sur site le 11/06/2002
-Alger : Les transports maritimes
Alger, premier aspect
Louis Bertrand de l'Académie Française a vécu une dizaine d'années à Alger à partir de 1891.
Voici un extrait de son livre.
nouvelles Éditions du Siècle, Paris, 1938.

20 Ko / 10 s
 
-retour
 
-------Je crois même qu'à cette époque les communications avec la France étaient plus rapides et plus nombreuses qu'aujourd'hui. La compagnie transatlantique et la compagnie Touache assuraient au moins quatre services par semaine. Les bateaux étaient bons marcheurs s'ils n'étaient pas très confortables. En partant de Marseille à midi, on devait débarquer à Alger le lendemain à la même heure : ce qui arrivait quelquefois.
-------Il y avait une véritable flotte pour desservir les lignes d'Algérie et de Tunisie. Je me rappelle avec reconnaissance les noms de ces vaillants marcheurs, qui se divisaient entre trois ou quatre catégories : il y avait les villes, les maréchaux, les princes et les saints, la Ville de Naples, la Ville d'Alger, le Maréchal Bugeaud, le Duc de Bragance, le Moïse, le Saint Augustin et, parmi les princes d'Israël, l'Eugène et, je crois bien, l'Isaac Pereire. J'ai conservé un souvenir particulier de l'Eugène Pereire pour en avoir été le passager pendant des années. Ce paquebot avait à Alger une réputation redoutable. J'entends encore un vieux broussard de commandant me dire avec une rudesse toute militaire:
- Vous partez par l'Eugène Pereire!... Ah! un sacré rouleur!
-------Ce "sacré rouleur " était une véritable fabrique de mal de mer. On y était horriblement secoués et, en été, envahis par les cafards. Mais c'était le meilleur marcheur de la ligne. Tout en agonisant sur ma couchette, je me disais : «Je souffre le martyre! Mais l'Afrique vaut bien cela! Ce n'est pas trop payé, même par vingt-quatre heures de mal de mer! »Le fait est qu'on dansait atrocement sur l'Eugène Pereire. J'aurais préféré une vitesse plus modérée sur un Prince ou sur un Duc, voire sur une Ville ou sur un Saint. Mon mauvais sort voulait qu'à chaque départ je tombasse sur a ce sacré rouleur " d'Eugène Pereire» Les paquebots ont la vie dure. Pendant trente ans, j'ai vainement tenté de l'éviter. Encore en 1920, c'est lui que j'ai retrouvé pour me conduire à Tunis. Il geignait dans toute sa carcasse disloquée, il semblait à bout de souffle, et il exhalait ce que Flaubert appelle poétiquement « l'odeur des voyages». Cela ne l'empêcha point de faire bravement sa route, tout comme un jeune bateau frais émoulu du chantier. Depuis, je ne l'ai plus revu. Qu'est devenu ce vieux compagnon auquel je ne puis songer sans un barbouillement de coeur et une obscure tendresse ?...
-------En général, la traversée est plutôt mouvementée. Mais elle est si rapide, qu'on n'a pour ainsi dire pas le temps de s'en apercevoir. Ce que nous craignions surtout, c'étaient les fureurs du golfe du Lion. Pour se fortifier contre cette épreuve, avant le départ de Marseille, l'usage était d'aller s'empiffrer de coquillages et de bouillabaisse dans un restaurant du Vieux-Port, chez Pascal ou chez Brégaillon. On espérait ainsi pouvoir tenir le coup. Quant à moi, je n'essayais même pas de lutter. Sans attendre le démarrage, je descendais tout de suite dans ma cabine, je m'étendais sur la planche de torture, et après avoir rendu à la Méditerranée tout ce que je pouvais lui restituer, je ne tardais pas à sombrer dans une sorte de coma délicieux. Le lendemain, vers huit ou neuf heures, le garçon, entrebâillant ma porte, me réveillait par un joyeux bonjour :
-Monsieur, on voit les côtes!
-------On voit les côtes!... Quelle cordiale nouvelle! Quelle musique douce à mes oreilles! Je me levais précipitamment : le mal de mer était oublié, je me sentais le pied marin. Et bravement je montais sur le pont, pour voir les montagnes d'Afrique émerger de l'eau bleue...
-------Quelquefois, en été, on avait une mer d'huile. Alors cela devenait tout à fait charmant. On mangeait avec appétit les menus plutôt sévères du bord. On arpentait d'un pied raffermi le gaillard d'arrière, où s'alignaient, tout le long du bastingage, des bancs de jardin encombrés
par des gens aux visages pâles et aux coeurs affadis. Au coucher du soleil, le spectacle était admirable : des immensités laiteuses, ou couleur d'ambre, légèrement teintées de rose, des soies chatoyantes, des moires liquides, où l'on se sentait doucement portés, où l'on
naviguait comme dans un rêve, jusqu'au moment où la mer éteinte par les grandes ombres nocturnes n'était plus qu'un petit bruit perlé, un glissement suave aux flancs du navire
-------Vers minuit, au milieu des ténèbres et de la fraîcheur un peu vive, on entendait crier :
- Les îles! Voici les îles! On aperçoit les feux!
-------Le paquebot passait au large des Baléares. On s'évertuait
à reconnaître les phares de Palma. La plupart du temps, on
ne distinguait rien du tout que de vagues scintillations d'étoiles dans les brumes et dans le noir opaque. Mais on se couchait tranquilles et satisfaits : on avait vu les îles!...
-------Le lendemain, on se levait, allègres, par une mer toujours calme. Plus de malades. La vue de la côte d'Afrique raffermissait tous les coeurs. On se croyait déjà débarqués.

  -------On parlait d'Alger comme si l'on s'y promenait. Il fallait entendre les conversations, - les touristes importants, qui avaient tout vu et qui se livraient à des comparaisons défavorables pour Alger; les femmes de fonctionnaires qui n'avaient rien vu et qui s'imaginaient qu'à Alger tout le monde avait la peau noire et les cheveux crépus, - naïvetés qui excitaient les quolibets des vieux Algérois : « -Ils se figurent Alger comme un pays de sauvages!... Mais Alger, c'est comme Lyon, mes bons amis! Mêmes toilettes, même tenue, mêmes élégances! Vous vous croiriez rue de la République, ou place Bellecour!...»
-------Cependant, le navire entrait dans la baie. Les hautes montagnes de Kabylie dominaient tout l'horizon, la courbe des rivages s'élargissait, se perdait dans le tremblement des vagues. On saluait, au passage, le cap Matifou et les petites stations balnéaires des environs... Et, peu à peu, la Ville Blanche se découvrait dans un repli de la côte, sous les collines du Sahel. On reconnaissait, à droite, le gros neuf blanc de Notre-Dame d'Afrique, les murs de la Casba, le fort l'Empereur et, plus à gauche, la coupole du séminaire de Kouba.
-------Le paquebot tournait, infléchissait sa course vers le Nord, et l'on voyait s'avancer sous le triangle des vieilles maisons indigènes, les voûtes et les rampes du nouveau port, les quais de la marine et l'alignement géométrique des maisons neuves qui formaient autrefois le boulevard de l'Impératrice : moderne ceinture du vieil Alger, façade imposante que la colonie offrait tout de suite à ses visiteurs. Mais on ne pouvait s'empêcher de remarquer des brèches dans cette façade. Le beau déploiement du boulevard était coupé par des trous qu'on mit beaucoup de temps à combler, - et cela finissait par les basses et laides bâtisses de la manutention militaire. En somme, un commencement qui n'aboutissait pas. Un beau départ qui semblait s'arrêter brusquement...
-------Enfin, les rampes du boulevard se rapprochaient encôrë. On identifiait les édifices connus et banalisés par la photographie et la gravure : le phare et le pavillon de l'Amirauté, la mosquée de la Marine et celle de la Pêcherie, les tours polychromées de la cathédrale, les palmiers du square Bresson et, dans le fond, l'Opéra municipal. C'était, et c'est toujours, une belle entrée, - une entrée qui ne vaut pas celle du port de Marseille, mais très saisissante aussi. Des passagers affirmaient que cela rappelait celle de Naples. Qu'importe! On était prêt pour des merveilles. On était grisé par cette lumière, cette couleur, ce mouvement de foules que l'on pressentait, étourdi par les vociférations des bateliers et des portefaix. Le minaret de la Pêcherie marquait une heure, - si l'on avait bien marché. Plus habituellement il était trois et quatre heures quand on débarquait. La boule rouge et blanche, signalant le paquebot de la Transatlantique, était hissée sur la lanterne du Perron. Des masses compactes de curieux se pressaient sur le terre-plein de la place du Gouvernement, envahissaient les rampes du boulevard... Jour de courrier! Tout l'Alger oisif était là, guettant le retour d'un notable de la colonie, curieux d'assister au défilé des touristes et des hivernants. C'était un événement important dans une journée algéroise de ce temps-là. Et il n'y avait pas seulement là des oisifs et des badauds attendant le retour de M. le gouverneur général, ou une fournée de sénateurs ou de députés venus pour une vague mission. Il y avait aussi l'honorable corporation des bouchers et des épiciers de luxe qui attendaient l'arrivée du «Veau de France », - viande de choix que l'on faisait venir à grands frais de la Métropole. L'arrivée du Veau de France était, elle aussi, un événement sensationnel...