sur site le 5/03/2002
-J'ai la couleur d'Alger
Ciel pommelé d'Alger, que ta lumière est douce, qu'il fait bon respirer l'odeur d'aurore salée de rues qui te sont consacrées. Que j'aime reconnaître à ton éclairage, au fond d'un square la silhouette de bananiers frappés d'exil. Que me trouble la mer violette, un peu plus loin, près de maisons marquées de nudité latine et de lessives à peine frissonnantes.
Texte de Jean Noël - 1961 -
phha n°49 septembre 1994

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la rue Randon
la rue Randon

-----Criailleries de rues où sèchent les lessives. Des enfants se disputent auprès de caniveaux. Paraît une matrone criant à son marmot d'aller chercher "le lait". Des nervis déambulent. Un marchand d'habits fait des trémolos. Aux filles à califourchon sur des chaises devant leur porte, un Kabyle propose ses colifichets. Dans l'ombre de la Casbah flambent les combinaisons des prostituées, des chemises sur fil de fer, des morceaux de mer, des fragments d'azur sertis dans une foule indélicate. Des hétaïres en rang d'oignons, chairs ramassées aux soutiens - gorge et bikinis, les visages sont imprimés dans ma mémoire, mais je reconstitue au bout d'une main claquante, la joue du subtil pédéraste ; au haut du bras lançant la lame à cran d'arrêt, la face inquiète d'un souteneur. Un geste, un mot suffit à dessiner un personnage. Mon film tourne ainsi qu'on voit au cinéma les ruines d'un village qui se reconstitue par un retournement d'images.
-------Lent au début, mon appareil accélère sa marche. Il vibre avec un bruit de roues dentées. J'entends crier le port. Des mains parlent dans les réduits pleins d'une odeur d'anis et de chansons de phonographes.
-------Sont inscrits sur les glaces les résultats d'un match de football. Entre deux palmiers peints, près d'un lion naïf : l'affiche du prochain bal ; on y distingue "Feu d'artifice" en capitales noires, et des timbres fiscaux. La

vue du môle
553 : vue du môle

Méditerranée se réverbère sur le mur blanc de chaux. Un navire de croisière se dresse, blanc, sur le ciel bleu. A gauche un cargo dort près de pyramides de soufre. Sa coque sang de bœuf se reflète dans l'eau verte. Le soleil couvre tout. On le dirait responsable du clapotis. Le phare de la jetée brille, en fusion, au point où s'assombrit l'outre-mer des ondes. Du liège flotte et des sardines asphyxiées par le mazout en irisations d'arc en ciel. Des marins en tenue s'agitent, minuscules sur l'aviso qui traverse le port.

Tram au square Laferrière
le tram, le seul, le vrai !

La ville s'accoude aux collines pour regarder. Des fenêtres étincellent, réponse à l'œil de verre de l'aviso s'allumant, s'éteignant sans raison apparente. Au bas de grands immeubles, il y a des cafés. Menthes, oranges, citrons, singent l'éclat des robes. Un orchestre accompagne l'oisiveté. Des tramways passent, des autos, des scooters, des charrettes de limonade. Un convoi, sans arrêt profile ses voitures sur la toile de ciel.
-------Magique lanterne de ma ville, suis - je autre chose que les couleurs de tes décors ? Je suis fait de soirs d'or, d'aubes salées, de midis meurtriers d'où j'avance vers vous. J'ai le visage de ma ville. Je porte ses hirondelles, ses poissons, ses barques, ses fritures, ses mosquées,
Mosquée place du Gouvernement
la place du Gouvernement, la mosquée.
ses rues, ses foules en chéchias, ses dockers, ses moules au vinaigre, les cyprès de ses villas, ses kiosques à journaux, ses arcades, les bois sacrés de ses coteaux.
-------Regardez ma veste à brandebourgs, ma culotte de cheval, mes bottes, mon fouet claquant. Clac... clac... voyez le port et ses bateaux, l'affiche du bal, clac... les voitures qui défilent. Clac...clac... entendez les flonflons de l'orchestre mêlant klaxons de mer et sirènes de ville. Voyez la fille "roulée", ses yeux noirs, l'échafaudage de ses cheveux, son peigne d'or... Regardez - la passer ma ballerine. Clac... clac... voilà les spahis en burnous rouge: Clac... c'est "grosse tête", l'idiot d la marine. Clac... ma belle, voilà la marchande de fleurs. Clac... clac commandez deux douzaines d'oursins. Voyez l'idiot qui "fait le chalutier", sifflant, soufflant, crachant marchant à pas pressés. Clac. clac... c'est un tramway et ses grappes humaines.
-------Rien dans les mains, rien dans le poches. C'est le soleil que je sort de ma poche. Vlan ! le voilà qui part. Regardez - le aux toiles bleue de l'éternelle tente frissonnante...
-------C'est bon de frissonner, ladies et gentlemen quand le soleil rougit l'ouest. La nuit bientôt s'allumera Vos instants sont comptés. Je voudrais cependant vous dire, beau damoiseaux et gentes dames, que mes cheveux sont cordages d balancelles, mes mains poissons entre deux eaux, mon costume teint de sirops, mes yeux de coquillages, mon visage une orange, mes oreilles étoiles de mer, mes ongles arapèdes, mes pieds langoustes, ma cervelle tramway gonflé, mon nez rascasse, mon haleine anchoyade et ma bouche soleil.
Vue sur Alger
Vue sur Alger la Blanche

J'ai changé de couleur
-------Ma famille s'est fixée à Alger quand j'avais quatre ans. J'y fis mes études. A vingt -cinq ans, tenté par l'arrière- pays dont on m'avait vanté la séduction, je choisis la carrière d'administrateur, qui me conduisit à travers le bled, douze années durant.
-------Si j'ai pris la couleur de ce pays, j'ai plus encore celle de la ville où s'écoula mon enfance, tant il est vrai que le décor de nos premières années nous marque d'une empreinte indélébile.
-------Le Français d'Europe éprouve, en dehors de toute considération d'âge, des difficultés d'acclimatation. Jusqu'à vingt ans, à chaque retour de vacances, je vis se profiler la côte algérienne avec un serrement de cour. A ma connaissance, on a fort peu parlé du processus d'adaptation qui crée les secondes patries. Il forme des personnalité dont les analogies sont presque aussi notables que les différences.
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Square Laferrière, monument aux morts
Notre Monument aux Morts et l'horloge florale.

-------Ainsi le musulman est souvent plus Français qu'il ne pense et le Français d'origine plus Algérien qu'il ne le croit. Ces deux caméléons ont rôdé trop longtemps côte à côte sur le même décor pour ne point se teinter de couleurs voisines. Ils ont respiré, sous le ciel aune des canicules, l'odeur forte et sucrée des mêmes touffes de jasmin ; ils ont éprouvé l'agonie de semblables crépuscules. Ils ont senti l'exquise et pénétrante fraîcheur d'étoiles brusquement écloses en un ciel bleu nuit, après la chute du jour. Leurs paupières ont battu nerveusement, leur gosier s'est noué sous l'oppression d'un même sirocco.
-------La couleur violente d'Alger en plein soleil représente assez bien leur creuset symbolique. Je me trouve en son centre. Alger est devenu mon pays par l'accumulation d'apports poétiques et sensibles. Ce sous -sol est amour plus que désir, car l'attachement résulte

Alger, le gouvernement général, lamer
le Gouvernement Général

d'une connaissance généralement ancienne. Ne nous en plaignons pas. Point de chef - d'œuvre sans une lente gestation. Le temps ne fait pas que dissocier, c'est un maître constructeur. Dieu est en avant...
-------J'ai donc appris la verte métaphysique des orangeraies, le frais et jaune déchirement sentimental des "vinaigrettes" tapissant les chemins ruraux du haut Alger. Le ciel bleu de printemps recouvrait leurs talus d'une transparence exceptionnelle. Née du hasard de l'aventure courue par ma famille transplantée, la rencontre d'un ciel fut à l'origine de ma mutation. Mon expérience représente l'annexion d'une solitude infiniment mélancolique. Rien n'est en effet plus évident que la tristesse du soleil africain. Elle nous contraindrait à tout quitter pour nous étendre devant la mer. Ainsi nous laisserions- nous stupéfier par le poison bleu. Et d'abord ce serait l'exaltation d'étendues purifiées où se perdent les clameurs les plus puissantes.
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--Au grincement de toutes nos cordes succéderait le silence. Nous fermerions les yeux pour protéger nos rétines de tant de douceur. Nous les rouvririons dans un renoncement d'âme et de chair sur le ciel presque noir, un ciel qui dissoudrait enfin nos forces pour l'hypnose... Pays des lotophages, ton azur est la seule fleur engourdissante.

Le décor a changé
-------Sur le champ de manœuvres, jadis peuplé de solitude et de vent, se dressent de grands immeubles et des gratte-ciel. D'une fenêtre du Foyer civique que je connais bien, on voit une bâtisse de quinze étages, découpée en "loggia" bleues, ornées de rideaux verts.

Le rond point du champ de manoeuvres
le rond-point du Champ de Manoeuvres

A ses pieds, sur un immense bassin circulaire, une foule d'enfants montent dans un bateau pareil à un steamer en miniature. Le voile blanc d'une femme arabe, les tricots rouges d'écoliers se reflètent dans l'eau verte entourée d'une esplanade lie-de-vin où l'on a planté des arbres avec leurs racines.

panorama
panorama

--------De grandes avenues, des ronds-points divisent géométriquement le paysage. Des bâtisses se sont élevées de toutes parts. Les coteaux verts ont disparu sous des amas de constructions. Alger, ville à croissante lente, s'est transformée en capitale champignon. Elle se hérisse de buildings, de cités monstrueuses dressant le cubisme et le surréalisme d'éclairages au néon sur des collines où, hier encore, broutait la chèvre. Les sentiers sahéliens d'ocre rouge, d'amandiers et de "vinaigrette", reculent de jour en jour sous la poussée fiévreuse de légions d'automobiles. Un ami américain me disait qu'Alger, de toutes les villes qu'il connaissait, était celle qui ressemblait le plus à New York...
-------Sur l'emplacement du Foyer Civique, avant - hier à peine, je me souviens pourtant avoir erré. La terre parcourue de sable fin n'offrait guère de refuge qu'aux clochards, parfois à la tente d'un cirque qui, le soir, substituait aux tristes sonneries militaires, l'éclat d'un orchestre de cuivres. Quand il pliait bagage, de pauvres forains prenaient sa suite. L'un d'eux n'avait pour toute fortune qu'un iguane dans un coffre. Pour dix sous, plusieurs jours durant, il me le montra. La frayeur que m'inspira la vue du monstre subsiste au fond de ma mémoire. L'homme, inquiet pour son iguane entré dans son sommeil périodique, l'exposait sur une couverture aux heures de plein soleil, afin de le réchauffer et de le ramener à la vie. Peut-être craignait-il de perdre avec lui ses moyens de subsistance... peut-être tenait -il à ce saurien par un lien secret d'affection ? Quoi qu'il en soit, le vieillard et son animal donnaient le sentiment parfait de l'exil sur une terre où la civilisation ne pourrait jamais s'installer...
-------Et voilà qu'un quartier pareil à ceux des grandes villes d'Europe a brusquement surgi de la désolation. J'ai vu les rues de la "Marine" qui n'avaient pas changé depuis la conquête, s'écrouler sous la pioche des démolisseurs, dévoilant l'intérieur de chambres rosies à la chaux près de la mer bleu lessive. La mosquée de la Pêcherie et celle de la place du Gouvernement subsistent en cet ancien refuge du pittoresque. Isolée parmi les buildings, elles ont pris l'air fragile des jouets de bois qui les représentaient à mon arrivée à Alger et qu'on offrait aux enfants de cette époque avant la classique promenade à âne sous les palmiers emplis d'oiseaux du square Bresson.

le kiosque du square A.Briand
le kiosque du square A.Briand

-------J'aime trop la vie qu'exprime cette croissance pour me plaindre du nouveau décor où je retrouve du reste à chaque pas des vestiges qui me sont chers. Mais il me faut bien constater que les villes d'Afrique se transforment comme un ciel nuageux au vent d'automne.
-------Nous changeons de couleur avec elles. Face à notre propre précarité nous allons dans le jour qui baisse.
------Qu'importe après tout d'imaginer la terre d'Alger avant l'apparition des premiers hommes ; que nous importe le désert qu'elle deviendra peut-être à la suite d'un cataclysme après tant d'agitation incompréhensible ? Seuls, le ciel et la mer contiennent l'éternité.

début de la rue Michelet

-------Ce n'est qu'une illusion dont nous pleurons la perte. Nous nous souvenons d'heures où chaque lumière révélait une image violente dans la nuit chaude. Nous n'avons pas oublié les sonnettes grelottantes des cinémas allumant l'incendie de nos imaginations trépidantes. Nous rêvions l'avenir à partir de firmaments chargés d'étoiles. Nous nous pensions éternels. Nous nous savons privés de l'immortalité dont subsiste en nos cœurs la vocation nostalgique.

-------C'est bien l'espoir de mon adolescence que je revis sous ce ciel "moutonnant".

-------La mer imprègne les rues de son odeur familière. De - ci de-là, surgit quelque élément du petit commerce d'autrefois. Devant une épicerie bleu fané, se tiennent deux Mozabites avec un air de chèvre. Une voiture d'enfant grince sous le poids de bonbons, de gâteaux et de "chewing-gum". Trois musulmans vendent des cornets d'arbouses au bord d'un trottoir.
-------Les grands immeubles n'ont pas encore mangé les maussades villas de cette rue contorsionnée. De vieilles dames cousent au sommet de perrons, devant leur jardinet tassé entre des murs sans joie. Si le temps tournait à l'orage, ces façades s'éclaireraient d'une lumière sulfureuse. J'évoque le bruit des premières gouttes de pluies sur les feuilles poussiéreuses des mandariniers. J'entends leur crépitement s'amplifier dans la fraîcheur soudaine et les parfums brutaux exhalés de la terre...
-----Ce ciel semble devoir rester à jamais pommelé. Mais derrière le travail de mon imagination vagabonde, se cache le besoin d'éternité qui me fait prêter à la nature des intentions identiques à mes désirs. Puérilement, je voudrais que perdure l'instant qui me paraît précieux.

-------Ciel pommelé d'Alger, que ta lumière est douce, qu'il fait bon respirer l'odeur d'aurore salée de rues qui te sont consacrées. Que j'aime reconnaître à ton éclairage, au fond d'un square la silhouette de bananiers frappés d'exil. Que me trouble la mer violette, un peu plus loin, près de maisons marquées de nudité latine et de lessives à peine frissonnantes.
-------Je m'arrête au bord d'une terrasse. Le ciel pelucheux s'est solidifié. Mes pensées se dissolvent. Je me sens "travaillé" comme un caméléon par les variations du décor... Ma vie se défait tandis qu'Alger se transforme.
-------Un concerto résumerait heureusement ces subtilités. Attentif, j'en écoute la musique imaginaire, face à la mer silencieuse qui me survivra.

Jean Noël
1961