sur site le 09/02/2002
-Edmond Brua, l'érudit blagueur.
pnha n°45 avril 1994
url de la page : http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis/Alger/portraits/pages_liees/08_brua_edmond_pn45.htm

26 Ko / 11 s
précédent
retour
suivant
-------Un écrivain illustre aide un inconnu à se faire connaître : Proust préface Tendres Stocks, ou Anatole France Le Chemin de Paradis. Aujourd'hui, le plus souvent, c'est l'inconnu, en général professeur, qui présente l'homme célèbre. Que Nimier préface Dumas, très bien, mais quand Dambre préface Nimier, il y a de quoi rire. Je me vois donc mal dans la peau d'un préfacier. Mon rôle ici sera plutôt celui de l'abboyeur, qui annonce à la porte du salon: M. Edmond Brua !
-------Je l'ai connu. J'ai connu cet homme à l'allure élégante, cheveux blancs coiffés en arrière, aux lèvres un sourire un peu sceptique, comme on porte, par souci de bonne tenue, une fleur à la boutonnière. Ce n'était plus la mode, d'ailleurs, pour les fleurs et on préférait, dans ces années-là le sourire héroïque, style : je brave encore Sylla - ou tout en sucre -nous sommes tous frères mon frère.
-------Il était alors rédacteur en chef du Journal d'Alger, et je débutais dans un quotidien concurrent. Je savais qu'il était de Philippeville, cet auteur de fables bônoises et d'une Parodie dont les vers étaient nos mots de passe, le clin d'oeil entre amis. Et toi que ti'as rien fait, calamar de savate ; ce bras qu'il a tant fait le salut militaire : les formules, aussitôt reprises par le choeur - copain, épicier ou vieux monsieur décoré - nous servaient à tracer les frontières d'une communauté. Ceux qui ne savaient pas, ceux du dehors, n'étaient pas de la famille. C'était l'équivalent de "nous sommes du même sang, toi et moi". J'étais jeune encore, je ne voyais pas combien est rare cette capacité de créer des signes de reconnaissance.
-------Depuis, j'ai appris bien d'autres choses sur Edmond Brua. Il est né le 15 novembre 1901, dans une famille comme il y en avait beaucoup chez nous : alsacienne du côté paternel, corse par la mère, une petite nièce du médecin général Fiorello Ceccaldi. Le jeune Edmond eut huit frères et soeurs, dont l'une, sous le nom de Rose Celli est devenue une romancière de talent (Isola, l'Envers du tapis, etc) et une traductrice comme il en est peu. On lui doit d'excellentes versions de Melville - c'est sans doute ce qui lui valut l'amitié de Giono - et les premières traductions du grand Frédéric Prokosch, un Américain qui compte dans la littérature universelle.
-------Bachelier, Edmond Brua va étudier en Sorbonne. Il y prépare un temps l'Ecole des Chartes. Pourquoi la Sorbonne ? A cause de son prestige, bien sûr, mais aussi parce qu'à ce moment (juste après l'armistice de 1918) on tient, dans beaucoup de familles, à renouer à chaque génération avec le vieux pays. Faire ses universités à Alger, c'est devenir trop exclusivement algérien. Le vocable, il faut le savoir, désigne à cette époque les Européens, ceux qu'un sobriquet tardif nomme "pieds-noirs". Pour les autres Algériens, on dit
les indigènes, ou, plus précisément, les Kabyles, le Mozabites, les Chaouïas, etc.
-------Brua regagne d'ailleurs bientôt l'Algérie, fait son service dans les zouaves et entre en 1922 à la Dépêche de Constantine.Il sera journaliste. C'est un métier où l'on écrit encore, à cette époque où l'on apprécie les bonnes plumes. De vocation, Edmond Brua se sait poète.
-------Il épouse en 1925 Jeanne Natali (encore la Corse), rédactrice à la préfecture et s'installe à Alger. Il entre au Journal général des travaux. Il collaborera aussi jusqu'à la guerre à Travaux nord-africains et aux Dernières nouvelles, le journal du soir. Deux enfants naissent : Josette (1928) et Jean (1934). Le jeune journaliste fréquente écrivains et artistes. Il se lie avec son cadet Camus, avec Le Corbusier, l'architecte, qui vit alors à Alger et rêve de remodeler la ville (si je me souviens bien, en découpant l'hémicycle des collines comme une série de portions de "vache qui rit"). Autres amis, les peintres : Brouty, qui illustrera la première édition des Fables bônoises, Rafel Tona, Galliero, et Jean Brune, alors dessinateur humoristique. J'oublie un autre ami, d'enfance celui-là, l'acteur Pierre Blanchar, lui aussi philippevillois. En 1931, Edmond Brua publie son premier recueil de poèmes, Faubourg de l'Espérance (joli titre, mais c'est aussi vraiment le nom d'un quartier de sa ville natale). La soeur aînée veille sur ce début. Je possède un exemplaire dédicacé par Rose Celli à Robert Kemp, critique alors écouté : A Monsieur R.K. ce premier livre d'un jeune frère très cher - et loin de Paris - en souhaitant qu'il trouve, en le lisant, une raison plus directe de lui prêter attention. Avec mon souvenir reconnaissant et ma sympathie.
-------En 1935, autres poèmes : Le Coeur à l'école Trois ans plus tard, sur un tout autre registre, Les Fables bônoises, où le modèle, La Fontaine bien sûr, subit une sorte d'anamorphose par l'emploi du pataouète, ce langage créé par les Européens d'Algérie et que Musette, le premier, a fixé au début du siècle, en racontant les aventures de Cagayous.
-------Albert Camus reconnaît tout de suite l'importance du petit volume : A ce peuple neuf dont personne encore n'a tenté la psychologie (sinon peut-être Montherant dans ses "Images d'Alger") il faut une langue neuve et une littérature neuve. Il l'a
forgé pour son usage personnel. Il attend qu'on lui donne la seconde.
Il est clair que pour l'écrivain de Noces, les Fables constituaient le premier monument de cette littérature nouvelle.
-------Septembre 39 : la guerre. Brua est mobilisé à Maison Carrée. Une bonne partie de l'armée d'Afrique ne servira pas dans la campagne de 1940, parce que l'Etat-major attend une attaque italienne en Tunisie. On a les yeux fixés sur la ligne Mareth, et Gabès. En 1941, il écrit La Chevauchée de Jeanne d Arc, poème dramatique, d'un ton très patriotique, qui sera représenté au stade municipal d'Alger. Le texte participe d'un esprit de préparation à la revanche, qui domine alors.
-------1942, c'est l'année de La Parodie du Cid, en pataouète encore, plaisanterie de potache aux yeux de l'auteur et oeuvre tout de suite célèbre Un peuple s'y reconnaît. C'est aussi l'année où paraît Souvenir de la planète, poèmes tendres, secrets, et dont l'amertume lit dans le titre (il fait évidemment allusion au mot de Villiers : on s'en souviendra, de cette planète). Le livre lui vaut l'admiration des lettrés, et le Grand prix littéraire de l'Algérie, conjointement avec Roblès pour Les Hauteurs de la ville.
-------Le 8 novembre, les Américains débarquent. Brua s'engage dans le Corps franc d'Afrique qui va se battre en Tunisie où a reflué l'armé de Rommel, talonnée par Montgomery. L'Afrique du Nord française mobilise. Cela va donner le Corps expéditionnaire français commandé par Juin, puis la 1è Armée (de Lattre) en même temps qu'on renforce la 2° D.B. de Leclerc. Brua sera correspondant en Italie, auprès de la V` Armée américaine. Avant d'y aller, un soir, sur le marbre d'une imprimerie, il écrit par jeu Le pont suspendu ; cette chanson, d'une obscénité si énorme qu'elle en devient innocente, va devenir celle de toute l'Armée d'Afrique.
-------Au retour, Brua collabore au Canard sauvage, hebdo évidemment satirique, où il donne la note pataouète. Un ton vachard, et même féroce, est de rigueur. Et il entre à Alger-Soir qui a remplacé Les Dernières nouvelles. Sa chronique d'échos Cinq dans ton oeil, signée "La main de Fatma" est merveilleuse d'esprit et de virtuosité. Il lui arrive de commenter l'actualité en sonnets, irréprochables quant à la prosodie, mais dans la langue de la Parodie, bien sûr. Ce qui vaut à son fils Jean des remarques acerbes, à l'école : "et d'abord ton père, il écrit même pas en français" reprochent les petits morveux.
-------C'est que, pour toute l'Algérie, Edmond Brua est l'homme du pataouète. On réclame partout la Parodie, où il joue souvent lui-même, dans le rôle de Roro.
-------En 1950, il devient rédacteur en chef du Journal d'Alger (Alger-Soir a disparu). Il le restera jusqu'en 1962, où il prend sa retraite. Ce sont des années difficiles, comme on sait. En 1956, il soutient l'initiative de son ami Camus pour une trêve civile. I1 s'agit de laisser les civils hors de la bagarre, mais l'idée paraît suspecte aux Pieds-Noirs tandis qu'elle indigne les amis du F.L.N., qui a besoin du terrorisme pour s'imposer. En 1961, il couvre le procès des "Barricades", la suite de l'affaire du 24 janvier 60. Après l'indépendance, Brua reste encore trois ans à Alger. Sa femme travaille à l'ambassade de France . Il écrit une sorte de journal (Les Derniers jours d'Alger) qui doit être un document bien curieux, bouleversant.
-----
 

-------En 1965, il s'installe à Nice, où son fils Jean est journaliste à Nice-Matin. Il retrouve à Sain-Paul de Vence sa mère, qui mourra centenaire, Rose Celli et son plus jeune frère, Christian, poète, peintre et bohème. Le groupe s'agrandit du frère aîné, Charles, qui vit à Paris, de cousins, de neveux, d'amis. C'est la famille Broua-ha, comme dit un Anglais proche du clan. Dans cette fin de vie, Brua continue d'écrire des poèmes, mais ne les publie pas. Il s'est orienté vers les études balzaciennes. Il collabore régulièrement à L'Année balzacienne, correspond avec les spécialistes du grand homme. Il travaille aussi à un ouvrage ambitieux, qu'il ne terminera pas, et dont le sujet paraît mystérieux : Virgile, Horace, Dante et Balzac décryptés.-
--------
C'est au cours de cette recherche qu'Edmond Brua meurt, d'un cancer, le 26 avril 1977.
-------Cette esquisse biographique montre assez, il me semble, l'envergure d'un écrivain qui joua des parties si diverses, et apparemment si contradictoires. Où est l'unité ? Elle n'apparaît que si on voit en Edmond Brua, essentiellement, un poète. Le poète est un amoureux du langage, donc un vrai philologue, c'est le sens du terme. Sans doute, de façon courante, la philologie fait plus penser à la science qu'à la passion des mots. A tort, car le savoir est stérile quand ne l'accompagne pas la sensibilité minutieuse et tendre à son objet.
-------L'érudition de Brua est d'ailleurs indubitale. Si nous devons tous reconnaissance à A. Lanly pour son monumental Français d'Afrique du Nord (1963), les éditions de La Parodie du Cid nous offrent un glossaire qui montre chez Brua un souci constant de comparaison, d'étymologie, et l'observation précise des déformations (dont il tire souvent ses meilleurs effets comiques). On me dit qu'il notait avec soin les mots de ses petits-enfants, les erreurs et inventions dont on est coutumier au premier âge. Lui-même a expliqué son entreprise de La Parodie par une curiosité proprement scientifique. Il avait l'impression de se trouver devant une langue à l'état naissant.
-------Mais Brua était un érudit blagueur. Au lieu de composer un lourd et savant ouvrage, il a mis son savoir en acte : il a écrit fables et parodie. Humoriste et taquin, excellent observateur, il caricature à merveille ce peuple (dont il fait partie) qui l'étonne par sa vitalité, sa truculence et aussi, je pense, son aptitude à agrandir le réel. Il en connaît les travers. Il en admire le naturel et la "créativité" sauvage dans le domaine de la langue.
-------Et puis, poète, il ne peut qu'être sensible au fait que ce langage populaire se moule à merveille dans les mètres classiques, alexandrin, octosyllabe. Il y trouve son rythme, avec un sens inné de l'équilibre de la phrase. Qu'on relise la Parodie ou un de ces poèmes semés au hasard des journaux : si le texte en vers coule de source, c'est bien sûr parce que Brua était un virtuose, possédant tout jeune le métier du vers classique comme bien peu l'ont possédé. Mais c'est aussi parce que la réussite est portée par le langage. On voit cela également à certains coups de chance de Queneau, d'Audiberti, ou encore de Péguy. La poésie doit périodiquement se retremper dans le langage parlé, pour retrouver son feu et sa verdeur, T.S. Eliot l'a très bien exprimé. Brua ne poussera pas l'expérience jusqu'au bout. Ce langage populaire algérois est trop coloré, trop à l'écart de la grande voie française. Il lui parait apté à exprimer le comique et la verve la plus rabelaisienne, mais non des sentiments plus délicats. Pourtant, lisez cette odelette
Oilà le printemps qui s'emmène
en avance un peu d'sur l'horreur
en retard un peu d'sur l'erreur
juste à temps pour faire un'moyenne
Oilà le printemps gui s'emmène
et pis challah oilà la Paix
que j'y mets à elle un grand P
oilà le printemps, philomène.

-------Discrète, émue sous la gouaille, elle est du ton juste. On peut regretter que Brua n'ai pas suivi plus souvent cette veine.
-------C'est que le pataouète restait pour lui un jeu. Un jeu qui fit sa gloire - la plus inattendue pour lui et par quelque côté, mélancolique, car il savait que le meilleur de lui-même était dans le Faubourg, dans Souvenir de la planète. II devint enfin comme malgré lui le témoin talentueux à l'extrême d'une langue éphémère. Et même mort-née. Non seulement à cause du désastre qui dispersa les "pieds-noirs", mais parce que l'école et plus encore radios et télés jouaient et devaient jouer de plus en plus leur rôle de laminoir. Le jargon anonyme et commun aux médias aurait de toute façon détruit la verve langagière du pataouète. Les gens de Bab el Oued ou de Bône se mettaient déjà à parler spiqueur.
Quelques mots de chez nous ont été transplantés par l'intermédiaire du cinéma. Un film a pour titre La scoumoune, graphie idiote sous laquelle on reconnaît la chkoumoune, mot issu du napolitain (scommunigatze, excommunié). J'ai lu sur une affiche que " M. le Député" (autre film) ne manque pas de tchatche. Ce ne sont que des débris. Mais il devait de toute façon en être ainsi : le meilleur des mondes ne supporte que l'uniformité.
-------A propos de ces personnages, Roro, Bagur ou Gongormatz, j'ai parlé de caricatures. Camus avait déjà employé le mot. Caricature pleine de sympathie, cela va sans dire. Mais il vaut mieux préciser, puisque nous avons tous connu de ces pimbêches qui pinçaient le nez devant ces mots et ces moeurs trop populaires, manquant véritablement de distinction. Ce genre d'aristocratisme, en somme le contraire de la noblesse, m'a toujours agacé.
-------Le succès de la Parodie auprès de ceux qui lui avaient servi de modèle prouve assez que Bagur et les autres savaient rire d'eux-mêmes. Et qu'ils avaient assez de finesse pour sentir que la jactance qu'on leur prêtait ("aimer Corneille, c'est n'être pas ennemi d'un peu de jactance", dit Proust) était l'autre face de leur sens très vif de l'honneur personnel, comme la roublardise un hommage à leur agilité d'esprit. On se reconnaissait dans ces personnages comme on se reconnaît dans un miroir grossissant : la réalité de référence est loin de la légende, mais on rit de l'image déformée, à la fois fidèle et infidèle. Si vous aimez mieux, les portraits tracés par Brua de ce peuple qu'il estimait, qu'il aimait, c'est le négatif de la photo. Ceux qu'ils montrent tapageurs et ostentoires étaient de faits secrets et pudiques.
-------Il faut pour terminer souligner l'autre paradoxe qui veut que Brua, lettré raffiné, humaniste et de plus vrai poète, soit célébré avant tout pour une chanson, des fables et une pièce dont la langue fait apparaître Céline académique et timorée.
-------Ces ceuvres écrites par jeu, un peuple les a aussitôt adoptées et il a reconnu dans leur auteur son porte-parole, ou, pour mieux dire, sa voix. Oui, beaucoup plus que Camus, moins "local", sauf dans quelques pages de Noces. Plus que Paul Achard, un peu court, que Musette lui-même, déjà bien lointain ou que ce Louis Bertrand plein de sympathie pour nous (on l'épatait, voilà la vérité) mais trop extérieur, une sorte d'ethnologue.
-------En lisant ces OEuvres soigies, vous verrez, on croit être encore chez soi. Le monde disparu se recompose le temps d'une lecture et on imagine respirer un air qui n'existe pourtant plus du tout, et depuis longtemps. Mais ces textes, eux, sont vivants, et vivront. N'oublions pas, cependant, qu'il n'y a là qu'une face de la médaille. Un autre Brua, le poète subtil et déchiré, attend d'être retrouvé.

Georges Laffly
journaliste et critique littéraire né à Blida


-----