
Pour
la forêt de cèdres de Teniet-el-Haâd
Teniet-el-Haâd !
Qui n'a entendu prononcer le nom du petit chef-lieu de canton algérien
? Qui n'a entendu parler de sa forêt de cèdres ? Pourtant
qui la connaît ou l'imagine autrement qu'un site tout pareil à
tant d'autres ? Loin de moi pourtant la pensée d'en banaliser
l'aspect, et ce n'est pas pour les spéculateurs de beauté,
les vandales et les amateurs de papiers gras ou de boîtes de conserves
que ces lignes sont écrites.
Je m'adresse à vous qui aimez pour aimer et qui savez en toutes
choses découvrir une âme. Il est des sites qui élèvent
le corps et l'esprit, il semble qu'en y accédant on respire un
air plus léger en même temps qu'on libère la pensée
des trivialités et des servitudes sociales. Il est des grandeurs
qui vous dépassent, des somptuosités qui vous écrasent,
des silences qui effrayent. Ici, rien de semblable. L'imposante forêt
vous enveloppe et vous charme. Elle a tout juste la fierté qu'il
faut à une jolie femme pour contenir les admirateurs empressés
et se faire désirer.
Sans doute est-il agréable de l'aborder par la route lumineuse
et pittoresque d'Affreville, à travers ce chaos de montagnes
stériles plus boisées à mesure qu'on s'élève,
et qui apparaissent roses ou bleues selon l'heure du jour et la saison.
Pourtant, elle m'a été révélée un
matin de printemps, alors que j'avais abordé Teniet par le Sud.
et je ne crois pas que, vue pour la première fois à travers
des transitions de verdure, elle me fut apparue aussi imposante, aussi
belle, aussi saisissante de grâce et. de divine majesté.
Le steppe aride, venant de Chellala est long à traverser. Rien,
à perte de vue, sur ces Hauts-Plateaux que le " chih "
et l'alfa, la masse jaunâtre et moutonnante des troupeaux paisibles,
et parfois, aux abords d'un oued où coule une source bienfaisante,
les vestiges d'une plantation de pins, de trembles, de peupliers ; puis
les premières fermes avancées, misérables, de Zenakhra
du Sersou, celles où la terre est légère, l'eau
profonde et proie trop facile pour les nomades qui vont en caravane
et font, à l'époque d' "achaba ", remonter vers
les chaumes des colons du Tell les troupeaux faméliques du Sahara.
Voici pourtant le Nahar-Ouassel et ses eaux murmurantes, des terres
plus riches, des cultures verdoyantes, des fermes rapprochées,
des rideaux de verdure, des vallées dont la richesse brusquement
surprend, un village au nom devenu bien français et qui rappelle
les temps héroïques de la Conquête : Bourbaki. Bientôt
on traversera Taine, pauvre petit centre de colonisation dont le parrain
serait sans doute dépaysé en pareil lieu, tout comme Victor
Hugo, Hardy et même ce professeur que fut Burdeau dont on a donné
les noms à des villages plus ou moins prospères de la
lisière du Sersou qui regarde le bled, steppe d'immobilité
et de silence. A mesure que l'on avance on procède à une
lente mais sensible ascension. On monte vers le " col " (1)
du Haut-Atlas Tellien et dont on découvrait naguère des
plateaux la ligne sinueuse, découpée, imposante, qui barrait
l'horizon et dont un doigt exercé montrait les hauts lieux :
Taza-Letourneux, Teniet-el-Haâd, le massif énorme de l'Ouarsenis
avec son dôme et sa grandiose architecture de cathédrale.
Mais, atteindre la petite ville pittoresque de Teniet ce n'est pas atteindre
sa forêt. Hier encore il fallait utiliser le cheval et c'est toujours
le moyen le plus recommandable d'aborder les cèdres dans la joie
profonde de la découverte. Un chemin à peu près
carrossable permet désormais au conducteur prudent d'y monter
en automobile, et dominant le sol, on peut apercevoir, haut perchées
sur les falaises abruptes des masses de sombre verdure aux reflets bleutés
de l'acier et qui mettent la grâce de leurs découpures
sur le fond indigo du ciel. Rien qu'à les regarder, on respire
déjà l'air des cimes.
Il faut contourner la montagne par le Sud, quitter le chemin départemental
qui conduit vers les ondulations molles des contreforts cultivés
où émerge parfois le pic farouche, la falaise croulante,
l'entassement aride des rochers 'gris. Voici la route forestière,
une maison de garde, quelques chênes zéens, l'yeuse et
des buissons de houx. L'ascension se poursuit vers les premiers cèdres
clairsemés, chétifs, tourmentés. Puis, le chemin
s'enfonce sous les frondaisons. Une stèle commémorative
précise l'endroit où fut assassiné un agent de
l'Administration des Eaux et Forêts, victime du devoir en 1902.
Le peuplement de cèdres s'épaissit, les sujets sont plus
vigoureux, plus imposants ; il en est, droits comme des flèches
de vingt mètres qui se recourbent à leur sommet et déploient
avec grâce leurs hautes branches parasols à reflets de
métal. L'abîme aussi se fait plus profond, le flanc du
massif s'infléchit, qu'escaladent sous nos pieds les avant-gardes
de la forêt. Et la montagne nous dépasse, nous domine,
mais l'enchevêtrement confus des cèdres et des chênes
empêche d'en apercevoir le sommet.
Le silence devient de plus en plus lourd. Pourtant, parfois, on entend
le bruit d'ailes d'un ramier nui s'enfuit, le roucoulement de palombes,
le sifflet moqueur du merle, le coup de bec d'un pivert et, dans les
profondeurs de la forêt, le bruit sourd des cognées ; et
déjà sur nos pas, couchés en travers des pentes,
nous avons rencontré de grands troncs lisses et vigoureux, fins,
élancés comme des lances de joutes géantes, semblables
à celles dont usèrent jadis, dans un combat de légende,
Roland et Olivier se disputant la belle Aude. Les monts, sous nos yeux
éblouis chevauchent les monts comme les vagues pétrifiées
d'une mer en folie, et la lumière se joue sur les sommets violets,
mauves et roses comme la brise à travers les aiguilles. Elle
exhale en passant le bienfait de sa fraîcheur et, avec des senteurs
balsamiques, les harmonies de toute la forêt. On dirait d'un concert
des anges sur l'immense harpe éolienne. C'est beau !
Nous n'avons pas atteint le fond de notre émerveillement. La
route est plus rude, plus étroite, dangereuse.
Un cri ! Qu'est-ce donc ? Non, le conducteur, prudent, a stoppé.
Ce n'est pas de l'effroi que traduit ce cri : de l'admiration !
A nos pieds un précipice de deux cents mètres à
pic. Devant nous se découvre, à nos yeux émerveillés
un massif énorme qu'escaladent les cèdres. En bas, une
combe : les toits rouges de chalets (la maison forestière et
le refuge) à l'orée d'une clairière dans le vert
tendre d'un petit champ d'orge et de blé.
Les Vosges ? L'Alpe ? La Suisse ?... L'Afrique du Nord ! L'Algérie
!... On pourrait s'attendre à découvrir ici les tourelles
d'un château de légende, la demeure de Merlin l'Enchanteur.
Eh bien, là-bas, dans la couleur brumeuse des horizons montagnards
on devinerait Médéa, Miliana accrochés aux flancs
du Zaccar, Cherchell - la Césarée de l'Antiquité
- la Méditerranée !... Le désert à deux
pas, la dure colonisation au pied de l'autre versant. Mais non ! Ni
l'Algérie, ni la Suisse, ni les Vosges, ni L'Alpe neigeuse, ni
la légende nordique. Ici, est la pure nature, celle de tous les
lieux magnanimes, de tous les temps magnificents. Incorporés
à elle, nous ne sommes plus qu'une cellule de la forêt,
que l'être du Seigneur qui nous créa avec l'insecte, l'oiseau,
l'arbre et la source. Les bouches sont muettes - l'admiration vraie
n'est-elle pas indicible ? - Chacun sent monter en soi comme un magnificat
! ...Et doucement l'on descend vers la combe, vers le rond-point et
le col de Tighris.
Des gens, colons, commerçants israélites, rares touristes
troublent la quiétude de ces lieux de repos et ne craignent pas
de les profaner avec leurs éclats de rire et un phonographe qui
joue des airs de jazz. Plus loin, des chefs indigènes et leurs
convives - de hauts personnages européens - attendent qu'on leur
apporte le " méchoui " (2) qui finit de dorer devant
une braise ardente.
C'est donc en plein hiver, quand les profanes se détournent des
sommets glacés et de difficile accès, quand la neige couvre
les hautes branches, s'accroche aux aiguilles comme une dentelle de
féerie et qu'un épais matelas en recouvre l'humus, qu'il
serait bon de venir s'établir là pour des jours, avec
un être aimé, dans le silence et le recueillement ; on
aimerait s'inspirer de la forêt, de la pénétrer
en conquérant, d'en être pénétré soi-même,
de la sentir à soi, bien à soi, inviolée et superbe
! On aimerait, au refuge, jeter à brassées le bois sur
le feu clair de la cheminée ou voir sur le toit et sur la neige,
monter sa fumée bleue... le soir, entendre quelques beaux disques
- la seule chose possible en cet endroit - quelques sanglots de violoncelle,
une danse de Granados, un largo de Haendel, cette " Jeune fille
aux cheveux de lin ", de Debussy ou, évoquant en pareil
lieu la pompe d'un Escurial ou de Versailles, la " Pavane ",
de Ravel " Pour une Infante défunte " ; laisser dans
l'ombre errer sa rêverie, ou sous le rond de la lampe, sa plume
sur le papier blanc, " car, selon le mot de Carlyle, c'est dans
le silence que les grandes choses se forment et se concentrent. La parole
est au temps, le silence à l'éternité. Les abeilles
ne travaillent que dans l'obscurité, l'esprit ne travaille que
dans le silence. Le mérite ne travaille que dans la solitude.
" ; sentir au dehors la nuit froide et cette solitude vous envelopper,
laisser plus loin son rêve, agrandir les images de l'âtre
mourant ou celle de l'imagination à travers la forêt ténébreuse,
et ne plus entendre, sous le ciel étoile, à travers les
aiguilles et les branches, après la musique humaine, que celle
des divins concerts !
Forêt !
Fuyons, fuyons ces lieux troubles du printemps à l'automne, dans
la plénitude des heures de lumière, par ces gens inconscients
de la beauté et qui ne demandent à la forêt que
de beaux ombrages, à la montagne qu'un air léger. Eux
aussi se détendent et cherchent l'oubli. Mais point à
notre manière. Nous reviendrons au rond-point, dans l'hiver froid
ou ce soir même, après le coucher du soleil. Peut-être
à cette heure, risquerons-nous de rencontrer quelques gardiens
de moutons, quelque chevrier arabes sans troupeaux (3), drapé
dans le burnous, les reins sanglés d'une ceinture de cuir sur
la gandourah de toile écrue, dur visage, mains caleuses, sur
le bâton de cornouiller, jambes de bronze, mollets grêles,
pieds nus ou chaussés du cothurne antique en peau de chèvre.
L'homme passera et saluera d'un geste ou d'un mot, pressé d'aller
rejoindre ses compagnons dans les herbages de plaines. Ce sera peut-être
aussi quelque bûcheron berbère, austère et rude,
la cognée sur l'épaule, peut-être quelque cavalier
indigène égaré nous semblera-t-il, qui aura pris
par quelque traverse qu'il connaît bien... le garde forestier
lui-même, de sa tenue réglementaire. Ce sera tout et ce
sera encore quelque chose de la forêt. Mais les visiteurs vulgaires
auront fui dès les premiers symptômes du déclin
de la lumière.
Égarons nous clans les rochers glissants de mousse qui surplombent
les précipices, dans le fouillis des branches qu'ils recouvrent,
enfonçons nos pieds dans l'humus aux flancs raides de la montagne,
découvrons le sentier où nos pas plus légers nous
aideront dans notre pénible, mais enivrante ascension. Humons
l'odeur de la résine, le parfum délicat des fleurs printanières
qu'exhale l'herbe encore humide de rosée ou de pluie : la violette
humble qui se cache mais se trahit, les belles tubéreuses, les
lys blancs, les lys noirs, le muguet et les marguerites à fleurs
jaunes et aux larges collerettes. Elles s'inclinent sur leurs hautes
tiges. Des mésanges s'envolent d'un buisson de myrte. Montons
! Le sommet n'est pas loin, le sentier devient raide. Qu'importe ! Un
effort, encore. Qu'y a-t-il donc sur ce sommet ?... Le voici ! Une clairière
immense tapissée de hautes herbes, de coquelicots larges comme
deux mains, de grosses marguerites, de pâquerettes, de bluets.
Elle est entourée de cèdres, " ...Géants de
ces hauts lieux austères où règnent le silence
et l'aigle solitaire. " qui tamisent la lumière déjà
oblique sur l'horizon. Et là-bas, au delà du versant Sud,
dénudé, la fuite éperdue des collines brûlées,
des ondulations molles du Sersou... Ici. la paix, la fraîcheur,
l'abandon, l'oubli. En bas, la plénitude de l'effort, la sueur
acide, le soleil ardent, la poussière et la soif. Ici, la montagne
et ses bois, Alpes ou Pyrénées. Là, le Sud algérien,
les Hauts-Plateaux, les steppes, le désert, comme si un séisme
brutal avait englouti tout un monde entre ces deux extrêmes !
C'est en des lieux comme celui-ci que je voudrais voir élever
un de ces autels dont parle Carlyle, au silence et à la solitude.
Bras croisés, sur la poitrine gonflée, je contemple cette
nature orgueilleuse. Longtemps après, je descendrai lentement
- à regret - par un autre sentier...
Suis-je égaré ? Non point. Des voix amies m'appellent.
Pour rejoindre mes compagnons je marcherai logtemps. Voici de glands
troncs. Le cur en est mort depuis des ans ! Les vers ne l'ont
point entamé. La mousse, les lichens, les chèvrefeuilles,
les lierres, les grandes lianes épineuses, les recouvrent...
Le " Sultan " était ici. sans doute, au cur de
ce vaste rond-point formé par l'abandon d'un cèdre gigantesque.
La " Sultane " demeure, non loin, la " Sultane "
que six hommes géants ne parviennent point à embrasser,
la " Sultane " mutilée par la foudre et dont seul un
tronçon énorme subsiste, déchiqueté et qui
n'a pas moins de quinze mètres de haut !
Forêt ! Forêt !
Il te manque aujourd'hui quelque chose ; la voix énorme des grands
fauves. Peut-être une rare panthère s'égare-t-elle
encore quelquefois - bien rarement - sous tes frondaisons, venue des
forets inaccessibles de l'Ouarsenis... Mais le lion à grande
crinière, que traquait ici même, voici quatre-vingts ans,
le général Margueritte alors capitaine et commandant supérieur
à Teniet-el-Haàd, le lion de l'Atlas, au souffle puissant,
n'est plus.
Le sanglier s'y terre-t-il ? On ne le découvre pas. Le porc-épic,
peut-être, et l'hyène, amie de l'obscurité, et le
chacal et le renard à poil roux...
Forêt ! Forêt des cèdres de Teniet-el-Haàd,
prends-moi ! Garde-moi ! Élève moi ! ne me restitue pas
à la foule anonyme, aux tracas quotidiens, aux petitesses de
quelques pygmées imbéciles, dont les pensées et
les actes sont à la mesure de leur taille. Ne permets pas que
je descende et que je me diminue. D'ailleurs j'oublie que tout cela
existe, et m'attire, et m'aspire avec la force d'un poulpe aux tentacules
garnis de ventouses innombrables. Je veux oublier... ne pas descendre...
Forêt défends-moi ! Garde-moi ! Et surtout, de tes ennemis
- l'incendie, les troupeaux, le bûcheron, le vandale (souviens-toi
de Chréa) (4) le profane sacrilège, que sais-je encore,
forêt garde-toi ! (5)
René Saint-Georges.
(1) Teniet-el-Haâd signifie :
le " col du dimanche ", sans doute parce que de temps immémorial
les indigènes fréquentent son marché qui se tient
ce jour-là.
(2) Méchoui, mouton entier que l'on fait cuire devant un feu
de braise.
(3) Le parcours est interdit en forêt.
(4) Chréa : forêt de cèdres, moins grandiose que
la forêt de Teniet, sur les sommets de l'Atlas hlidéen,
en partie saccagée à à cause de sa proximité
des villes et transformée avec si peu de goût en station
d'été et de sports d'hiver.
(5) La forêt des cèdres de Teniet-el-Haâd est classée
comme parc national.