ALGER
Louis BERTRAND DEVANT ALGER
par El-Boudali Safir
Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, nov. 1949, n°10 .Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot ou 40-42, rue d'Isly, Alger
sur site le 12-9-2005

85 Ko / 11 s
 
retour
 
Les dessins qui illustrent le présent article n'ont pas été réalisés spécialement pour ce texte ; nous les avons choisis, dans les cartons de Charles BROUTY, parmi des oeuvres d'époques différentes, quelques-unes remontant même au temps de Louis Bertrand, ces dessins nous ayant paru les plus propres à restituer au lecteur l'Alger de ce temps-là et l'atmosphère du "Sang des races D, de " Pépète le Bien-Aimé ", etc.

---------C'est à la poursuite d'une femme que Louis Bertrand débarqua en Afrique. Mais cette femme était depuis très longtemps morte, et sa seule image l'avait hanté avec une puissance invincible. C'est la fille d'Hamilcar, c'est Salambô qui fut la fiancée romanesque de ses vingt ans :
---------" Je la suivis, nous confesse-t-il, comme le Romain dévot suivait le signe augural repéré dans le ciel, comme l'homme du Sud suit sur le sable les traces délicates de la gazelle, pour trouver la source. Alors que ma raison divaguait à la poursuite de mille chimères, mon coeur savait que la Fille au serpent me conduisait vers ma vraie Patrie, je veux dire la patrie de ma jeunesse ".

---------Et c'est ainsi qu'il a abandonné sa morne Lorraine natale, au visage pâle et gris, au ciel livide et nuageux, pour venir s'installer à Alger, comme professeur de lycée.(le webmaster: Bugeaud!!)
---------Une émotion étrange le saisit dès son arrivée sur ce sol. Une véritable symphonie de phrases, revenues du plus lointain de ses lectures, remonte en lui pour chanter la gloire de l'Afrique. Des images se précipitent et viennent se poser sur les aspects vivants des choses. Le réel s'estompe alors et disparaît, la mémoire et l'imagination travaillent. Il nous conte lui-même ces jeux fréquents de son esprit, en pleine surexcitation :
---------" Je me souviens de l'étrange émotion qui me saisit lorsque je me trouvai pour la première fois devant Alger. Je me souviens surtout du tumulte d'images extravagantes que ce trouble fit naître dans mon esprit, tiraillé par de harcelantes réminiscences littéraires ".
---------Suivons-le, et nous reconnaîtrons, ça et là, un à un, les objets et les êtres que son imagination transforme en les embellissant. Ici, c'est le port ; là, le palais consulaire ; plus loin, des Arabes qui chargent des marchandises et des musulmanes voilées se rendant en visite.
---------" II me sembla, écrit-il, que je faisais un saut brusque dans le passé, que je venais de plonger tout à coup à des profondeurs vertigineuses, à travers des siècles d'histoire : ce que j'avais sous les yeux, c'était le port militaire de Carthage. Je voyais devant moi, sur un petit îlot, le palais du suffète. Oui, cet édicule trapu, avec ses lourdes colonnes doriques, ses faux airs de temple grec ou de mausolée carthaginois, ce ne pouvait être que le palais du suffète ".
Cet édicule trapu, avec ses lourdes colonnes doriques
Cet édicule trapu, avec ses lourdes colonnes doriques, ses faux airs de temple grec ou de mausolée carthaginois, ce ne pouvait être que le palais du suffète ".

---------Le langage, les voix de ces gens qui vont et viennent ne le tirent nullement de sa rêverie. Il poursuit, obsédé par la même image antique :
---------" Ces voix rauques, qui montaient des embarcations et des arcades inférieures des terrasses, avec les exhalaisons des vieilles murailles, et toutes les senteurs âcres de la marine, c'étaient celles des Mercenaires, dans la variété confuse des dialectes méditerranéens. Et Salambô elle-même, la pâle amoureuse de Tanit, voici qu'elle s'avançait le long des rampes de la terrasse, blanche apparition, empaquetée dans ses voiles et l'amas de ses vêtements précieux ".
---------Louis Bertrand est professeur et porte encore en lui le poids de son métier et de sa formation. C'est pour cela qu'à tout propos, des figures ou des images, surgies du plus lointain passé, viennent s'interposer entre son âme et la réalité. Et, d'évocation en évocation, de souvenir en souvenir, de réminiscence en réminiscence, il en arrive à détourner, presque complète-ment, les yeux de ce qui avait fait l'enchantement de ses devanciers. Ils étaient venus, ceux-ci, et ils viendront, comme Gide, à la recherche de l'Orient, avec ses couleurs, sa lumière, sa philosophie, son secret. Mais, cet Orient n'est pour lui qu'un mirage. Il le dénonce et se refuse à son emprise. Humaniste servilement fidèle à tous ses souvenirs livresques, orgueilleux admirateur des conquérants romains dont il s'imagine destiné à chanter et à proroger les gloires, il préfère, par dessus tout, l'impériale griserie que lui procure le rappel des grandeurs disparues, et court se réfugier dans des évocations antiques, chaque fois qu'il se sent sur le point d'être vaincu par le charme insidieux de la réalité présente. Non, proclame-t-il, la vérité de l'Algérie, c'est la Latinité, qui se perpétue et qui se renouvelle, avec une force prodigieuse, sous l'apparence de la vie musulmane.
Des charretiers, des carriers,venus de tous les bords de la Méditerranée
Des charretiers, des carriers,venus de tous les bords de la Méditerranée

---------Laissons donc les disciples de Mohammed à leurs mosquées, leurs rêveries, leurs caravanes, et partons à la recherche, à l'exploration de l'Algérie nouvelle, l'Algérie latine.
---------Aussi, n'est-ce pas lui qu'on verra s'attarder à écouter les chants de flûte qui accompagnent la rentrée du troupeau, ou les pieuses modulations des voix de muezzins. Orientalisme que tout cela ! Et il veut, précisément, engager la bataille contre l'orientalisme. II écrit dans la préface du " Jardin de la Mort ", tout plein d'évocations anciennes :
---------" L'auteur croit être le premier qui ait vu l'Algérie moderne comme un pays latin. Ceux qui l'ont précédé, romanciers ou voyageurs, imbus de préjugés romantiques, affolés d'exotisme, ou uniquement épris de notations pittoresques (c'est Fromentin qui est visé ici) , tous n'ont daigné apercevoir de cette Algérie que le peuple vaincu par nous. Ils se sont précipités sur le fragile décor d'une civilisation misérable et agonisante ".
---------Il ne faut donc chercher chez lui ni l'Islam, ni les Arabes. Avec entêtement, il s'en détourne et les ignore, pour réserver toute sa tendresse et tout son enthousiasme à l'Antiquité.
---------Mais il y a plusieurs antiquités.
---------Il y a celle des musées, fade et endormie. Il y a celle des ruines majestueuses et des villes d'or, sur lesquelles s'épanche son lyrisme. Il y a enfin, vivante et colorée, toute sonore ou sanglante, l'antiquité d'Aristophane ou des tragiques. ---------Frénétique, impudique, somptueuse, c'est elle qui l'émeut et l'exalte le plus profondément, c'est elle qu'il sent revivre ici. Il la revoit, dans la foule bigarrée des pêcheurs, des charretiers, des carriers, venus de tous les bords de la Méditerranée. Comme l'a dit un critique, " dans une taverne graisseuse d'Alger, il retrouve Plaute et Terence ".
---------La Casbah, où Fromentin savait passer des heures à crayonner et à rêver, ne l'intéresse qu'autant qu'elle sert d'asile à ses personnages de prédilection, ou de théâtre à leurs aventures. C'est un monde étranger ; la rue de Chartres est sa frontière. Il ne s'y hasardera que s'il s'agit d'y conduire quelques amis venus de France, en quête de plaisirs exotiques, ou de suivre Pépète écoulant son poisson au cri de " sardina fresca ", ou se rendant à la rencontre de quelque fille galante.
---------Avec quelle volupté, au contraire, il semble écrire, en tête du " Sang des races ", cette phrase orgueilleuse et sonore :
---------" On bâtissait l'Alger moderne "
---------Et nous la retrouvons avec ses tavernes, ses places, ses rues inachevées, avec surtout cette foule cosmopolite des Ramon, des Borrégo, des Bagongo, des Balthazars qui s'agitent, crient, rient, aiment, haïssent, bataillent, parmi les senteurs des mulets, celles des plâtres neufs et des poussières des bâtisses, les cliquetis des verres, les odeurs d'absinthe, les vociférations et les jurons lancés dans toutes les langues.

---------Parfois cependant, à la faveur de ses âpres amours, un frais souffle d'idylle vient traverser ce monde coloré et violent.

---------L'auteur nous mène alors en des décors sereins. C'est l'Afrique, c'est l'Alger éternelle, avec son ciel limpide et l'air salin de ses collines. Ce sont les ruelles de silence, la place ensoleillée qu'un jeune duc surveille du haut de son cheval de bronze, le coin de mer bleu que chantait Jules Lemaître, rêvant devant un frais breuvage, à la terrasse du " Café d'Apollon ".
-
-------Voici Pépète et Vincente, accomplissant au clair de lune une romantique promenade en barque. Ils arrivent au port, où s'amoncellent des poteries grossières, des tas de sacs, des rangées de tonneaux. Un parfum encore aujourd'hui reconnaissable emplit l'atmosphère.
---------" Cela sentait la coriandre et aussi une espèce d'odeur sexuelle émanée des grains en germination dans les docks avoisinants ".
.. Sardina fresca
.. Sardina fresca
Les Ramon, les Borrégo. les Balthazar...
Les Ramon, les Borrégo. les Balthazar...

---------La barque glisse sur l'eau calme, doucement et l'auteur poursuit :
---------" Le Petit Port, le vieux nid des corsaires algériens, s'arrondissait autour d'eux comme une coupe d'eau noire. Un voile de pénombre enveloppait les antiques bâtiments qui s'alignent le long des quais, des bruits de pas se perdaient sous les voûtes profondes de l'Amirauté ; et, balançant les petites flammes jaunes des lanternes à la pointe des mâts, les coques des torpilleurs émergeaient, toutes blanches de lune ".
---------La promenade se poursuit, et vainement nous cherchons à retrouver le vieux triangle blanc illustré par les estampes. Déjà la grande cité s'étire au pied du Sahel moussu, le long de la baie.
---------" Bientôt la courbe étincelante de la ville se dé-ploya devant eux, avec ses arcades et ses rampes de lampadaires qui s'infléchissaient dans la nuit ".

---------Mais, malgré le parti-pris de son attitude, Louis Bertrand est obligé, nous entraînant à la suite de l'un de ses héros, de se pencher sur l'un des aspects - le pittoresque de préférence - de la vie algérienne autochtone. Il brosse, alors, des tableaux pleins de réalisme et de couleur. Celui-ci n'a-t-il pas de quoi remplir de nostalgie les rêveries de plus d'un vieux bourgeois d'El Djezaïr :

---------" Mais de tous les endroits, celui qu'il préférait pour y flâner c'était un carrefour tellement resserré que les rues adjacentes empiétaient sur son pavé... Chaque matin, toute une agitation bigarrée et violente affluait là. Des femmes voilées passaient, allant aux provisions. Gênées par leurs vastes pantalons bouffants, elles marchaient comme de grosses poules, en se balançant et en écartant les jambes. Des négresses les suivaient, drapées de cotonnades bleues, des anneaux d'argent dans le nez et dans les oreilles ".
---------Et cet autre, d'une fraîcheur en ces lieux depuis longtemps disparue, sous l'uniformité sordide des teintes grises.
---------" Des bandes d'enfants piaillaient, en jouant à la marelle ou à saute-mouton...
---------" Les petites gandouras voltigeaient, les ceintures s'échevelaient et c'était un papillotement des tons les plus hardis : rose, carmin, rouge groseille, orangé, jaune-soufre, vert tendre. Mais l'intensité des odeurs l'emporte sur les couleurs. Dans le courant-d'air des ruelles, toutes pleines de boutiques, il venait des bouffées de graillons et d'huile rance, des relents de saumure, des effluves de safran, de piment rouge, d'anis et de cumin... "

---------L'auteur lui-même s'aventure, parfois, dans le labyrinthe des ruelles musulmanes.

Des personnages de l'époque de Louis Bertrand: les chevriers maltais
Des personnages de l'époque de Louis Bertrand: les chevriers maltais


---------Des visites à des courtisanes pleines de gravité antique - il était jeune encore et célibataire - de chaudes gorgées de thé prises chez le kaouadji, un bain subi avec résignation dans un hammam, lui laissent des souvenirs, qu'il aime à évoquer avec une humilité fausse. La dédaigneuse Fatma ne prête pas l'oreille à ses dissertations savantes et se fâche tout rouge quand il marche sur les tapis avec ses gros souliers. Tandis qu'au bain maure, soumis au zèle du masseur, il s'entend dire peu d'agréables choses, avec assez de philosophie :
---------" On me nettoya, on me retourna dans tous les sens. Parfois, le grand maigre s'arrêtait et agitait au-dessus de ma tête ses mains savonneuses :
" Regarde comme tu étais sale... Regarde ta peau, ta sale peau
".
---------Il va même, parfois, jusqu'à rendre un étonnant hommage à ceux que son regard le plus souvent évite. La sérénité et la noblesse de certains visages, de certaines attitudes, ne manquent pas de le frapper. lI s'arrête un jour devant une masure délabrée qui fut un café maure et où l'accueillent très aimablement un vieux couple d'Arabes, très misérables. II veut leur payer leur hospitalité. L'homme refuse l'aumône, et notre voyageur d'écrire :
---------" Il lève vers moi un regard timide, et voici que tout à coup je distingue, dans ses pauvres yeux aux paupières saignantes, une flamme d'une douceur et d'une noblesse singulières. Cet être a une âme... Elle l'illumine d'un tel éclat que j'en oublie ses haillons... C'est un visage purifié par la contemplation. J'ai devant moi un homme qui, chaque jour se prosterne trois fois et dit Ies cinq prières du Prophète, en inclinant son front vers l'Orient. Hélas ! chez nous, cette beauté toute spirituelle du regard n'est plus dans les yeux des simples ".
---------Toutefois, chez Louis Bertrand, cette attitude est rare.
Satisfait de ses découvertes, raidi dans ses points de vue, il a vite fait d'étendre ses préjugés, ses parti-pris d'artiste à des domaines très étrangers à l'art. D'une réaction légitime et même originale, contre l'orientalisme, il s'est composé, très consciencieusement, une attitude de lutte et de combat. Systématiquement, il part en guerre contre tout ce qui n'est ni européen ni chrétien et mufti-plie ses offensives contre ceux qu'il désigne, avec une perfide équivoque, sous le terme dédaigneux de Barbares.
---------Peu à peu, et par des glissements inévitables, ses rêveries et ses évocations finissent par devenir des prétextes à des thèmes et des démonstrations d'étranges considérations de philosophie politique ou d'histoire, établies sous le signe maléfique du racisme et où, naturellement, Gobineau vient usurper une place éminente de faux dieu, vers qui montent, avec application, toutes ses adorations et ses louanges. On sait, finalement, où tout cela le conduisit.
---------Mais ces aspects et ces aberrations ne nous intéressent pas ici.

---------Il importait, pour nous, tout simplement, de souligner que, malgré les harcèlements de ses réminiscences livresques, malgré le parti-pris de n'aimer et de ne glorifier que les conquérants ou les constructeurs latins établis sur la terre d'Afrique, Louis Bertrand n'a pu échapper complète-ment au sortilège que notre Alger enferme encore, en ses vieilles maisons arabes, de vie originale, impétueuse, attachante. Quelle plus éclatante preuve de la beauté de notre capitale que cette séduction triomphante ?

El-Boudali SAFIR.
Illustrations de Charles BROUTY.