Saint- Augustin, gloire de l'Afrique
Fernand Destaing
extraits du numéro 103 , septembre 2003 , de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 11-3-2010

83 Ko
retour
 

Avant de retracer sa vie et son oeuvre, il importe de le replacer dans son cadre de vie. Sur le plan historique, nous sommes dans une époque troublée, à la charnière des IVe et Ve siècles. L'âge d'or de Rome est révolu. Tout croule autour de lui. Les historiens parlent le plus souvent d'un Bas Empire, bien qu'il s'agisse en réalité d'un siècle de redressement, d'un Empire autoritaire, voire totalitaire, qui fait parfois régner la terreur au moyen d'une sorte de Gestapo selon H. I. Marrou (MARROU H. I., Saint Augustin et l'augustinisme. Maîtres spirituels, Éditions du Seuil, 1955.). De plus, les Barbares sont déjà dans Rome, bien qu'ils aient été romanisés.

Sur le plan religieux, la période est encore plus complexe. D'un côté, il est sûr que le christianisme est en plein épanouissement. N'est-il pas devenu religion d'un État? Et Rome ne comptera-t- elle pas bientôt trois Papes berbères, témoins d'une profonde assimilation? Pourtant, d'un autre côté, le christianisme apparaît déjà miné par les hérésies. C'est le temps du désordre. Durant près de quarante ans, Saint Augustin va lutter contre les sectes, dans un climat qui frise parfois la catastrophe, puisque Rome va tomber sous les coups d'Alaric en 410 et que les Vandales sont sous les murs d'Hippone lorsqu'il s'éteint en 430.

Sa jeunesse africaine

Son enfance se déroule à Thagaste en Numidie - notre département de Constantine - tout près de la frontière tunisienne, dans un milieu plutôt humble. Son père Patricius est de pure race berbère, nous dit Marrou.

C'est un païen, petit propriétaire foncier chargé, dans la cité, de responsabilités municipales - il s'occupe des fêtes - sa mère Monique, par contre, est une chrétienne fervente, une femme de devoir, cependant sans gaieté.

À l'école, Augustinus c'est son prénom - est un enfant plutôt dissipé, qui apprend à lire, à écrire et à compter en latin, non sans recevoir quelques " raclées " du " primus magister ". Déjà féru d'astrologie, il croit aux prédictions, ce qui lui vaut les remarques ironiques de son ami Vindicianus. Il est fragile puisqu'il a été atteint d'une affection respiratoire, d'où son baptême différé. Ce qui ne l'empêche pas d'être heureux et de s'amuser à l'ombre du figuier familial. " J'existais, je vivais, je sentais ", a-t-il écrit dans ses Confessions.

Dès l'âge de onze ans, il effectue ses études secondaires au collège de Madaure, aujourd'hui Montesquieu, à 25 kilomètres au sud-est. C'est le chef-lieu de la région, rendu célèbre par le maître Apulée, un philosophe platonicien du IIe siècle. Il en reste aujourd'hui des ruines bien conservées, un f
orum, une basilique et des thermes. Sous la férule d'un grammairien et, plus tard, d'un rhétoricien, il étudie Virgile, Salluste et Cicéron. Il apprend surtout l'art de discuter, les citations classiques et bibliques, agrémentées de jeux de mots, en latin et un peu en grec où il aura toujours quelques difficultés. Durant les vacances, il revient à Thagaste où il se heurte parfois à sa mère. Certes, il a une puberté difficile, mais " elle en fait souvent trop " confiera-t-il plus tard.

En 370, à l'âge de 16 ans, grâce à une bourse du magnat Romanianus, Aurélius va effectuer ses études supérieures à Carthage, redevenue la deuxième ville de l'Empire. Il en a parlé dans ses Confessions comme d'une " saison en enfer ". Il est vrai qu'il a découvert le théâtre et les filles. A-t-il été un noceur comme on l'a écrit complaisamment? Selon son meilleur biographe Peter Brown ( BROWN Peter, La vie de Saint Augustin, traduction de H. I. Marrou, Le Seuil, 1971), il ne faut rien exagérer. À preuve si l'on peut dire, sa liaison durable avec une fille " l'Innommée " dont on a peut-être voulu cacher le prénom. Il lui restera fidèle quinze ans et lui donnera un fils, Adéodat.
Le voici à Carthage durant toute une décade. Il occupe la chaire de rhétorique et fait découvrir à ses élèves l'Hortensius de Cicéron qui l'introduit à une philosophie de la sagesse en même temps qu'à un style de vie plus ascétique. Il préfère Cicéron à la Bible, traduite dans un latin " barbare " et qui ne " vole pas très haut ". Il fréquente beaucoup les manichéens, une secte qui lui semble plus confortable que la sévère religion chrétienne, sans doute à cause de sa liaison. Retourné à Thagaste, il est d'ailleurs mal reçu par sa mère. Comme il l'a raconté plus tard,1 " elle a eu son rhéteur, mais il n'est plus chrétien ". Alors, en 383, à l'âge de 29 ans, il fausse compagnie à sa famille et se lance dans l'aventure romaine.

Le séjour en Italie

Rome est toujours une ville superbe, mais le milieu estudiantin est " faisandé ", rempli de libertins qui mènent déjà la " dolce vita ". Après avoir été victime des fièvres du pays - les Marais Pontins qui entourent Rome sont très insalubres - Aurélius a commencé à rassembler quelques élèves autour de lui. Recommandé par ses amis manichéens à Symmaque, le préfet de Rome, il obtient bientôt une chaire de rhétorique à Milan auprès de l'évêque Ambroise, un lointain cousin du préfet romain.

En cette fin du IVe siècle, pour des raisons stratégiques, Milan est devenue la ville impériale. Chaire brillante et réussite assurée pour Augustinus. Il est donc bientôt rejoint par sa mère Monique toute fière de la réussite de son fils et qui s'est mise à rêver d'un mariage avec une riche héritière. Elle a vite renvoyé " l'Innommée " en Afrique, mais n'a pu empêcher son jeune rhéteur de fils d'avoir une nouvelle concubine en attendant sa promise qui n'est pas encore eni âge de se marier. Il fréquente aussi un; club de philosophes platoniciens, " le Cercle de Milan " qui se présente comme la Nouvelle Académie. C'est dans ce milieu que ses relations avec ses amis manichéens commencent à s'espacer.

Quatre maîtres vont influencer profondément le jeune rhéteur. Ambrois d'abord, l'évêque de Milan, toujour entouré de philosophes dont le célèbr Théodorus, ce qui ne l'empêche pas dè piller parfois les néoplatoniciens. Il li Platon, qui lui apprend l'art du dialogue et la puissance de la vérité, d'où la légende qui se répand déjà qu'il " tutoie Platon ". Plotin, Porphyre et les néoplatoniciens vont le familiariser encore avec l'âme dont ils parlent si volontiers. Et surtout Saint-Paul, sous l'influence de son vieil ami,, l'évêque Simplicianus. Désormais, les Épîtres de Saint-Paul ne le quittent plus. Il n'en reste pas moins déchiré, partagé entre les honneurs, sa carrière de professeur assortie d'un riche mariage, et la vie monastique dont il rêve souvent.

La conversion

Dans le jardin de sa maison de Milan en août 386, dans la belle lumière de l'été, alors qu'il est en train de méditer auprès de son ami Alypius, il entend une voix enfantine qui se met à chantonner. C'est celle d'un ange qui, soudain, lui dit " Prends et lis ". Il ouvre alors le livre de Saint-Paul qu'il a toujours à la main depuis quelque temps et lit le premier chapitre sur lequel il tombe:

Plus de ripailles ni de beuveries;
Plus de luxures ni d'impudicités

Plus de disputes ni de jalousies.

Et c'est l'illumination, telle qu'elle a été reproduite dans la célèbre fresque de l'École de Fra Angelico. Ébloui, inondé de bonheur, " foudroyé par la grâce ", Augustin décide d'abandonner les honneurs, de démissionner de son poste de professeur, de renoncer à son mariage. " Le foudroyé " de Milan vient de rejoindre " le foudroyé de Damas " pour la plus grande gloire de Dieu...

Cassiciacum

Il fait aussitôt retraite dans une ferme prêtée par un ami, à trente kilomètres au nord de Milan, sur les collines de la Brianza. C'est un " site alpin ", près du lac de Côme, à Cassiciacum. Avec ses élèves, l'ami Alypius, son fils Adéodat, son frère aîné Navigius, ils sont neuf avec Maman Monique promue " Mère aubergiste ". On se promène le long de la rivière ou à travers champs. Le temps s'écoule en débats passionnés ou en retraites studieuses. C'est là qu'il commence à écrire ses Dialogues philosophiques et ses propos sur l'immortalité de l'âme. Augustin va demeurer six mois à Cassiciacum. L'hiver venu, il décide de regagner Milan pour se préparer à son baptême.

Le baptême

Au printemps 387, dans la vasque octogonale de l'évêché de Milan, Augustin reçoit son baptême par immersion des mains de son évêque Ambroise. Il entonne des chants liturgiques, des hymnes à la gloire de Dieu, il sanglote de joie. Après quoi, il rend visite à la communauté du monastère de Milan où il retrouve l'ami Evadius, un enfant de Thagaste comme lui. Il a maintenant la nostalgie du pays natal et se rend à Rome pour s'embarquer, mais il va devoir y demeurer toute une année parce que Maxime l'Usurpateur qui vient de prendre le pouvoir, a bloqué tous les ports d'Italie, dont Ostie, le port de Rome. Il a alors avec sa mère des entretiens spirituels prolongés, baptisés plus tard " l'extase d'Ostie ". Mais sa mère est bientôt terrassée par une fièvre élevée, sans doute un paludisme pernicieux qui l'emporte en neuf jours, à 56 ans. Son fils refoule ses larmes, se durcit et se refuse à toute sentimentalité.

Le retour au pays

En 388, à 34 ans, le voici de retour à Thagaste. Quelques années plus tôt, il avait perdu son père Patricius, qui avait embrassé avant de mourir, la religion chrétienne. Voici qu'à son tour, son enfant, Adéodat, pourtant surdoué, meurt brusquement à dix-sept ans. Après avoir vendu la propriété paternelle, il va demeurer seul trois années. C'est là qu'il va définir " l'ostia ", le temps libre, où il peut se cultiver tout à loisir. Il a pris de plus en plus ses distances avec les manichéens et se prend à rêver à une sorte de communauté monastique où il passerait le reste de ses jours. C'est peut- être dans ce but qu'il est revenu à Hippone où il a été accueilli avec chaleur par l'évêque Valérius.

Médiocre orateur, fatigué, l'évêque d'Hippone écoute volontiers le peuple des fidèles qui le presse de prendre un assesseur et assiège Augustin.

Hippone est alors la deuxième ville de l'Afrique du Nord après Carthage. La secte des donatistes est ici particulièrement prospère parce qu'il s'agit d'une région agricole où la paysannerie est exploitée. Fortunatus, l'évêque donatiste, domine le pays par son verbe. Augustin est chargé de lui faire échec. En 391, il est donc ordonné prêtre par son évêque Valérius. Conscient d'avoir découvert une perle, Valérius va lui faire brûler les étapes. Deux ans plus tard, il lui confie le discours sur le dogme, l'année suivante le Concile d'Hippone. En 395, à 41 ans, Augustin devient évêque de la ville. Il le demeurera durant trente- cinq années.

Son existence est désormais bien rythmée. Dans son évêché, il a organisé une vie monastique où l'on suit tout naturellement les règles de pauvreté, d'ascétisme et de chasteté. Il continue, bien sûr, à s'occuper des oeuvres de charité, du patrimoine de l'Église et même des questions non religieuses telles que propriétés ou héritages. À ces activités s'ajoutent les voyages dans son diocèse et au-delà. Il rend visite à son ami Aurélius, devenu le primat de Carthage, ou à son cher Alypius, nommé par acclamation évêque de Thagaste. Il sillonne la Numidie et l'Ifriqya. On le retrouve chez Patilia à Cirta - notre Constantine - chez Simplicianus à Milev, tout à côté et encore à Hadrumete, aujourd'hui Sousse. Il ira même en Marétanie Césaréenne chez Emeritius, à Césarée - notre Cherchell - et jusqu'à Cartennae - notre Ténès. Il entretiendra des relations épistolaires avec Saint Paulin en Campanie et même avec Saint Jérôme à Bethléem.

Il interviendra de plus en plus dans les Conciles, tant et si bien qu'on ne sait plus s'il en a connu dix-sept ou dix-neuf, dans le Congrès et dans les Conférences. En 411, date charnière, la Conférence contradictoire de Carthage assure son triomphe dans la lutte contre les donatistes, mais annonce en même temps son affrontement avec les pélagiens. Désormais, les hérésies mobilisent l'essentiel de ses activités.

La lutte contre les sectes

D'abord les manichéens, car Augustin s'est " égaré " dans sa jeunesse avec cette secte attrayante. Non pas l'Église iranienne (Mani était originaire de Babylone), mais la secte syriaque judéo- chrétienne comme l'a bien montré Patrice Cambronne - le traducteur de ses Confessions ( CAMBRONNE Patrice, Les Confessions, La Pléiade, op. cit.). Ce manichéisme prônait une dualité commode entre le Bien et le Mal, l'âme et le corps, la lumière de Dieu et les ténèbres de Satan. Augustin avait été séduit d'emblée par le fameux Faustus de Milev, le grand homme des manichéens d'Afrique du Nord, très versé en astrologie, très disert, grand débatteur " à l'éloquence suave ". Mais Faustus s'était révélé bientôt incapable d'être " le puits de science où il comptait étancher sa soif ". Augustin le trouvait surfait et se détachait peu à peu de lui.

En 392, alors qu'il venait d'être élevé à la prêtrise, il avait rencontré Fortunatus aux bains de Sossius, qui se montra lui aussi, inférieur à sa réputation, abusant des citations tronquées, esquivant le débat lorsqu'il se trouvait en difficulté. Ce sont des hommes qui prédisent les éclipses des astres, dira pour finir Saint Augustin, sans voir dans le présent leur propre éclipse!

Après 400, il entamera la lutte contre les donatistes très écoutés et très organisés en Afrique du Nord, surtout dans les campagnes, peu romanisées. Déjà en 311, certains chrétiens d'Hippone avaient élu un évêque concurrent, Donat, vite devenu le chef d'un parti " pur et dur " qui avait l'obsession de la perfection et du martyre. Le donatisme avait dominé toute la Numidie durant le Ive siècle, comme le rappelle Hamman dans La vie quotidienne du temps de Saint Augustin (HAMMAN A. G., La vie quotidienne en Afrique du Nord, au temps de Saint Augustin, Hachette, 1979.). L'hérésie entraînait souvent dans les campagnes la révolte des paysans contre les abus des propriétaires terriens.

Mais elle tournait parfois au brigandage autour des fermes et des celliers, d'où le nom de circoncellions donné à ces rôdeurs.

Lorsqu'Augustin devint prêtre d'Hippone, Primarius venait encore d'exacerber le schisme donatiste. Chargé d'organiser le nouveau Concile sur le Dogme, Augustin sut trouver les mots simples pour s'adresser aux humbles et aux illettrés. Il rédigera pour eux trois ans plus tard, le curieux Psaume alphabétique en latin populaire et en vers rythmés. La Conférence contradictoire de 411 rassemblera à Carthage les deux épiscopats rivaux et se révélera un triomphe pour Saint Augustin, signant du même coup la fin du donatisme.

C'est après cette date que l'évêque d'Hippone entamera sa dernière lutte contre les pélagiens. Prêtre irlandais, Pélage avait vécu à Rome où ses prêches pour une vie d'ascèse et de dépouillement avaient rencontré beaucoup de succès dans l'aristocratie romaine. Après le sac de Rome par Alaric en 410, Pélage s'était fixé à Carthage où il avait entamé d'âpres discussions avec Saint Augustin, en s'élevant contre le péché originel où Adam et Ève avaient été chassés du Paradis terrestre, ce qui revenait à dire que Jésus était mort pour rien. La lutte contre l'hérésie pélagienne se prolongera à travers Emeritus et Vincentius Victor à Cartannae, qui s'attardait à affirmer que l'âme est inséparable du corps. " D'où qu'elle vienne, il faut la sauver ", répond Saint Augustin. Il poursuivra un long duel avec le très cultivé Julien d'Eclane, fixé à Marseille, à propos du mariage, avec Cassien et Hilarius toujours à Marseille, avec les moines de l'île Saint Honorat (la seconde île de Lérins près de Cannes, aujourd'hui propriété des moines cisterciens).

Il interviendra encore dans le schisme d'Hadrumète (devenue Sousse en Tunisie) à propos du libre arbitre qu'il accorde aux chrétiens, à Thagaste où il ira défendre Alypius attaqué par le couple Mélanie-Pinianus, à Milev contre Antonionus condamné pour une histoire de moeurs (qui en appellera jusqu'au pape) ( LANCEL S., Saint Augustin, Fayard, 1999.). C'est ainsi qu'il multipliera jusqu'à sa mort les Conciles, les Conférences, les Conférences contradictoires souvent suivies de livres intitulés les Contrats, tel le " Contra Julianum ".

La doctrine de Saint Augustin

Ces batailles acharnées, ces polémiques interminables ont renforcé - on l'imagine - la doctrine de l'évêque d'Hippone. Procédant surtout par antithèse, il est ainsi parvenu à s'imposer comme un théologien hors pair. Sans entrer dans les détails qui dépasseraient le cadre de cette étude, on peut affirmer qu'il fait autorité sur les points essentiels : sur le péché originel qui a détourné l'homme de Dieu et l'a mis sous l'emprise du Malin, sur la prédestination qu'il a définie comme un courant qui emporte les fidèles vers Dieu. Il sait que l'homme est fondamentalement faible, comme un éternel enfant. Il a su parler mieux que tant d'autres d'un Dieu intérieur qui est au fond de nous. Il demeure, parmi les théologiens, le docteur de la Grâce qu'il définit comme un don gratuit de Dieu, une main qu'il nous tend lorsque nous sommes au fond du gouffre. Elle signe l'intervention divine tout en respectant le libre arbitre humain (GUEYDAN Nadine, Saint Augustin, l'algérianiste, n° 86.)

Son oeuvre est immense.

Quelques chiffres peuvent en donner une idée. Il a participé à 17 ou 19 Conciles, prononcé plus de 500 sermons, écrit plus de 225 lettres dont on a gardé le double et surtout 93 livres colligés en 232 tomes. Nous nous attacherons surtout aux Dialogues philosophiques et aux Confessions, bien analysées dans le premier tome de la Pléïade, seul paru pour le moment.

Les Dialogues philosophiques ont été écrits tous les trois en 386 à Cassiciacum pendant la retraite d'Augustinus Aurelius, juste après sa conversion. Dans le traité Contre les Académiciens, il s'attaque aux sceptiques et part à la recherche de la vérité. Dans La Vie Heureuse, il cherche le bonheur à travers la sagesse et la foi. Dans L'Ordre, il démontre que sa rencontre avec les platoniciens lui a permis d'exorciser le mal. Il a encore consacré des chapitres à la musique, au mensonge, au jeûne, à la continence, au mariage - un péché véniel - il a flétri la concupiscence et ironisé sur la tentation.

Les Soliloques font partie des Dialogues mais ils méritent une place à part, car ils se présentent sous la forme d'un monologue intérieur, entre Saint Augustin et sa raison. Dans le chapitre sur l'Immortalité de l'âme, il expose un syllogisme en trois propositions : 1 - La vérité ne meurt jamais. 2 - Or, l'âme en est habitée. 3 - Donc, l'âme est immortelle. Ainsi, comme l'a bien montré Maddy Degen ('), Saint Augustin savait dès 386 que la pensée est impérissable. Il allait consacrer sa vie à l'affirmer.

Les Confessions représentent l'ouvrage le mieux connu de Saint Augustin. Elles ont été écrites en treize livres entre 397 et 401, juste après son accession à l'évêché d'Hippone. Il ne faut pas s'attendre à un guide touristique bourré de détails sur Rome, Milan et leurs monuments. " Il s'agit plutôt, nous explique Jerphagnon, d'un immense psaume, au ton incantatoire, où le " je " afflue à chaque page et doit être comparé à celui de David, le Psalmiste. Pour J. F. Revel, les Confessions sont pour
l'essentiel une lettre ouverte à Dieu où Saint Augustin, parlant à la première personne, est en somme l'inventeur du genre autobiographique qui triomphera avec J. J. Rousseau, Châteaubriand et les Romantiques. Ce qui rend ces pages très attachantes, c'est encore leur sincérité absolue, inouïe pour l'époque. Qu'on en juge par ces quelques exemples.

Le vol des poires est une anecdote de son enfance à Thagaste, dans le verger paternel où des vauriens de quinze ans dont il fait partie ont saccagé un poirier pour le seul plaisir de chaparder. A travers cette parabole qui rappelle celle du Paradis terrestre, Saint Augustin a voulu mettre l'accent sur " l'attrait du fruit défendu ". Dans les Charnelles corruptions, il confesse sa folle vie de Carthage. Il nous fait surtout toucher du doigt qu'il trouvait alors sa volupté dans la souffrance des autres, dans le spectacle d'un combat de gladiateurs ou d'une tragédie. C'est ce que nous cherchons aujourd'hui dans les films d'épouvante ou de violence. C'était déjà du... sadisme.

L'histoire de Monique au livre ix est l'aveu d'une faiblesse de sa mère. Jeune fille, elle allait chercher du vin à la cave et avait pris l'habitude d'en boire une gorgée. Plus tard, avec les revers de la vie, elle se consola jusqu'à " lamper " une coupe pleine de vin pur, tant et si bien qu'une servante la traita un jour de " petite biberonne ". À sa décharge bien sûr, il y avait l'échec de son mariage avec un homme violent et volage. A son compte, son succès en gagnant au baptême son mari et son fils, ce qui lui vaudra de devenir Sainte Monique. Cette attitude de Saint Augustin devant sa mère est à rapprocher de celle d'Albert Camus, né lui aussi près de la frontière tunisienne, seize siècles plus tard. On sait qu'à Stockholm, pour son prix Nobel, il répondit à un étudiant algérien " Entre la justice et ma mère, je préfère ma mère ".
est vrai qu'il signifiait par là qu'il n'y avait pas de justice dans les bombes du F.L.N. Mais il est tentant de rapprocher à travers les siècles les phrases de ces deux philosophes si proches par la naissance, bien que l'un parle de justice et l'autre de vérité.

Au livre X , le chapitre sur la Mémoire est admirable. Saint Augustin s'émerveille de l'immense palais de sa mémoire... où sont archivés les sons, les couleurs, les saveurs. Avec seize siècles d'avance, ce passage évoque celui de la fameuse " Madeleine de Proust " dans Du côté de chez Szvann lorsque le jeune Marcel parle de l'édifice immense du souvenir et insiste sur l'odeur et la saveur qui restent encore longtemps à nous habiter.

Le livre sur la Trinité a été écrit presque en même temps que les Confessions. On le résume en général à une légende, bien illustrée par les tableaux de Boticelli et de Rubens où l'on voit un enfant occupé sur la plage d'Ostie à transvaser avec un coquillage l'eau de la mer dans un trou de sable. " C'est plus facile à expliquer, dit l'enfant qui est un ange, que le mystère de la Trinité du Père, du Fils et de l'Esprit- Saint ". On trouve encore un autre passage percutant sur la Trinité de l'âme où Saint Augustin nous explique que l'intelligence n'est rien si elle n'est pas précédée de la mémoire et suivie de la volonté.

La Cité de Dieu a été écrite dans les dernières années de la vie de l'évêque d'Hippone pour défendre les chrétiens accusés de la chute de Rome par Alaric. Il dénonce au contraire les Romains dégénérés qui font partie de ce qu'il appelle la Cité Terrestre. Et d'opposer cette cité terrestre corrompue, Babylone moderne où règne l'amour de soi - qui va jusqu'au mépris de Dieu - à la Cité Céleste, Jérusalem future, où régnera l'amour de Dieu qui doit aller jusqu'au mépris de soi.

Le style de Saint Augustin retient l'attention par la musique de ses phrases et l'émotion intense dont elles sont chargées Certes, c'est un style parlé, car l'évêque dictait à ses secrétaires au petit matin un texte auquel il avait travaillé pendant la nuit, mais il allie avec un rare bonheur la concision évangélique et l'ampleur cicéronienne. On y retrouve le Jusques à quand cher à Cicéron et les belles phrases rythmées dont il parle au chapitre Musique de ses Confessions. C'est un style admirable dont maints passages sont passés à la postérité. Ainsi ce florilège, digne de figurer dans une anthologie.

Voici la métaphysique, en deux mots
Dieu et l'âme - Rien de plus? - Non, rien.
Ou l'immortalité de l'âme expliquée... en souriant.
Cesse de gémir, l'esprit est immortel.
Voici la grâce en une image.
La grâce qui fait fondre nos péchés comme de la glace.
Ou encore la recherche définie ici bien avant qu'apparaisse la recherche scientifique.
Nous cherchons donc comme si nous allions trouver, mais nous ne trouverons jamais qu'en ayant toujours à chercher.
On croirait entendre Paul Valéry.
Quand on cherche on trouve. Mais quand on trouve, on cherche.
Voici une belle phrase rythmée sur le regret
Mes joies dignes des larmes, mes pleurs dignes de joie.
Sublime, cette prière sur sa mère Monique
Remets lui ses péchés, Seigneur, je t'en supplie.
Il a su encore parler de la splendeur de la nature
Ah!... la douceur du temps, l'éclat de la lumière si amicale aux yeux, le parfum des fleurs, des onguents; des aromates...
Et de la beauté de l'homme
la splendeur du corps... ces membres faits pour la caresse.
Et qui a mieux stigmatisé les manichéens que cet ancien manichéen lorsqu'il parle de Satan, le roi de la Ténèbre... ou de Un je ne sais quel Mani.
Cet évêque qui tutoie Dieu après avoir tutoyé Platon et qui évoque les plus grands penseurs de notre temps, voilà qui suffit à nous expliquer la montée de l'augustinisme.

L'augustinisme

Les Vandales de Genséric avaient débarqué en Afrique du Nord en 429. En mai 430, ils mirent le siège devant Hippone. Saint Augustin s'éteignit le 28 août 430... Les Vandales incendièrent la ville mais respectèrent sa bibliothèque!

Bône - Tombeau Saint augustin (Collection B.venis)
Bône - Tombeau Saint augustin (Collection B.Venis)

Dès la fin de l'Antiquité, s'il garde de solides inimitiés en Provence, il apparaît comme un maître très admiré de ses élèves et reçoit un éloge solennel du pape Célestin. Avec Saint Ambroise, Saint Jérôme et le pape Saint Grégoire, il fait partie des quatre Docteurs majeurs de l'Eglise. À preuve, cette figure la plus notable de l'époque, Fulgence de Ruspe, tout simplement dénommée " Augustinus abbreviatus ".

Au Moyen-âge, son influence règne à nouveau au moment de la Renaissance carolingienne. Elle inspire encore l'humanisme de l'École de Chartres au Xie siècle, elle se prolonge au mue siècle avec Saint Thomas d'Aquin qui cherche la synthèse de l'héritage aristotélicien et de la pensée augustinienne. Au mye siècle, les ermites se réclament de lui, comme Grégoire de Rimini. Luther et Calvin deux siècles plus tard, demanderont que Saint Augustin soit lu en premier. Et Montaigne n'est-il pas lui aussi un grand lecteur de La Cité de Dieu? Le XVIIe siècle sera le siècle d'or de Saint Augustin grâce aux éditions d'Érasme et de Louvain traduites du latin. La Bruyère ne voit que Platon et Cicéron pour lui être comparés. Descartes s'inscrit dans sa lignée. Et son " Cogito " " Je pense, donc je suis ", rappelle celui de Saint Augustin " Si je me trompe, je suis ". Mais ce sont les jansénistes de Port Royal au moralisme rigoureux qui le prôneront à tout propos. Pascal a baigné toute sa vie dans l'atmosphère augustinienne sous l'influence de son père et de ses soeurs et parle lui aussi de la misère de l'homme sans Dieu et de la douceur puissante de la grâce ( SELLIER P., Pascal et Saint Augustin, A. Colin, 1979.), Le Grand Arnaud en parle comme... du Grand Saint Augustin. Pour Cornélius Jansen, il est " le Père des Pères " et le restera avec son livre posthume sur Saint Augustin... contre les Pélagiens et les Marseillais.

Il faudra pourtant attendre le XIXe siècle pour voir la Renaissance chrétienne s'alimenter à l'augustinisme, comme l'écrit Marrou. Au xxe siècle, après le retour de ses reliques de Pavie en Italie, à Nice, on a célébré avec éclat le 1 500e anniversaire de sa mort en 1930 et le 1 600e anniversaire de sa naissance en 1954. Cette ferveur a encore augmenté en 1962 avec le retour des Pieds-Noirs d'Algérie et le retour clandestin de sa statue de Bône. Désormais, on célèbre chaque année en même temps, dans les derniers jours d'août, l'anniversaire de sa mort et de sa conversion dans les deux églises de Saint-Martin-Saint Augustin dans le Vieux Nice et du Sacré Coeur d'Antibes. C'est redire encore la fécondité de la pensée augustinienne. Chacun d'ailleurs le dit à sa façon. Les religieux reprennent avec solennité une phrase de l'Évangile en affirmant que sa voix résonnera longtemps encore, " pour les siècles des siècles ". Les littéraires aiment à rappeler qu'on ne lit pas Saint Augustin seul, mais avec Platon qu'il admirait, Montaigne et Pascal qui l'ont beaucoup lu, Nietzche ou Kirkegard qui le discutaient ou Proust, Valéry, Camus si proches de lui. Les historiens retrouvent une autre formule éprouvée, en affirmant que tout le monde a été, est ou sera augustinien... Amis algérianistes, c'est la grâce que je vous souhaite.