sur site le 18/11/2002
-En hommage à nous tous, qui dûmes en cet été 1962,
tout abandonner derrière nous",
Texte du 28 juin 1962
pnha n°70, juillet 1996

Mes parents et mon frère devaient être sur ce même Kairouan.Voir la page...

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" QUAND LE "KAIROUAN" S'ÉBRANLA...


-----Sur la passerelle, nous apercevions le commandant Miaille qui donnait ses ordres. Il est séant de rendre hommage à ces hommes, qui, avec des moyens si mesurés, font quotidiennement des miracles.
-----Le commandant Miaille n'expliquera jamais comment il a pu se procurer en une heure plusieurs centaines de chaises longues supplémentaires pour les 2.100 réfugiés qu'il a conduits cette fois-là à Marseille, battant les records de tous les bateaux de la ligne.
-----Nous étions entassés sur le pont avant. Je m'attendais à des pleurs, une manifestation de colère. Je m'attendais à les voir regarder les rivages d'Algérie jusqu'à leur effacement dans l'horizon du sud.
Mais rien. Accoudés au bastingage, ils restaient immobiles. Ils contemplaient l'écume.
-----Tous.
-----Il était là, Jacques Alliel, fils d'Emile Alliel, tué en 1959 par les fellaghas à Bougie, et neveu de Joseph Sadier, enlevé par les fellaghas sur la route de Vialar à Orléansville le 4 mai 1962 et disparu depuis. Il est riche de sa femme, de ses quatre enfants, de douze valises et colis, et de 18.600 anciens francs.
-----Il y avait les Bitoun.
-----Il y avait Sauveur Safrani, magasinier à l'établissement régional du matériel. Il sauvait sa femme, ses deux enfants, et une photo de son frère tué par les fellaghas le 27 mars 1962. Il avait 30.000 anciens francs.
-----II y avait Guy Follaes, 58 ans, chauffeur à la Compagnie de Navigation Mixte, père de sept enfants. Il a une cinquantaine de milliers d'anciens francs et ses permis de conduire.
-----Il y avait Jean Gaillot, 40 ans, huissier au Gouvernement Général à Alger, accompagné de son épouse et de deux enfants. II a quelques dizaines de milliers d'anciens francs et d'élogieux certificats.

 

-----Il y avait Ahmed Sabri, harki, né le 30 juillet 1918 à Saint-Arnaud. Il n'avait rien, celui-là. Ni colis, ni un tricot de rechange, ni un sou. Il n'avait que sa Croix de guerre 39?45, sa Croix de la valeur militaire, les textes de ses citations, ses papiers d'identité, et un tatouage sur l'avant-bras droit, au bas d'une profonde blessure. Le tatouage disait : "Souvenir du 4-12-1944" .
-----Eux, parmi deux mille vaincus sans défaite.
-----Ils ont tous été pris en charge après leur débarquement à Marseille. Ils ne mourront pas de faim. Ce ne seront pas des épaves. Ils sont redescendus au bas de l'escalier, simplement.
-----Ils restaient silencieux, tandis que le "Kairouan" gagnait le large. Leurs yeux et leurs âmes ne se tournaient ni vers la métropole ni vers l'Algérie. Le paquebot labourait la Méditerranée à 24 noeuds de moyenne, et les réfugiés qu'il emmenait n'avaient pas plus de certitude, désormais, que ces mouettes qui voltigeaient autour des mâts.
-----Ils avaient les mains vides et le vide dans le coeur. Ils ne savaient plus où était leur haine et où était leur amour. Ils ne savaient plus où était la patrie".

Serge Groussard
L'Aurore, 28 juin 1962