Les premiers forages artésiens dans le Souf
Pierre Chalumeau

extraits du numéro 101, mars 2003 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 18-2-2010

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Notre ami André Lebert nous a fait parvenir cet article écrit par un administrateur des Services Civils, Pierre Chalumeau, quelques années avant l'indépendance de l'Algérie.

Les premiers forages artésiens dans le Souf
Pierre Chalumeau


Le Souf
Le Souf

Métropolitain résidant en Algérie depuis vingt ans, conquis par ce pays et tous ses habitants, je suis de ceux qui avaient fondé de grands espoirs sur le brassage 1939-1945, où des milliers de métropolitains ont défilé ici et des centaines de milliers d'Algériens ont découvert la France. L'incompréhension de la France n'a jamais paru aussi totale. D'ailleurs, le peuple " le plus intelligent du monde " n'a que faire des réalités et des faits concrets ! Et pourtant... Je précise que je tiens de première main les faits que je rapporte dans l'exposé qui suit, ayant été chef de l'annexe du Souf.

On appelle " Souf " l'archipel de palmeraies qui s'étend dans un rayon de 25 kilomètres autour de sa capitale : El-Oued. Celle-ci est située dans le Grand Erg Oriental, à 200 kilomètres au sud-est de Biskra.

Les 450000 ( Pas un seul de ces palmiers n'appartient à un Européen. L'unique palmeraie, d'ailleurs magnifique, créée par un Européen, a été cédée par celui-ci à des autochtones avant son départ définitif pour la métropole.) palmiers dattiers de cet ensemble assurent la vie de 65000 sédentaires et de la majorité des 45000 nomades qui gravitent autour.

Dix pour cent de ces palmiers donnent la datte muscade, la seule connue en Europe, et qui est l'unique monnaie d'échange du pays pour se procurer les produits manufacturés. Le reste donne des dattes fort différentes, très sucrées, molles et de longue conservation, qui sont vraiment le " pain " du Souf.

En partie consommées sur place, elles sont, pour le reste, transportées par caravanes et échangées contre des céréales dans les Nementcha et les Monts Aurès.

Les Français sont arrivés dans le pays en 1854. Ils furent d'ailleurs fort bien reçus (on dit que c'est parce qu'ils venaient de mettre à la raison Touggourt, l'ennemi héréditaire).

Il n'y avait jamais eu, dans le Souf, un seul coup de fusil tiré contre eux jusqu'aux événements actuels ( Ce texte a été écrit pendant la guerre d'Algérie.). Et la bonne entente régnait malgré la très grave gêne économique qui avait résulté, pour le pays, de la suppression de la traite des Noirs, qui donnait lieu jadis à un trafic intense entre Ghadamès et EI-Oued ( Quelques esclaves noirs, en provenance de Ghadamès, furent introduits, clandestinement, dans le Souf, jusqu'au début du xxe siècle.). Depuis cette installation, si le nombre des palmiers a doublé, la population a quadruplé; c'est, là comme ailleurs, tout le drame de l'Algérie. Or, la phoeniciculture dans le Souf est très particulière. On la dit même unique au monde. Les palmiers n'y sont pas irrigués. Plantés aux points les plus creux des massifs dunaires les plus bas, partout où l'eau affleure, ils puisent à leur gré (et c'est ce qui expliquerait l'excellence de leurs fruits) dans une nappe phréatique assez douce et assez généralisée.

Le seul travail assujettissant des cultivateurs locaux est la défense de leurs plantations contre l'enlisement par le sable éolien. Des haies de palmes arrêtent le plus gros de ces sédiments. Au fur et à mesure qu'elles sont ennoyées, on en superpose d'autres. Le talus périphérique s'élève d'année en année, si bien que le pays, dans ses parties les plus caractéristiques, se présente comme une juxtaposition de cratères énormes de 10 à 20 mètres de creux, de 50 à 200 mètres de diamètre. Au fond de chacun d'eux s'épanouit un bouquet de quelques dizaines ou centaines de palmiers.

Malheureusement, depuis quelques décades, cette nappe phréatique, qui est la vie même du pays, est en baisse; les recherches entreprises scientifiquement n'ont pas encore expliqué clairement pourquoi, à part deux points qui semblent acquis:

- Il y a indéniablement surplantation provoquée par la poussée démographique. Il serait vain d'envisager, même à récolte égale, une réduction autoritaire de la densité des palmiers dans une contrée où le sens de la propriété est particulièrement exacerbé.

- Il y a colmatage du sol par accumulation des éléments que les racines refusent d'absorber (gypse par exemple).

Ces deux facteurs agissent dans le même sens en empêchant l'eau de se renouveler au rythme de son absorption. Quoiqu'il en soit, les palmeraies dépérissent et l'on n'en pourrait créer de nouvelles, désormais, sans avoir à remuer des montagnes de sable en des travaux titanesques. En effet, tout ce qui était d'exploitation facile, ou même simplement rentable, a été complanté depuis longtemps.

Dès que la baisse d'eau atteint un mètre, la fructification ne se fait plus ou se fait mal, la maladie est plus fré-. quente. Quand cette baisse dépasse un mètre, alors, c'est la vie même du palmier qui est en jeu. On voit donc combien la question est grave pour des arbres qui peuvent vivre 150 et même 200 ans, et ne rapportent vraiment des bénéfices appréciables que s'ils vivent longtemps.

L'idée vient, tout naturellement, de pratiquer le pompage au moteur. Des tentatives ont été faites, elles se sont révélées dangereuses. La nature du sol impose au renouvellement de l'eau une vitesse maximum (d'ailleurs très faible) et la baisse du plan d'eau prend alors des proportions catastrophiques que rien ne vient plus limiter.

Que faire ?

L'idéal aurait été de trouver de l'eau artésienne. Des recherches dans ce sens étaient réclamées à cor et à cri depuis des années par les chefs d'annexe responsables. Mais en matière de recherches et de travaux d'hydraulique, vu l'importance de la demande, priorité était accordée depuis longtemps:
--------- soit aux régions en péril de mort immédiate comme celle de l'Oued Rhir que la France a trouvée moribonde, qu'elle a littéralement ressuscitée, puis fabuleusement enrichie par des forages légendaires (M'Raïer est le plus connu);
--------- soit aux régions par trop misérables et par trop dépourvues, tel le M'Zab (un récent forage vient de faire jaillir, à Zelfana, une " mer " d'eau douce).

Par contraste, le Souf paraissait en bonne santé, plutôt riche et pouvant attendre. Quatre petits forages de recherches avaient bien été poussés jusqu'à 100 et 150 mètres, mais les résultats en étaient nuls ou très décourageants.

Les services compétents avaient donc décidé d'attendre, avant d'entreprendre dans le Souf quelque chose d'important, le résultat de leurs recherches méthodiques entreprises depuis longtemps, selon un plan aussi parfait de conception que majestueux de rythme. Relisant tous les rapports de ses devanciers sur cette question si préoccupante, l'administrateur des Services civils, chef de l'annexe d'El-Oued, constatait, en 1951, combien ils étaient sérieux, objectifs, documentés, irréfutables, angoissants. Et pourtant, aucun n'avait jamais réussi à émouvoir les hautes sphères.

" Il faudrait, monologuait-il, pour attirer l'attention sur le dépérissement des palmeraies du Souf, trouver quelque chose de nouveau, qui frappe, qui parle non plus au cerveau, puisque c'est en vain, mais à l'imagination..., mais au coeur! C'est par l'oeil qu'on atteint le coeur... Parler à l'oeil ?... Images..., dessins..., photos... Eurêka!

Rassemblant ses souvenirs, ce chef d'annexe exhuma des archives farcies de scorpions, les cartes au 1/10 000e des oasis du Souf (datant de 1911), puis les photos, saupoudrées de sable, de la " couverture aérienne " effectuée, en 1949, sous les auspices du service de l'Hydraulique. La juxtaposition était parlante, convaincante. Elle montrait le dépérissement des vieilles palmeraies par le centre et leur renouvellement par les marges en " tache de pelade ". La luxuriance des plantations nouvelles masquant le déficit des anciennes, l'ensemble paraissait en équilibre et aurait pu le rester longtemps si les mises en culture avaient pu gagner indéfiniment. Mais, partout, dès maintenant, on vient buter sur les hauts massifs dunaires où l'exploitation n'est plus rentable. Ce superbe rapport partit, une nouvelle fois, demandant des recherches de l'eau artésienne dans le Souf. Il aurait sans doute eu le même sort que ses prédécesseurs s'il ne s'était terminé par une série de couples " photo carte " qui firent sursauter M. Lebureau; sans prendre même le temps de retirer ses manches de lustrine, M. Lebureau fit le tour de ses collègues, le rapport à la main. Son bon coeur enfin remué, il se fit l'avocat passionné du Souf, employa spontanément le mot " sauvetage ", et le service de l'Hydraulique se trouva mis en demeure de " faire quelque chose sans délai pour ce malheureux pays ". Avec le dévouement bougon qui le caractérise, ce service décida alors d'effectuer un forage de prospection, jusqu'à 400 mètres de profondeur, à Sif-El-Menadi (choisi pour diverses raisons techniques), à 90 kilomètres d'El-Oued, sur la route de Biskra, dans les limites naturelles du Souf.

Les destins s'apprêtaient.

Parvenu à 400 mètres de profondeur sans avoir trouvé une goutte d'eau, parmi la succession la plus désespérante de marnes, de sables secs, de gypse et d'argiles, le chef d'équipe marqua un temps d'arrêt, hésita, faillit donner l'ordre de départ; puis, se ravisant et " pendant qu'il y était ", décida de mettre également en place, avant de partir, les 50 mètres de tuyaux qui lui restaient encore en réserve... Et à la fin de l'été 1953, de - 435 mètres, l'eau jaillit avec violence, relativement douce, parfaitement exploitable et paraissant fort abondante. Le Souf est sauvé. Il lui suffira de glisser partiellement vers le nord, car la nappe découverte ne serait pas utilisable dans le Souf traditionnel (4Un forage artésien vient de faire jaillir l'eau à El-Oued même (mars 1956), mais le jaillissement et le débit sont extrêmement faibles et sans intérêt pratique.).

Au printemps de 1954, 1300 palmiers destinés à être conduits en culture irriguée (les premiers qu'on ait jamais vus sur les 80000 kilomètres carrés de l'Annexe d'El-Oued) ont été plantés à titre expérimental au forage de Sif-El-Menadi par l'Administration. Il lui a d'ailleurs fallu recruter et payer des spécialistes de l'Oued Rhir pour initier les habitants du Souf à la culture irriguée du dattier, culture dont ils ignorent tout. Un verger expérimental y a également été créé avec succès, dit-on. Chose curieuse, n'étant pas littéralement pris à la gorge par la faim, les habitants sédentaires du Souf n'ont manifesté jusqu'à présent qu'un intérêt poli à cette réalisation. Les nomades désireux de se sédentariser paraissent plus intéressés. Ce seront sans doute eux les bénéficiaires.

Un forage beaucoup plus important dans la même nappe et destiné à l'irrigation d'une palmeraie, à créer, de 20 000 dattiers (qui permettrait le recasement de 400 familles sahariennes) a été mené à bien au BordjEl-Hamraïa, à 20 kilomètres du précédent, au cours de l'été 1955. Ce forage débite sept mètres cubes à la minute, volume plus que suffisant pour les projets envisagés.

La mise en place des 20000 arbres devait commencer au cours de l'hiver 1955-1956. Mais en raison des événements et de l'insécurité particulière de cette région, il n'a pas été possible de recruter des travailleurs, et rien n'a encore pu être utilisé de ce véritable pactole.

Il est vraisemblable que rien de créateur ne sera possible avant la pacification complète. Quand ?... Par ailleurs, le programme de recherches méthodiques de l'Hydraulique a obtenu de son côté un résultat très intéressant à Hazoua, à proximité de la frontière tunisienne, où il a permis la mise au jour d'une autre nappe d'eau très douce. Là aussi, l'exploitation prévue en faveur de l'élevage a été stoppée net par les événements actuels pour une durée indéterminée. On ne saurait mieux faire, pour conclure, que d'évoquer la vieille légende (5) rencontrée un peu partout
par les Français à leur arrivée dans le Nord-Sahara et plus précisément dans l'Oued Rhir et l'Oued Souf.

Autrefois, disait cette légende (Citée par le capitaine interprète Féraud dans Le Sahara de Constantine. Jourdan Éditions, Alger, 1887.), le pays était peuplé de Chrétiens. Il était riche et prospère, et des fleuves coulaient sous le soleil ". " Vaincus par les Musulmans (XIe siècle), les Chrétiens s'enfuirent non sans avoir, au préalable, grâce à leur habituelle et redoutable magie, enfoui les fleuves dans le sol ". " Et l'eau ne recommencera à couler en surface que lorsque les Chrétiens reviendront ".

Cet apologue mérite d'être médité dans chacune de ses propositions. Sous son aspect oriental, sachons en discerner l'affabulation et l'étonnante perspicacité. Et prenons acte de cette ample (et autorisée) justification de notre présence et de notre oeuvre.