Alger, la rue Michelet
Au Plateau Saulière à Alger dans les années vingt
par Yves Pleven

extraits du numéro 120 , décembre 2007, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
juin 2012

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Au Plateau Saulière à Alger dans les années vingt
par Yves Pleven

On habitait tout en haut de la maison. Les escaliers étaient éclairés par un ciel ouvert dont la verrière resplendissait de soleil. Elle résonnait parfois sous les forts roulements de tambour des orages de grêle. Le petit trois pièces cuisine s'ouvrait au sixième étage sur les deux branches d'un immense balcon d'où l'on découvrait les bâtiments de l'hôpital de Mustapha, la cloche à gaz si haute le matin et, au-delà, la grosse molaire de Bou Zegza dans l'éblouissement de l'aurore.

Les nuées de martinets peuplaient le ciel de vols tournoyants, happant les moucherons. Une nichée pépiait sous les tuiles du toit. Le balcon d'où montaient les hautes tubulures des cheminées de tôle desservant les étages inférieurs, butait à droite sur la murette de la terrasse de la buanderie. Celle-ci était couronnée d'une grille en quart de roue dont les rayons partaient d'un moyeu évidé, interdisant l'escalade. Pour un petit garçon, familier des Pages du dictionnaire, c'était le drapeau du Japon.

La Grande Guerre était encore toute proche, le faubourg changeait, les terrains vagues, les tonnelleries disparaissaient, laissant peu à peu la place aux ateliers de mécanique, aux ferblanteries, aux menuiseries, aux boutiques d'accessoires automobiles. M. Joseph Seiberras avait transformé sa grange eti cinéma et ouvert un centre fournissant " tout ce qui concerne le cinématographe ", disait l'enseigne sur bleu et blanc. Ce n'est que plus tard, vers 1930, que la célébration du Centenaire devait entraîner la création d'immeubles de rapport.


La rue Meissonier (coll. B.Venis)

La rue Meissonier était réservée dans la matinée aux étals du marché dont la rumeur montait dès le petit jour. Rue Élie-de-Beaumont, la fabrique de limonade Hamoud - la distillerie, on disait - livrait ses bouteilles dans de sonores casiers de bois. On les empilait bruyamment sur le plateau d'un camion attelé de deux ou trois chevaux aux colliers garnis de grelots.

De bonne heure le matin rue Auber, c'était le cortège des Tramways Algériens, les TA, sortant du dépôt Yusuf, avec leurs motrices aux perches touchant le fil tendu le long de la voie. Elles filaient, après le tournant, grimpaient par la rue Edgar-Quinet, doublaient " rran rran " la fabrique de pâtes de la rue Hoche, atteignaient la rue Michelet où leurs convois étaient aiguillés dans le réseau urbain. Sans être aussi passante que la rue du Marché, sa voisine parallèle, la rue Auber était parcourue par bien des personnages divers, compagnons encadrant les charretées de longues poutres destinées aux constructions de l'hôpital, jeunes médecins militaires à barbes noires, hâtant le pas sous la croix d'or de leurs képis. On voyait aussi des files de malades en traitement, tous vêtus de vieux bougerons militaires bleu délavé, coiffés de rouges chéchias, arrivant de Kabylie par la gare de l'Agha.

En sens inverse, dans la matinée, c'était la cornette immaculée et la vaste robe bleue d'une soeur de Saint-Vincent-de-Paul regagnant sa communauté après son service de nuit. L'appel de baryton basse " mar-chand-des-habits-ya ! ", lancé à la façon des bergers de Kabylie, la main en porte-voix sur la joue, était perçu dans le haut et clair battement des tiges du chantier des fers à béton. Quelquefois aussi, sous le piétinement de ses chevaux, un peloton du 5è Chasseurs allait au pas vers le chemin de l'Abbé-Grégoire, rentrant au quartier Margueritte, derrière ses trompettes et son fanion. Enfin, vers midi, le Belge, son bâti de verres à vitres sur le dos reflétant le soleil, allait lentement, rue Auber, annonçant son retour au logis d'un sonore et guttural " vi-trier! ".

Tous les jours, très régulièrement, les moteurs de l'hydravion Lioré et Olivier L242 se faisaient entendre vers les deux heures de l'après-midi. Pour amerrir dans le bassin du port de l'Agha, sa courbe descendante passait à moins de 200 m du balcon. Les hélices brillaient au soleil, on distinguait sous le biplan, les flotteurs, la coque, les hublots de la cabine jaune foncé. Il arrivait de Marseille après une escale dans l'île de Majorque à Alcudia, transportant le courrier et quatre ou cinq passagers. Il franchissait la Méditerranée en moins de huit heures !
Souvent une équipe du Gaz plantait de minces tubes dans le sol empierré de la rue. On recherchait une fuite de distribution. Ces tubes coiffés d'un petit chapeau de clown en papier jaune, devaient recueillir le gaz échappé de la conduite souterraine en changeant de couleur. Le point de fuite ainsi détecté, permettait une intervention par fouille. C'était la guerre des tranchées des gosses, rue la Tour-d'Auvergne, rue Tocqueville et rue Élie-de-Beaumont, laquelle grimpait vers la rue Horace-Vernet, limite du Plateau au nord-ouest.

Il ne faut pas oublier les Ateliers Marcel Lehoux dont la forge mécanique remplissait le quartier de sonores " hi han " d'âne bien portant. On la tenait responsable des fissures des cloisons et surtout des plafonds dont le plâtre saupoudrait finement les meubles... On admirait le coureur automobile Lehou dans sa combinaison blanche, son casque et ses lunettes au volant de sa blanche Bugatti, dans le tonnerre d'un " plein gaz ", laissant une puissante odeur d'es sence rue Auber...

Après dîner, prenant le frais sur le balcon, le ciel apparaissait, pur des lumières d'une ville qui éteignait de bonne heure ses éclairages. Cassiopée, la Grande Ourse, étaient à leur poste et un certain triangle sans nom aux côtés égaux, paraissait sur nos têtes. On pouvait entendre un accordéoniste jouer des valses brillantes en grand professionnel. Puis le calme revenait, souligné du " lui tui " d'un grillon. Tel était le quartier dans ces années vingt, avec sa lumière, son active circulation de piétons, les automobiles AL-2 étaient encore rares, ses tramways, les coups de marteau des ferrailleurs, les vacarmes soudains et alternés du tour ou de la scie de menuiserie, les " han " furieux de la forge.

La ville s'étendant, bientôt ces ateliers disparurent, remplacés par des immeubles à loyer; le dépôt des TA fut transféré plus haut. Le stationnement des voitures gagna le long des trottoirs.