La territoriale entre en action
M. SAPIN-LIGNIÈRES
Historia magazine - la guerre d'Algérie n°62 (n° 271 du 18 décembre 1972)

Si, pour le premier point, la solution était entre les mains de Guy Mollet, qui, dès 1956, fit envoyer en Algérie une partie du contingent et rappeler les " disponibles ", pour le deuxième, la solution en revint à Robert Lacoste, qui réinventa les milices africaines sous le nom d' "unités territoriales ".
Le colonel THOMAZO commande les U.T. (les unités territoriales), formation de Pieds-Noirs qui doivent une semaine par mois de service actif, inventé par Lacoste .(mai 1958) . Unités Territoriales dissoutes après la « Semaine des barricades » de janvier 1960. ..

mise sur site le 14-1-2006

24 Ko
retour
 

-------L'ALGÉRIE, et c'est une des curiosités de son destin, n'a connu l'approbation unanime de l'opinion publique métropolitaine que dans les périodes où elle prodigua son sang. Zouaves et turcos de Solferino ou de Freeschwiller, le 19e corps d'armée pendant la grande épreuve de 1914-1918 et, plus près de nous, les " Africains " de la campagne d'Italie et de la Libération
eel laau France, tous connurent l'accueil enthousiaste des Français et entendirent de chaudes paroles - reconnaissance..., sacrifice inoubliable... - auxquelles ils crurent.

-------Et pourtant, il est non moins constant que, dans les périodes difficiles, l'Algérie a toujours rencontré l'hostilité d'une importante fraction de l'opinion métropolitaine. Orléanistes en 1830, républicains en 1871, partis de gauche de 1956 à 1962 en fournissent de navrants et permanents exemples.

-------La plus élémentaire manifestation de cette hostilité fut de refuser au commandement en Algérie, qu'il fût civil ou militaire, les crédits et les troupes indispensables à la mission dont il était chargé. Aussi fut-il souvent contraint de demander à la population algérienne les effectifs que lui refusait le pouvoir central.

-------Le premier qui eut recours à cette solution fut le général Clauzel, et ce, dès décembre 1830, cinq mois après la prise d'Alger. A peine de retour de l'expédition qui venait de conquérir Médéa et d'y installer Mostefa ben Omar comme bey du Titteri, il reçut l'ordre de renvoyer en métropole la majeure partie des régiments du corps expéditionnaire. Certes, les zouaves - corps alors indigène - existaient déjà mais ce n'était qu'un mince bataillon et les zouaves à cheval, nos futurs chasseurs d'Afrique, n'étaient que trente. Le général Clauzel eut alors l'idée de créer une milice avec la population civile d'Alger, non point à l'imitation de la Garde nationale, qui, en France, dépendait du ministre de l'Intérieur et avait surtout un rôle de défense du régime, mais bien davantage à l'image des milices coloniales qui, aux Antilles, par exemple, avaient joué un rôle essentiel dans la défense des îles.

-------Tous les habitants d'Alger, français, étrangers, maures et juifs, devaient y servir et se rassembler en armes chaque fois que la ville serait menacée et que, à défaut de tocsin, le canon tonnerait.

-------Mais cette première milice ne pouvait valoir que ce que valait la population civile d'alors. Nous n'étions à Alger que depuis cinq mois. Les Maures étaient dans une expectative dédaigneuse, les juifs n'avaient pas encore osé prendre les armes et la population française ou étrangère n'était guère composée que de cabaretiers et de boutiquiers - que nos soldats appelaient " mercantis ", le mot aura une longue et péjorative carrière - qui étaient plus occupés à ficeler leurs pauvres paquets et à chercher à s'embarquer qu'à combattre.

-------On sait l'hostilité pour l'Algérie de cette opposition qui venait de renverser Charles X et mettre Louis-Philippe à sa place ; aussi tous étaient-ils convaincus du prochain départ de toute l'armée.

-------Dans ces conditions, la mise sur pied de la " milice africaine ", qui fut ordonnée le 24 décembre 1830, était vouée à l'échec et un malheureux essai d'élection des gradés ne servit à rien d'autre qu'à la mieux discréditer.

-------L'idée ne tardera cependant pas à être reprise. La situation s'étant un peu améliorée et la population civile ayant augmenté, le général Savary, duc de Rovigo, put, le 21 septembre 1832, en appelant seulement les Français, constituer quatre compagnies de cent hommes et un peloton de trente miliciens à cheval.

Hors des murs

-------A chaque alerte, on courait aux remparts et on en défendait les accès contre les razzieurs audacieux qui voulaient profiter de ce que la garnison faisait colonne hors de la ville.

-------
Un jour entre autres, le 17 octobre 1835, le général Rapatel, commandant d'armes à Alger, repoussa une attaque, puis, prenant la tête de deux escadrons de chasseurs d'Afrique et du peloton des milices africaines, poursuivit les fuyards largement hors des murs. Ceux-ci se reformèrent derrière sidi M'Barek Mahieddine es-Seghir, khalifa d'Abd el-Kader à Miliana, venu avec ses réguliers tâter nos défenses. Malgré son infériorité numérique, le général Rapatel fit sonner la charge, nos cavaliers culbutèrent les troupes de sidi M'Barek et le peloton des milices africaines s'empara d'un drapeau.

-------Nommé une deuxième fois au commandement de l'Algérie, le maréchal Clauzel réorganisa la milice africaine en y incorporant tous les Européens de vingt à cinquante ans et, en 1846, ce fut une force sérieuse - deux bataillons, un escadron et une demi-batterie d'artillerie - qui participa aux opérations qui permirent au général Bugeaud de dégager toute la Mitidja.

-------La guerre révolutionnaire que nous subissions ouvertement depuis 1954, mais en réalité depuis près de trente ans par les lents efforts souterrains des extrémistes pour détacher de nous les musulmans, avait abouti, en 1956, à un pourrissement créant une situation difficile à laquelle le gouvernement Guy Mollet entreprit de faire face, notamment en donnant à Robert Lacoste, ministre résidant à Alger, des pouvoirs très étendus.

-------Le premier problème était militaire. La guerre révolutionnaire est, en effet, une considérable mangeuse d'effectifs. Pour pacifier, il faut obtenir la confiance de la population, la délivrer de la peur.

-------Restaurer cette confiance implique deux impératifs. D'une part, réunir des effectifs nombreux pour rassurer partout la population et lui apporter la protection dont elle a besoin et, d'autre part, faire se créer entre elle et l'armée une sympathie et une mutuelle compréhension qui seront le véritable barrage contre la subversion.

-------Si, pour le premier point, la solution était entre les mains de Guy Mollet, qui, dès 1956, fit envoyer en Algérie une partie du contingent et rappeler les " disponibles ", pour le deuxième, la solution en revint à Robert Lacoste, qui réinventa les milices africaines sous le nom d' "unités territoriales ".

-------En fait, la ressemblance entre milices africaines et unités territoriales se limite à cette continuité historique, car les rôles furent profondément différents. Les milices africaines agissaient un peu comme des pompiers de village, courant au feu et reprenant leur vie journalière dès l'incendie éteint. Les Français d'Algérie rappelés dans la territoriale eurent au contraire une mission durable. Groupés en bataillons dont les P.C. étaient proches de leurs domiciles, les " U.T. ", s'ils étaient mobilisés en permanence, n'étaient appelés à fournir un service actif que quelques jours par semaine, deux en moyenne. Conservant chez eux leur uniforme - sommaire - ceux qui venaient prendre leur tour de garde trouvaient aux P.C. de leurs unités armes et équipements et, leurs vingt-quatre heures terminées, remettaient ces armes aux suivants.

La chasse aux paquets

-------Pour le secteur Alger-Sahel, cela représentait un effectif total de 25 000 hommes fournissant quotidiennement 4 000 hommes pour le fastidieux mais nécessaire quadrillage de la ville, surveillant les écoles, les transports en commun, opérant des ratissages, contrôlant les identités, faisant de jour et de nuit d'incessantes patrouilles, fouillant les sacs, les voitures, les sacoches des bicyclettes, la chasse aux paquets abandonnés, s'efforçant partout et toujours d'entraver l'oeuvre de mort des terroristes.

-------Toutes ces missions étaient facilitées par la compréhension et la sympathie de toute la population. Elles étaient, en quelque sorte, humanisées par le fait que, opérant dans leur propre quartier, les territoriaux connaissaient la plupart de leurs concitoyens et apportaient ainsi à la nécessaire servitude des contrôles une gentillesse qui rendait plus légère l'exécution de ces missions. Le contrôlé d'aujourd'hui était peut-être le contrôleur de la veille.

-------On ne s'est jamais rendu exactement compte en métropole - si tant est qu'on le sût - de la servitude que représentait pour la population d'Algérie le service de la territoriale. Deux jours par semaine en moyenne, l'ouvrier - payé à l'heure - abandonnait son travail pour protéger ses concitoyens, mais aussi le commerçant, qui devait fermer boutique, l'employé, dont le patron gémissait de voir s'absenter son collaborateur, mais ce même patron se retrouvait, lui aussi, au P.C. des U.T. lorsque venait son tour et devait compenser par des heures supplémentaires ou la suppression des vacances le temps passé à la protection commune.

-------La " territoriale " apportait de surcroît au commandement l'outil irremplaçable pour réaliser la symbiose armée-population qui est la clef de voûte de toute guerre révolutionnaire, qu'on la fasse ou qu'on la subisse. Soldats deux jours par semaine, les territoriaux reflétaient dans leur P.C. leurs inquiétudes ou leurs espoirs de civils mais, les cinq autres jours, ils apportaient dans leur foyer et diffusaient dans leur entourage les mots d'ordre de l'armée et répandaient dans toute la population la volonté du commandement mise en forme par les 5èmes bureaux des états-majors, les bureaux d'action psychologique.

-------Toujours sur ce plan des U.T., un pas important fut franchi après le 13 mai 1958, lorsqu'on décida d'incorporer largement dans la territoriale les Français musulmans. A titre de test fut créé, le 5 juin 1958, le 20e bataillon U.T. dans la Casbah d'Alger. Ancien officier d'active mais aussi ancien tirailleur, je crus devoir en solliciter le commandement avec, pour adjoint, le courageux et toujours dévoué commandant Grisoni. Fort de 1 200 hommes, le bataillon était réparti en trois compagnies : U.T. 141, du capitaine Chailley, avec pour P.C. un bain maure de la basse Casbah, rue Scipion ; U.T. 142, du lieutenant Jammy, qui occupait non loin de Barberousse la maison modèle du centenaire de l'Algérie française ; U.T. 148, du capitaine Alba, installée près de la cathédrale. Pour schématiser les origines ethniques, disons que l'effectif du bataillon comptait 30 % de Lopez, 30 % de Lévy, 30 % d'Ahmed et il y avait aussi un petit 10 % de Dupont, mais au-delà de ces pourcentages statistiques, un seul et chaleureux état d'esprit, dont je peux résumer l'efficacité par cette seule notation : de jour comme de nuit, j'ai toujours circulé, dans cette Casbah que d'aucuns jugeaient inquiétante, seul, sans arme et sans jamais y avoir personnellement vécu le moindre incident.

Dans la Casbah

-------Témoins de la misère qui régnait dans la Casbah sous l'effet de la guerre, mais surtout parce que, tout naturellement, se rassemblaient là tous les déshérités, les ratés pitoyables, toute l'écume aussi d'une grande ville, les territoriaux eurent naturellement une action charitable (peut-être devrait-on dire " sociale ", mais le mot est sans rayonnement et sans chaleur humaine). Ce fut là surtout le rôle de leurs femmes, plus aptes que leurs époux à agir avec sensibilité et tendresse, et, sous l'égide du Mouvement de solidarité féminine créé par Mme Massu, s'organisa dans la Casbah une efficace cellule de ce mouvement.

-------Il était du devoir du commandant de prévoir l'utilisation des U.T. à d'éventuelles opérations actives. La territoriale représentait un réservoir considérable de bonnes volontés et les éléments les plus dynamiques s'impatientaient de la mission indispensable mais passive qui était la leur.

-------C'est dans cette hypothèse qu'il fut décidé, au sein des bataillons, de grouper des volontaires choisis parmi les plus jeunes et les plus solides dans une même unité à possibilités opérationnelles. Ainsi furent créées les " sections de choc ", distinguées par le port du béret " gourka " noir.

-------L'expérience en avait déjà été faite avec 1"U.T.B. ", unité territoriale blindée, sous l'égide du 5e régiment de chasseurs d'Afrique à Maison-Carrée. La participation heureuse de cette U.T.B. aux opérations menées dans le secteur de l'Arba par le 3e chasseurs d'Afrique, que commandait alors le colonel Argoud, incita le commandement à étendre l'expérience. Toutefois, il ne fut pas créé de section de choc au 20e bataillon, car sa mission dans la Casbah requérait tous ses effectifs

Des apéritifs et de vastes paellas

-------Tout naturellement et parce que cela est commun à toutes les armées, mais plus spécialement sur la base d'une population méditerranéenne, les U.T. ne tardèrent pas à organiser entre eux des apéritifs, de vastes paellas, voire des expositions de peinture. Tout cela, loin de nuire à l'exécution des missions, renforçait un esprit de corps naissant et apportait aux rapports humains une chaleur amicale.

-------Aussi, naturellement, il se créa à Alger, puis à Oran, des amicales de territoriaux qui éditèrent bulletins et revues. Le commandement voyait d'un très bon oeil se constituer de telles associations. Le général Salan accepta d'en être le président d'honneur. Chef du 5e bureau, le colonel Gardes eut, le premier, l'idée de regrouper ces amicales et même d'en augmenter largement l'audience en imaginant la création d'une Fédération des U.T. et groupes d'autodéfense d'Algérie. En effet, à la création des U.T. dans les villes et les villages avait correspondu la nécessité de faire assurer la protection de la population rurale par des éléments tirés de son sein ; ce furent les " groupes d'autodéfense ", essentiellement musulmans, dont on voulait consolider le bon état d'esprit en les associant encore un peu plus étroitement aux U.T,

M. SAPIN-LIGNIÈRES