Robert Laffitte, initiateur des découvertes pétrolières sahariennes
André Rossfelder

extraits du numéro 103 , septembre 2003 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 17-3-2010

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Robert Laffitte, initiateur des découvertes pétrolières sahariennes
André Rossfelder

Quand en 1932, Robert Laffitte, sa licence passée en Sorbonne, doit choisir son terrain de thèse doctorale, c'est naturellement qu'il regardQ vers l'Algérie, un territoire encore peu étudié et cinq fois plus vaste que l'Hexagone et qu'il accepte l'un des sujets les plus difficiles : le massif de l'Aurès, rugueux, sauvage, mal connu et de la taille de la Corse. Vite séduit par le pays où son ancêtre maternel Justin Canton avait été militaire à la conquête et, bien plus tard, maire de Bougie, il cherchera à le connaître en tous sens de l'est à l'ouest et de la Méditerranée au Hoggar et il le portera en lui pour le reste de sa vie dans son époque heureuse comme dans la blessure du souvenir.

" Curiosité, une certaine impatience, difficulté à me plier à la discipline, le goût de "voir"... Quand il m'a fallu choisir une carrière, j'ai choisi les sciences naturelles et, après une hésitation qui dura peu, la géologie plutôt que la biologie. J'espérais que le métier de géologue me permettrait mieux de voyager, de voir non seulement les pays mais aussi les gens ", m'écrivait-il un jour. Un sens de la liberté et un " goût de voir " qui devaient être dans ses gènes ; son grand-père Baptiste " Paul " Laffitte,jeune antibonapartiste de Haute-Corbière, avait échappé de justesse aux recherches de la police de Napoléon III pour partir à l'aventure vers la Louisiane, devenant plus tard, un industriel respecté de Philadelphie et même, pour un moment, consul de France en cette ville. En fait, la famille souriait à l'idée d'avoir quelque lien de parenté lointaine avec le célèbre corsaire du même nom !

Mais pour Robert Laffitte, il y avait bien plus dans son " goût de voir " que la simple curiosité du voyageur : le désir de comprendre et d'aller au fond des choses, les pays par leur sous-sol comme par leur histoire et leur préhistoire, les gens par leur langage comme par leur culture. " Arrivé à Alger, le temps de me présenter au chef du Service géologique de l'Algérie, je suis reparti dans la semaine sur Batna et l'Aurès. J'ai ainsi découvert ce pays non pas comme un homme du XXe siècle, mais comme un de ces pionniers qui rencontraient encore des " autochtones " qui ne connaissaient pas les Français et se montraient tels qu'ils étaient, alors que plus tard, ayant appris à connaître ceux devant qui il leur fallait s'incliner, ils ne livraient que ce qu'on attendait d'eux. J'ai donc eu une grande chance de me trouver parmi ces gens en ces années 30 à 40. Je pouvais, dès 1932, parler avec eux dans leur langue ".

Quand vint le temps de son service militaire, c'est encore naturellement qu'il regarde vers le large et choisit la Marine. Rappelé en 1939, il vivra de près ou de loin les grandes tragédies qu'elle connaîtra à cette époque : le drame de Mers el-Kébir - dont il suivra les secrets, heure par heure, comme officier du chiffre à Casablanca -, les combats fratricides de Dakar, ceux du 8 novembre 1942 et le sabordage de la flotte de Toulon. Esprit objectif et inquisiteur qui aime aborder l'histoire par le caractère et les motivations de ses principaux acteurs, peu d'entre eux échapperont à son regard critique, mais il gardera ses jugements pour lui quand il parlera de ces affaires en public avec l'objectivité d'un historien. Pourquoi cette réserve ? " J'ai été un marin". Cette fidélité à l'égard des siens qu'on nomme " loyauté ", allait chez lui de concert avec l'indépendance du jugement. Nous retrouverons l'une et l'autre tout au long de sa carrière.

Démobilisé, il reprend ses fonctions de géologue et se voit confier une nouvelle mission : le gouverneur général de l'Algérie, l'amiral Abrial, souhaite qu'on dresse un inventaire des ressources pétrolières du territoire. À cette époque, ces ressources se résument à un petit champ productif assorti d'une distillerie rudimentaire à Tliouanet dans le Chéliff, à un suintement de naphte près de Sidi Aïssa dont le produit est directement utilisé par quelques camions diesels et à une multitude d'indices mineurs qui ont déjà entraîné une longue histoire d'espoirs exagérés, de trous secs et de sociétés qui viennent et s'en vont, naissent et meurent, une histoire centrée pour l'essentiel autour du Bassin du Chéliff. En confiant le soin du rapport à Robert Laffitte, le directeur du Service des mines et de la carte géologique, Gaston Bétier, lui recommande de ne pas être trop clair dans son langage technique ni trop optimiste dans ses conclusions, autrement dit : le dossier ne manquera pas de finir entre les mains de l'occupant. L'avis est facile à suivre; le rapport peut honnêtement conclure qu'il n'y a rien d'important à signaler, sauf à étendre les recherches et il sera encore dans les tiroirs du gouverneur quand les Alliés débarquent en Afrique du Nord le 8 novembre 1942. La Marine rappelle alors l'enseigne de vaisseau Laffitte.

Cette étude d'inventaire, l'attraction des espaces, son attachement pour l'Algérie et une nouvelle affectation totalement inattendue vont bientôt se combiner pour faire de lui à terme sinon le découvreur des grandes richesses pétrolières du Sahara, - un titre qu'il entendra partager avec toute une équipe de géologues, géophysiciens, foreurs et dirigeants -, mais du moins le véritable promoteur de leur exploration pour avoir été l'initiateur de cette équipe. Il va en trouver la clé au Moyen-Orient.

En effet, après deux ans de service actif, l'Amirauté le détache auprès du ministère des Affaires étrangères qui le fait nommer au printemps 1944, professeur de géologie à l'université Farouk i' à Alexandrie. Sa mission accessoire est de prendre le pouls de l'opinion musulmane dans cette région du monde et en particulier celui de la jeunesse. Il s'en trouve une autre. Les possibilités pétrolières du Moyen-Orient, depuis la Mésopotamie et l'Iran jusqu'à la Libye en passant par l'Arabie, sont en train de connaître un renouveau d'activité. De son poste et de ses périples alentour au contact des géologues anglais et américains qui ont repris - ou n'ont jamais quitté - leurs recherches, il découvre la nouvelle pensée de l'exploration pétrolière : il faut voir au- delà des anticlinaux de piémonts, regarder vers les grands espaces plus tranquilles, se méfier des indices trop évidents qui peuvent signaler aussi bien le voisinage d'un gisement que son épuisement, penser à la séquence alors nouvelle et aujourd'hui banale " roche-mère, roche-magasin et roche-couverture " et recourir à des méthodes sismiques pour découvrir des structures favorables là où la géologie de surface est muette. Les grandes découvertes de la plate-forme arabique et du Golfe ne font que commencer. Celles du Sahara vont lentement prendre forme avec son retour à l'université d'Alger, la guerre finie.

Il va s'employer maintenant à convaincre le Service des mines et le dirigeant de la section de recherches minières, l'ingénieur des mines Armand Colot, de réorienter son équipe vers les pétroles. Il fait signe à son ami géologue Michel Tenaille et à l'ingénieur de sonde Fernand Leca de les rejoindre depuis le Maroc où les premières découvertes pétrolières de la société qui les emploie semblent minces et sans lendemain. Ainsi va naître la SN REPAL - Société nationale de Recherches et d'Exploitation du Pétrole en Algérie - dont il sera géologue conseil et administrateur, tout en occupant la chaire de Géologie Appliquée à l'université d'Alger. Comme il est bon d'avoir un inspecteur des finances à la présidence d'une société d'État, le directeur des finances en Algérie, Roger Goetze, accepte le poste. Deux sondeuses italiennes de moyenne capacité sont récupérées en Libye comme dommage de guerre et mises en oeuvre dans le Chéliff. Le Sahara est encore bien trop loin, trop cher et trop peu connu.

À cette époque de l'après-guerre, les équipements de forage et de géophysique manquent autant que les moyens logistiques et financiers, et quand ils commencent à être réunis, il y aura un autre obstacle à franchir : le grand maître de la politique énergétique française, Pierre Guillaumat, pour qui la géologie est une science divinatoire, a décidé qu'il n'y aurait pas d'aventure saharienne tant qu'il n'y aurait pas de découverte sérieuse dans le nord de l'Algérie. D'ailleurs il a invité la puissante Standard Oil à venir travailler dans les Territoires du Sud et, après études, elle s'est excusée, prouvant pour lui que les pétroles du Sahara étaient une utopie.

Robert Laffitte va pourtant poursuivre sa quête. L'opposition de Guillaumat fléchit quand la SN REPAL trouve un partenaire en la CFP, la Compagnie française des Pétroles (plus tard TOTAL), que sa part dans les pétroles d'Irak destine à la fortune. En fin 1948, après une grande tournée saharienne avec Tenaille, Bruderer, chef géologue de la CFP, et Menchikoff le saharien, le schéma se met en place : formations favorables à la genèse et à la collecte du pétrole dans le paléozoïque, couvertures épaisses d'argiles et de sel dans le trias. Quant à la reconnaissance des structures sous les sables et graviers du désert, si la sismique réflexion s'avère décevante, la sismique réfraction que recommande le patron de la Compagnie Générale de Géophysique, Léon Migaux, se révèle efficace.

Un autre opposant s'est dressé au passage, un ami pourtant : le géologue méhariste Conrad Kilian, personnage haut en couleurs qui signe " L'Explorateur Souverain " ses mémorandums contre ce projet saharien. Un peu de jalousie professionnelle car dans la cinquantaine de ses notes méritantes sur la géologie du Sahara, le mot " pétrole " n'apparaît jamais ; mais aussi une grande idée concurrente : il veut que la France cesse de porter son intérêt vers le désert algérien aux possibilités douteuses (" une diversion " dit-il) et annexe le Fezzan, sa " Phezzanie ", qu'il dote généreusement d'un potentiel pétrolier " plus grand que l'Iran et l'Irak réunis " et, précise-t-il, " qui existe bien" - quoiqu'il reste toujours à découvrir - . Sa campagne fait long feu, mais il faut l'évoquer car, inexplicablement, il est parfois cité aujourd'hui encore comme l'" inventeur des pétroles sahariens " aux dépens de l'équipe qui mérite ce titre.

La passion que Robert Laffitte a développée pour l'Algérie ne se limitera pas à étendre ses travaux et pérégrinations à l'ensemble de son territoire, il a voulu connaître aussi et comprendre en profondeur ses peuples et leur histoire. Si son "goût de voir " et sa profession l'amènent au cours de sa carrière à visiter le monde, - de l'Islande et du Spitzberg à la Grèce, du Maroc à l'Égypte et au Liban, de la Maurétanie et de la Sierra Leone à la Turquie et aux Indes, de l'Australie aux USA, au Canada, au Mexique, aux Antilles -, l'Algérie reste la terre où il a pris racine, s'est marié et a vu ses enfants naître.

Hassi R'Mel, Edjeleh, Hassi Messaoud. Nous sommes maintenant en 1960. Le terrorisme s'est essoufflé. L'avenir brille. N'a-t-on pas souvent comparé l'Algérie à la Californie pour sa taille, sa nature, ses ressources ? De Gaulle en décide autrement. Dans les misères de l'abandon, si atroces et impardonnables pour avoir été si clairement évitables, Robert Laffitte a partagé la peine des Pieds-Noirs, déchirement de la terre qu'il avait tellement aimée et fait sienne, sentiment d'une injustice nationale, perte des travaux d'une vie, auquel s'est ajoutée pour lui l'amertume de connaître trop bien à la fois la chance perdue et le gâchis assuré. Mieux que quiconque, il avait avancé et vécu l'essor de l'exploration pétrolière en Algérie, évalué son potentiel, étudié l'histoire de la fondation française et l'anarchie des siècles qui l'avait séparée de la paix romaine ; il pouvait lucidement apprécier l'immense folie d'abandonner ces richesses aux plus incapables de tous les candidats au pouvoir et savoir ce qu'ils en feraient dans leur État né par la terreur, formé au butin plutôt qu'à l'entreprise et décidé à s'enfermer dans une religion dont l'esprit totalitaire et fataliste l'inquiétait.

L'Algérie dite " nouvelle " qui doit à la France son nom, ses frontières, ce qui lui reste de champs fertiles, de routes et de barrages, le Sahara qui ne lui avait jamais appartenu et le robinet pétrolier d'où coulent 90 % de ses exportations, a voulu abolir la mémoire de ses pionniers, effaçant ainsi celle de Robert Laffitte, initiateur des découvertes sahariennes, grand géologue de l'Algérie et dernier doyen de la faculté des sciences d'Alger. C'est là toute la triste histoire de ce pays qui honore les noms de ceux qui l'ont conduit à la déchéance en reniant ceux dont l'ceuvre jusqu'à ce jour l'aide à survivre et c'est aussi l'infortune de ce peuple invité depuis quarante ans à chercher ailleurs qu'en lui-même les raisons de sa malédiction. La mémoire de Robert Laffitte est pourtant loin de disparaître ailleurs. Elle reste bien vivante parmi tous ceux qui l'ont connu, dont ceux qui, comme moi, ont eu le privilège de l'avoir eu pour maître et pour ami.