrouvera le lendemain sur les étals des marchés de la ville.

Ce déchargement terminé, la foule plus dense et toujours curieuse se déplaçait d'un chalutier à l'autre pour assister au même cérémonial. Allant du Venus II au Marsouin, du Marie-Antoinette au Saint-Michel, du Saint-Louis au Medus II, du Madone de-Pompeï II au Saint-Zacharie et du Jupiter au Berthe-Valérie, ces deux derniers bateaux encore propulsés par une machine à vapeur en 1947. Peu après, la flottille des chalutiers du port d'Alger s'enrichira du Sainte-Salsa et du Ville-de-Nemours, tous deux construits en métropole, le premier à Arles (Bouches-du- Rhône), le second dans un chantier varois. À ce propos, concernant le chiffre II qui suit le nom de certains des chalutiers, il faut savoir qu'ils furent construits à titre d'indemnisation d'un bateau réquisitionné en 1939 par la Marine nationale et coulé au cours de la guerre 1939-1945.

Le môle de pêche

chalutiers au port
Collection B.Venis

Le déchargement des chalutiers terminé, les charretons grinçants sous le poids des casiers, ayant rejoint l'intérieur de la Halle aux poissons, les pleins d'eau et de glace en poudre faits avec parfois l'échange d'un filet, le patron de pêche mettait en panne le moteur, qui s'arrêtait dans un dernier soubresaut, marquant la fin d'une longue journée commencée dès trois heures du matin. Les membres de l'équipage libérés, enjambaient alors le bordage avec leur couffin contenant la gamelle vide du repas pris à la hâte, entre deux calées, et la part de poisson obtenue chaque jour selon l'importance de la pêche. Par les escaliers de l'ancienne Pêcherie, ils rejoignaient le domicile familial situé principalement, depuis la démolition du quartier de la Marine, à la " Consolation ", aux " Trois-Horloges " ou aux " Messageries ", à Bab-el-Oued. Après 1945, aussi difficle qu'il soit, le métier de marin à bord d'un chalutier n'avait rien de comparable avec celui que connurent " nos anciens " quelques années auparavant. Pour eux, après la navigation à voile, au temps de la machine à vapeur, il fallait prendre son tour au ponton du service des eaux pour l'indispensable plein de la chaudière et, un jour sur deux, procéder au chargement du charbon, briquettes ou " cardiff " à partir d'un chaland amarré le long de la jetée Pierre Émile Watier. Or, ils étaient vingt chalutiers à pratiquer la pêche " aux boeufs " (Pêche aux boeufs: pêche avec un filet tiré entre deux chalutiers naviguant parallèlement.) en ce temps-là à Alger. Alors, jugez de la contrainte ! Heureusement que par la suite, avec la généralisation du moteur " diesel " sur les bateaux et l'utilisation du fuel, combustible admis aux droits réduits, directement distribué sur le quai par des camions citernes, de même que la réglementation de l'heure de sortie de nuit, une amélioration sensible au dur labeur du métier des marins pêcheurs était apportée. Toutefois, nous devons signaler que le chalutier représentait pour les marins pêcheurs du port d'Alger le " haut de gamme " de la corporation. Il était difficile d'obtenir un embarquement sur ces bateaux, particulièrement sur ceux dont les armements étaient solides et les maîtres de pêche de grande notoriété. Dans ce métier, le marin de chalutier était considéré comme un " fonctionnaire " par ses pairs. Il avait un emploi stable et était assuré d'une rémunération " au mois ": un salaire mensuel de base défini par contrat inscrit sur le rôle d'équipage, accompagné du droit à une part journalière de poissons, variable selon la pêche du jour. Cette part de poissons deviendra un revenu substantiel quand l'usage de la vente au couffin " s'étendra le soir, du môle de pêche au marché des Trois- Horloges à Bab-el-Oued ! À Alger, en ces fins de journées, s'exhalait du môle Jérôme Tarting, l'inoubliable confusion des effluves de la brise marine et du poisson frais. C'est à ce moment qu'intervenait, connu de tous les habitués du port, " Mimi ", coiffé de sa casquette de marin. Cet ancien inscrit maritime, invalide civil, victime d'un accident de travail, rachetait la part des pêcheurs et la cédait, aussitôt après dans d'excellentes conditions, aux amateurs de petits pageots, rougets, sardines. Les mères de famille trouvaient des anchois frais pour le bocal familial, des araignées pour la bouillabaisse, le " caldero " ou " l'aqua bassa ", des gambas pour le repas du soir. Les pêcheurs du dimanche achetaient leurs crevettes grises pour leur partie de pêche derrière la jetée Butavant. Les Algéroises appréciaient les belles sardines étincelantes de fraîcheur pour une recette de beignets dont elles détenaient jalousement le secret. Pour un de nos francs 1960, il était possible d'acquérir la nacre d'un gros brachiopo de marin à coquille bivalve: le triton à bosses, appelé " toffe " par le pêcheur napolitain. Les achats de cette clientèle étant faits, Mimi s'en allait aussitôt après aux " Trois- Horloges " où il était attendu des connaisseurs, amateurs de petits sépias, rougets, sardines ou allaches dont le fumet s'étalait dans le quartier et autour des cafés et des restaurants. Alors, la tête pleine de souvenirs, habitués, spectateurs et pêcheurs éblouis par la vue de tous ces poissons et satisfaits de la qualité de leurs achats rejoignaient par l'ascenseur ou les escaliers de la Pêcherie, les boulevards de la République et Anatole-France.

Depuis le môle Jérôme Tarting, tout au long des escaliers de la Pêcherie, sur le boulevard de la République, l'odeur iodée de la brise vespérale se mêlait successivement à celles du poisson, du fuel et de l'anisette servie à la terrasse des cafés de Bordeaux et de la Bouse, situés sur la place du Gouvernement.

C'était un retour de pêche des chalutiers, un soir de semaine de l'année 1947 dans le port d'Alger.