CHAPITRE IV
AVANTAGES PARTICULIERS A LA VOIE ÉTROITE EN ALGERIE
I. Points stratégiques
et centres de colonisation que la voie de 1 m 45 peut desservir.
Nous avons vu que le Tell s'élève, du littoral à
la ligne de faîte du Petit-Atlas, par échelons successifs
de plusieurs centaines de mètres chacun et le plus souvent très
brusques. On comprend qu'une semblable configuration du sol rende l'accès
de certaines localités extrêmement difficile pour un tracé
de chemin de fer.
Nous pourrions même citer nombre de points stratégiques et
de centres de colonisation de première importance, qui sont complètement
inaccessibles au tracé de la voie large, et que la voie étroite
seule peut atteindre.
Nous avons déjà cité, à l'occasion du tracé
(2è partie, chap.1), l'exemple si frappant de Saïda et d'Aïn-el-Hadjar,
que chacun peut apprécier de visu. Le tracé de la voie large
devait absolument se détourner de Saïda et abandonner complètement
Aïn-el-Hadjar. On se demande alors ce qu'un pareil tracé aurait
bien pu desservir dans ces parages. Et cependant ces cas se rencontrent
à chaque pas en Algérie.
Mais nous ne voulons pas y revenir et nous prions de vouloir bien se reporter
à ce que nous avons dit précédemment à l'occasion
du tracé, chapitre 1er, construction et suivantes.
II. Rapidité
d'exécution. - Nécessités militaires.
N'oublions pas, (1ère partie, transports tels qu'ils sont nécessaires...),
que l'Algérie est une colonie, un pays neuf où tout est
à créer. Si l'on veut réellement tirer parti de cette
grande et riche colonie, il faut nécessairement procéder
comme en Amérique, faire ce que les Anglais font partout, aux Indes,
en Australie, dans la Nouvelle-Zélande, etc... : Commencer par
sillonner le pays, en toute hâte, de voies ferrées distribuant
la vie et assurant la sécurité; le reste vient tout naturellement
ensuite, la colonisation et la richesse suivent de près, l'initiative
individuelle s'en charge.
Il faut procéder rondement et sans hésitation. Dans un pays
neuf, dont l'occupation coûte cher, la première nécessité
qui s'impose est de faire vite; car chaque année de retard impose,
en sacrifices stériles et en richesses perdues, des pertes énormes,
sans compter qu'une action vigoureuse, seule, peut donner aux colons,
industriels et capitalistes, la confiance et l'entrain nécessaires.
Il est évident pour tous qu'un réseau, dans un pays difficile
surtout, peut être établi plus rapidement à voie étroite
qu'à voie large, puisque les travaux sont beaucoup moins importants.
En matière de travaux, presque toujours la rapidité est
soeur de l'économie et marche de pair avec elle. Nous croyons tout
à fait inutile d'insister sur ce point.
Mais, de plus, en dehors de l'exécution générale
d'un réseau, il se présente souvent des cas spéciaux,
des nécessités très pressantes qui réclament
une solution immédiate sans délai possible. Tel est le cas
de la ligne militaire de 115 kilomètres de Modzbah-Kreider-Mecheria,
dont l'insurrection du Sud-Oranais de 1881 a fait surgir tout à
coup la nécessité et qui a dû être établie,
pour cause de sécurité, avec le maximum de rapidité
possible( Rappelons que la même nécessité
s'est imposée en Bosnie, à l'armée autrichienne,
et qu'on a du y pourvoir par l'établissement d'urgence de la ligne
de Brood-Zeniea-Sarajevo, voie étroite de 270 kilomètres
- Voir l'Introduction ).. C'est un exemple frappant et plein
d'actualité, des immenses services que les voies ferrées
sont appelées à rendre à la sécurité
aussi bien qu'à la colonisation de l'Algérie. Aussi empruntons-nous
l'extrait ci-après au compte rendu sommaire de la construction
de la ligne de Mecheria, publié dans le Génie civil du 15
mai dernier, par M. Chabrier, ancien ingénieur de la voie des chemins
de fer de l'Ouest.
Historique.
- A la fin de juillet dernier, dit M. Chabrier, le premier soin de MM.
les généraux Saussier et Delebecque, en venant prendre possession
de leur commandement en Algérie, fut de visiter les Hauts-Plateaux
Oranais, où l'insurrection avait fait tant de ravages et causé
une si grande émotion. Les trains du chemin de fer d'Arzew à
Saïda conduisirent alors ces généraux au delà
du Petit-Atlas, sur le versant des Chotts, jusqu'à Modzbah-Sfid,
à 237 kilomètres du littoral.
" Il faisait à cette époque (fin juillet 1881), dans
le bassin des Chotts, une température torride. Nos troupes d'Afrique,
pourtant si aguerries, qui parcouraient depuis trois mois ces déserts
sans fin, traînant, sous un ciel de feu et à travers les
sables brûlants, leurs convois de ravitaillement, s'exténuaient
sans résultat possible.
" Les généraux jugèrent d'un coup il la
situation ; et, abandonnant sans hésitation les vieux errements,
ils adoptèrent immédiatement la vraie tactique :
" Choisir et occuper des points stratégiques, tels que le
Kreider, Mecheria, Aïn-Sefra,...
rendant impossibles les incursions des insurgés ;
" Aménager ces postes militaires, de manière à
y rendre la vie des troupes supportable ;
" Relier ces postes par une ligne ferrée à voie étroite
qui, en permettant la concentration et le ravitaillement par la locomotive,
assurerait la sécurité du Sud-Oranais et économiserait
à la France le sang de ses enfants, aussi bien que les dépenses
excessives et sans cesse renaissantes, des transports à dos de
chameaux, à travers les Chotts et les sables du désert.
" L'inspection des généraux Saussier et Delebecque
avait lieu les 22 et 23 juillet 1881.
" Le 1er août, le général Colonieu montait à
Sfid prendre le commandement de la colonne, avec laquelle il partait le
5 août, accompagné de M. le directeur du génie Guichard.
Le 10, après cinq pénibles journées de marche, il
campait avec ses troupes à Mecheria, sur l'emplacement du poste
qu'il venait créer et garder.
Avancement
des travaux. - Le 4 août, les Chambres votaient l'établissement
d'urgence de la ligne stratégique de Modzbah-Sfid au Kreider et
à Mecheria, que les ingénieurs et administrateurs de la
compagnie Franco-Algérienne, dans un élan d'enthousiasme
patriotique, s'étaient engagés à faire en 100 jours
jusqu'au Kreider, sur 31 kilomètres, et en 250 jours jusqu'à
Mecheria, sur 115 kilomètres.
" L'ordre d'exécution était lancé par télégramme
de M. le général Saussier, adressé à M. Fousset,
ingénieur en chef de la compagnie, le 6 août.
" Le 7 août, 1,500 ouvriers étaient à uvre.
" Le 27 septembre, la locomotive sifflait aux sources du Kreider
: les trente-quatre premiers kilomètres, malgré les chaleurs
torrides d'août et de septembre, étaient enlevés en
cinquante-deux jours; et le 29 septembre, MM. les généraux
Delebecque et Germain, accompagnés de leurs états-majors
et de tous les chefs de corps, inauguraient l'arrivée de la locomotive
au Kreider, remerciaient chaleureusement, au nom de l'armée et
du gouvernement, la compagnie et ses ingénieurs de l'effort prodigieux
qu'ils venaient de faire et des résultats sans précédents
qu'ils venaient d'obtenir.
" Le 15 octobre, les trois colonnes commandées par le général
Delebecque, avec 7,000 chameaux, étaient concentrées en
gare du Kreider et s'enfonçaient dans le sud, emportant de M. Fousset
la promesse que les Chotts seraient franchis et le ravitaillement des
troupes assuré sur la rive sud du Chott, avant la Saint-Hubert
(3 novembre).
" Le 25 octobre, la première locomotive franchissait le Chott,
et, le 30 octobre, la gare militaire de Bou-Guetoub était installée
sur la rive sud.
" Le 13 décembre, la gare mobile de l'avancée, installée
au camp de Bir-Séria (kil. 313), y assurait tous les ravitaillements
de l'armée. - Soixante-seize kilomètres, dans lesquels se
trouvait comprise la traversée du Chott, étaient donc terminés
en cent-vingt-huit jours.
" Malheureusement, les désastres accumulés par les
ouragans, neiges et inondations de décembre, vinrent enrayer un
moment cet élan ! Du 13 décembre au 21 février, tout
approvisionnement de matériel fut suspendu, par force majeure.
" Et cependant, malgré cette interruption forcée de
70 jours, la locomotive arrivait à Mecheria, à 115 kilomètres
de Modzbah, et à 352 kilomètres du rivage, le 2 avril, c'est-à-dire
le 239e jour qui suivait l'ordre d'exécution.
" Le 10 avril, M. le général en chef Saussier, accompagné
des autorités civiles et militaires, partait d'Alger à 6
heures du matin et arrivait le soir même à Saïda. Le
lendemain 11, le train d'inauguration franchissait
en 7 heures de marche le petit Atlas, le désert et les Chotts,
qui séparent Saïda de Mecheria. Rien n'eût été
plus simple (s'il y avait eu utilité quelconque), comme chacun
le faisait judicieusement observer, que de continuer sa route la veille,
au lieu de passer la nuit à Saïda : parti d'Alger le 10 à
6 heures du matin, on serait arrivé à Mecheria le 41, à
5 heures du matin , et on se fie rendu d'Alger à Mecheria en 23
heures *" (*Au commencement de la campagne, huit
mois auparavant, les troupes ne pouvaient se rendre en moins de six journées
de marche pénible, seulement de Saïda à Mécheria.)
Tous les ingénieurs seront évidemment de notre avis quand
nous affirmerons qu'il eût été impossible d'obtenir
ces résultats avec le gros matériel de la voie de 1 m 15.
Et cependant cette rapidité était indispensable, la sécurité
de toute une province l'exigeait et le ministre de la guerre la réclamait
impérieusement !
Qui oserait dire que cet exemple d'hier, auquel personne ne pensait, il
y a deux ans, ne se représentera pas sur un point ou sur un autre
de notre grande colonie !
III. Les montagnes de glaise et les orages d'Afrique.
-
Nous abordons là un chapitre fort délicat. Mais il faut
avoir le courage de toutes les vérités, si désagréables
qu'elles puissent être ; car ce n'est pas en cachant le danger,
mais bien en le regardant en face, qu'on peut le conjurer.
Nous avons déjà dit, d'une part, que les chaînes de
montagnes escarpées du Tell, que doivent couper, perpendiculairement
ou à peu près, toutes les lignes de pénétration,
qui sont les plus importantes pour la colonie, sont en général
très escarpées et souvent formées de glaises glissantes,
impossibles à éviter.
D'autre part, la pluie, qui est inconnue dans ces parages pendant les
huit mois d'été, s'abat généralement pendant
l'hiver en trombes effrayantes. Dans ces montagnes et vallées de
glaises dénudées, ces violents orages provoquent des glissements
et produisent de subites inondations qui viennent bouleverser les voies
de communication. Sans remonter plus loin, chacun se rappelle la tourmente
de la mi-décembre dernier (1881), pendant laquelle une couche d'eau
de 272 millimètres s'est abattue en 24 heures dans la Vallée
de l'Habra, par exemple ; et l'on sait que ces orages
exceptionnels, qui se sont étendus sur les trois provinces, avec
des variations de date et d'intensité, emportant les ouvrages et
coupant les remblais, ont interrompu momentanément la circulation
sur presque toutes les lignes d'Algérie (de Bone à Guelma,
d'Orléansville à Oran, de Perrégaux à Mascara,
etc....) Certes, ces cas de rupture ne feront que se généraliser
par l'établissement des lignes nouvelles traversant les Portes
de Fer, les Gorges de la Chiffa, le Pont-de-l'Isser, et mille autres passages
difficiles.
C'est assurément là, dans l'établissement du réseau
algérien, un gros facteur, qu'il serait inutile de dissimuler et
avec lequel il faut absolument compter.
Il n'en faut point pourtant grossir démesurément les conséquences.
Certes, des interruptions répétées dans la circulation,
entre le Havre et Marseille ou entre Paris et Bordeaux, auraient de terribles
conséquences. Mais la chose est bien différente entre Constantine
et Biskra ou entre Oran et Mecheria. ll faut prendre l'Algérie
pour ce qu'elle est, un pays à grands extrêmes : grandes
sécheresses et grands orages, énorme production et stérilité
complète, etc... On n'abandonne pas la colonisation d'un plateau
fertile, parce qu'il a eu le malheur d'être éprouvé
par la sécheresse pendant une ou plusieurs années ; car
vient ensuite l'année d'abondance qui paye pour toutes les autres.
De même, on ne peut songer un instant à écarter l'établissement
d'une ligne nécessaire, parce que quelques-unes de ses parties
seront de temps à autres menacées par les éléments.
Ce qu'il faut seulement - mais il le faut absolument - c'est tenir très
sérieusement compte de cette situation particulière, dans
l'étude du programme du réseau de voies ferrées le
mieux approprié à la situation de l'Algérie et à
l'ensemble de ses besoins.
A ce point de vue, il est évident que le type de voie ferrée
qui convient le mieux à notre colonie est celui qui répond
le plus complètement aux deux conditions suivantes :
1° Diminuer les causes d'interruption ;
2° En réduire la durée au minimum.
a) Diminuer
les causes d'interruption. - Pour s'appuyer sur les flancs d'un
coteau, ou gravir des montagnes de glaises, tout en réduisant au
minimum les chances de glissements, il est évident qu'un tracé
doit s'appliquer à épouser le sol naturel et à contourner
les mamelons sans les couper, ou en les entamant
le moins possible, car là est le grand danger.
Or, après ce que nous avons dit (voir pages 29 et suivantes) à
l'occasion du tracé, il est inutile d'insister pour faire comprendre
tout le parti qu'on peut tirer à cet égard, d'une voie flexible,permettant
d'employer, sans aucune difficulté ni inconvénient, pour
la voie de 1 m 10, des courbes de 150 mètres et même moins.
La voie étroite offre, donc, à ce point de vue, des avantages
vraiment très considérables sur la voie large.
b) Réduire
au minimum la durée des interruptions. - Quelles que soient
les précautions prises, il ne faut point compter cependant, au
milieu de ces glaises et par certaines tourmentes, pouvoir éviter
complètement toute avarie
1° C'est un ouvrage insuffisant, pour débiter
une trombe d'eau, qui s'abat inopinément sur un point où
jamais il n'avait été vu d'eau et où, peut-être,
il ne s'en verra plus jamais ; car c'est le propre de ces phénomènes,
de changer constamment de lieu ;
2° C'est un remblai entamé ou même
emporté par le débordement d'un oued insignifiant, dont
les eaux furieuses ont augmenté mille fois de volume en deux heures,
et ont passé comme un ouragan, pour laisser de nouveau le lit à
sec le lendemain;
3° C'est un massif de glaise qui s'est mis en mouvement
et qui vient obstruer la voie ferrée, sans qu'on puisse songer
à déblayer la ligne pendant que ces terres sont humides,
car en couper le pied serait accentuer le glissement, en le favorisant
;
Et mille cas analogues, la nature, au milieu de ces désordres,
étant malheureusement plus féconde en moyens de destruction
que l'imagination la plus fertile ne pourrait le supposer.
Voilà des difficultés avec lesquelles, quoi qu'on fasse,
on se trouvera toujours aux prises, à certains moments, en Algérie.
Il ne faut point s'en effrayer outre mesure ; mais il importe d'être
outillé pour y faire face dans tous les cas, sans laisser subir
à la circulation une interruption trop sensible. Or, à ce
point dé vue, la voie étroite offre des ressources vraiment
prodigieuses.
Sur la ligne à voie de 1m,10 d'Arzew à Saïda, nous
avons subi, pendant l'hiver 1881-1882, ces avaries sous toutes leurs formes,
occasionnées par la tourmente extraordinaire et sans précédent
des 13 au 15 décembre, et éprouvé des dégâts
plus graves encore, entraînés par a rupture du grand barrage
de l'Oued-Fergoug (Grand barrage établi sur la
vallée de l'Habra, parcourue par la voie ferrée, et qui
retenait plus de trente millions de mètres cubes d'eau.)
Nous avons donc quelque expérience des ressources de toutes sortes,
auxquelles il faut avoir recours pour renouer la circulation, malgré
les difficultés de toutes natures que créent, dans ces montagnes
d'argile, le déchaînement des éléments.
Sur cette voie de 1 m 10, nous avons des machines des trois types ci-après
:
1° Petite locomotive-tender de 10 tonnes à
vide, 12 en charge, à 3 essieux couplés, soit quatre tonnes
par essieu ; ces machines passent dans les courbes de 75 à 80 mètres
de rayon ;
2° Locomotive-tender de 20 tonnes à vide,
26 tonnes en charge, à 3 essieux couplés et 1 essieu porteur,
soit 6t,5 par essieu en pleine charge ; ces machines passent dans les
courbes de 100 mètres de rayon ;
3° Locomotive avec tender séparé,
pesant 26 tonnes à vide et 30 tonnes en pression, à quatre
essieux couplés, soit 7t`,5 par essieu ; ces machines passent dans
les courbes de 125 mètres de rayon.
En présence d'un ouvrage emporté, d'un remblai glaiseux
effondré et auquel il est impossible de toucher avant que les terres
soient séchées,- d'un massif de glaises humides éboulé
sur la voie, etc..., il suffit, pour maintenir quand même la circulation,
d'établir rondement, avec les bois courants qu'on a toujours sous
la main, un pont provisoire léger pouvant porter des charges de
4 à 7 tonnes par essieu, - de remplacer le remblai effondré
par une estacade en traverses, - de contourner le massif de glaises en
mouvement, par une déviation en courbe de 100 et même de
80 mètres de rayon, etc. - En multipliant les trains très
légers, on peut toujours traverser ainsi les moments critiques
et attendre les réparations complètes, sans laisser en souffrance
aucun intérêt sérieux. Il est de toute évidence
que le gros matériel de la voie de 1 m,45, lourd et rigide, n'offre,
au même degré, aucune de ces ressources précieuses.
Hâtons-nous d'ajouter que, s'il n'est pas permis de méconnaître
cette situation, et s'il convient d'en tenir le plus grand compte, des
cataclysmes comme celui que nous venons de rappeler sont cependant fort
rares.
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