-Alger, urbanisme
DÉCORS QUI S'ABOLISSENT
L'Afrique du Nord illustrée 6-9-1924- Transmis par Francis Rambert

DÉCORS QUI S'ABOLISSENT

A la débauche de publicité dont il s'entoura, l'on aura pu juger de l'importance du phénomène, j'allais dire du désastre.

Dans tous les journaux d'Alger, quotidiens ou autres, depuis plus d'un an, le même mot revient avec la monotonie d'un refrain : lotissement, lotissement...
Et cela se perpètre dans toute la banlieue d'Alger, avec ou sans architecte, avec l'eau, le gaz, l'électricité et facilités de paiement ; Bab-el-Oued, Frais-Vallon, Kouba, Mustapha-Supérieur, Bouzaréa, la Colonne, la Redoute, le Télemly, toute la banlieue d'Alger y passe et partout le vendeur, l'homme de l'art, le maçon et le constructeur propose au citadin de sévir à son compte.

On allotit toute la campagne d'Alger. Partout s'érigent les petites maisons à façon de villas, avec du faux confort, un perron en carton pâte ou ciment armé, un jardinet où planter les oignons, une buanderie, une penderie, une cave, un cellier, des combles qui ne verront ni vin, ni bois, ni meubles vétustés et vénérables.

Partout on abat les arbres, on nivelle, on arpente, on trace les carrés réguliers de deux à trois cents mètres, où viendront, dans la joie nouvelle d'être propriétaires, les petites gens bâtir des petites maisons. !

Nous assistons au phénomène de la dissolution des villes. Le capital, qui ne se rémunère plus, défaille et n'entend plus édifier les vastes casernes, dites maisons de rapport, où la vie se rangeait par tiroirs. Les fermages et locations lui paraissent insuffisants, il se désintéresse, laisse à chacun le soin de trouver son gîte et d'organiser son abri. Les lois de protection par lesquelles notre démocratie, soucieuse avant tout de gagner du temps, s'efforce de couper court et de pacifier tous les conflits en imposant le plus gros des sacrifices aux rentiers fonciers, a découragé ceux qui auraient eu tendance à le devenir.
Les temps sont à l'individualisme. Chacun s'arrange du mieux qu'il peut. On recourt aux formes de associationnisme pour tirer chacun de son côté : Sociétés d'habitations à bon marché, fonds à 2 % de la Caisse des dépôts et consignations, coopératives et foyers divers, chacun use de cela pour faire son jeu, s'isoler. Vive la petite maison où l'on sera le maître, où l'on mangera, dans le privé mais librement, à sa manière et à sa guise, du pain et des oignons ! Et foin de grandes machines collectivistes, des casernes, des monastères ! Le goût de s'associer et la volonté de mener la vie en commun décroît de plus en plus : les systèmes sociaux font faillite les uns après les autres, qu'on donna pour des panacées.

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nov.. 2021

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DÉCORS QUI S'ABOLISSENT

DÉCORS QUI S'ABOLISSENT


DÉCORS QUI S'ABOLISSENT

A la débauche de publicité dont il s'entoura, l'on aura pu juger de l'importance du phénomène, j'allais dire du désastre.

Dans tous les journaux d'Alger, quotidiens ou autres, depuis plus d'un an, le même mot revient avec la monotonie d'un refrain : lotissement, lotissement...
Et cela se perpètre dans toute la banlieue d'Alger, avec ou sans architecte, avec l'eau, le gaz, l'électricité et facilités de paiement ; Bab-el-Oued, Frais-Vallon, Kouba, Mustapha-Supérieur, Bouzaréa, la Colonne, la Redoute, le Télemly, toute la banlieue d'Alger y passe et partout le vendeur, l'homme de l'art, le maçon et le constructeur propose au citadin de sévir à son compte.

On allotit toute la campagne d'Alger. Partout s'érigent les petites maisons à façon de villas, avec du faux confort, un perron en carton pâte ou ciment armé, un jardinet où planter les oignons, une buanderie, une penderie, une cave, un cellier, des combles qui ne verront ni vin, ni bois, ni meubles vétustés et vénérables.

Partout on abat les arbres, on nivelle, on arpente, on trace les carrés réguliers de deux à trois cents mètres, où viendront, dans la joie nouvelle d'être propriétaires, les petites gens bâtir des petites maisons. !

Nous assistons au phénomène de la dissolution des villes. Le capital, qui ne se rémunère plus, défaille et n'entend plus édifier les vastes casernes, dites maisons de rapport, où la vie se rangeait par tiroirs. Les fermages et locations lui paraissent insuffisants, il se désintéresse, laisse à chacun le soin de trouver son gîte et d'organiser son abri. Les lois de protection par lesquelles notre démocratie, soucieuse avant tout de gagner du temps, s'efforce de couper court et de pacifier tous les conflits en imposant le plus gros des sacrifices aux rentiers fonciers, a découragé ceux qui auraient eu tendance à le devenir.
Les temps sont à l'individualisme. Chacun s'arrange du mieux qu'il peut. On recourt aux formes de associationnisme pour tirer chacun de son côté : Sociétés d'habitations à bon marché, fonds à 2 % de la Caisse des dépôts et consignations, coopératives et foyers divers, chacun use de cela pour faire son jeu, s'isoler. Vive la petite maison où l'on sera le maître, où l'on mangera, dans le privé mais librement, à sa manière et à sa guise, du pain et des oignons ! Et foin de grandes machines collectivistes, des casernes, des monastères ! Le goût de s'associer et la volonté de mener la vie en commun décroît de plus en plus : les systèmes sociaux font faillite les uns après les autres, qu'on donna pour des panacées.

Il n'y a qu'à s'en féliciter. Cela prouve que les hommes n'ont pas autant qu'on le dit perdu le sens et le goût de la liberté. Cela prouve qu'il y a diffusion, morcellement et non point concentration ; si tant de gens aspirent à devenir possesseurs du toit qui les abrite et du morceau du sol où ils peuvent poser les pieds en disant : C'est à moi ! cela signifie que le groupement des paresses et des inaptitudes a bien peu de chances de venir à bout des intelligences et des activités. C'est beau, après tout, un homme qui travaille, toute sa vie pour arriver à avoir sa maison, à détenir, en un point quelconque du monde, le lambeau de possession et le coin de sol où il aura su n'être pas un vagabond. Chez moi ! Véritablement, il y a dans ces mots quelque chose qui émeut ! El le plus curieux demeure que les plus enfiévrés à réaliser cet idéal sont, le plus souvent, ceux qu'on voit par ailleurs exprimer les idées les plus extrêmes et professer les opinions les plus aventurées : cheminots et postiers communistes, prolétaires des usines et des ateliers, ouvriers en manchettes des bureaux. Contradiction et paradoxe ! N'insistons pas !

Le phénomène est fatal, inéluctable et après tout de bon augure, mais il ne va pas sans s'accompagner d'une certaine tristesse. Le fait est là : on taille dans la campagne, on nivelle et dénivelé, on éventre, on abat les arbres. Cages à poules, baraquettes, toitures infimes, jardinets minuscules et façades prétentieuses, où le mauvais goût tient lieu de simplicité, la campagne recule, s'effrite, se meurt et disparaît.

Elle n'était déjà pas si brillante ! On a dit la grande misère de nos plages ravagées, détruites par la haute fantaisie des constructeurs mégalomanes de ports cyclopéens et parfaitement inutiles ; on a dit le jardin d'Essai défiguré, en bordure de la mer, par la route moutonnière dont nous affligea avant de mourir un délégué financier au double nom d'éleveur et de boucher : M. Berger-Vachon. Comme cela ne suffisait pas, d'autres compagnies s'en sont mêlé, maintenant le décor se complique d'usines, de mécaniques, de puits élévatoires, de scories et de fumées fétides. C'est pareil de l'autre côté. Vers Saint-Eugène, l'énorme et superlatif boulevard qui illustre cet ingénieur auquel n'aura manqué qu'une lettre à son nom pour qu'il soit à jamais célèbre a détruit toute beauté ; ruiné des coins charmants et rendu inaccessibles ces criques et ces havres aux eaux azurinés où nous aurions pu trouver quelque consolation, Après, jusqu'à la Pointe-Pescade, c'est la tranchée des C. F. R. A., et le dimanche les Algérois s'en vont se promener au long d'une ligne de chemin de fer.

Las il va en être de même du Télemly, notre unique promenade. Les propriétaires riverains n'ont point résisté à la tentation de la bonne affaire. Le banquier, le spéculateur et l'architecte sont venus à bout de ses résistance. Vendre vingt ou vingt-cinq francs de la terre qu'on paya jadis dix ou vingt sous et quelquefois moins, c'est une proposition qu'on ne saurait décemment décliner. On abat des clôtures, on coupe les oliviers centenaires, on ouvre des routes, on plante des becs de gaz, des poteaux indicateurs et des panneaux de réclame pour les savons de Marseille, le Bon Marché et le Cinzano. Les baraques impitoyables prospèrent comme des colonnes de champignons, briques, tuiles, mâchefer, ciment armé en simili. Le tout d'une monotonie navrante, déjà sordide et crasseuse, avec des lessives qui sèchent sur les cordes, des beuglées de marmots, des cris de coqs et des abois de chiens. Hier, c'était le parc Gatliff, la propriété Laperlier, aujourd'hui c'est l'Hôtel Oriental, demain ce sera le parc de Malglaive ou la propriété de Charles Jourdan.

Il n'y a rien à faire en cette absorption, cette lente dévoration de la campagne par la cité ne peut que se poursuivre. Elle est légitime et juste ; sous n'importe quel prétexte on ne saurait la condamner, sous peine de faire injure à tous les braves gens excellemment intentionnés que nous avons dit plus haut. Et pourtant, encore que ces raisons subjectives soient d'intérêt relatif, il nous sera tout de même permis d'exprimer nos regrets. Passe encore de Kouba, de la Bouzaréa ou de la Pointe-Pescade, mais le Télemly ! Dépecé, éventré, détruit, effacé, le cher Télemly de notre enfance ! Nous y avons vécu, avec les joyeux camarades, nous avons battu toutes ses sentes, ses chemins creux, ses taillis. Il y avait le ravin des serpents, la maison cassée, les ravins d'El-Biar, abondants en cyclamens, mûres de ronce, arbouses et pins pignons. C'était notre quartier général, notre Far-West, des immensités, aux jours radieux de l'école buissonnière, où nous étions les maîtres, les matins y étaient de grâce indicible et les soirs d'une poésie vaste. Les galopins que nous fûmes avaient comme pris l'habitude de s'y trouver chez eux. Plus tard, après trente ans passés, nous y retrouvions toutes choses dans l'ordre et avec plaisir. Arbres, buissons, vieux pans de murs nous y étaient familiers comme des visages amis. Et par ce décor, qui restait le même, nous avions l'impression, un peu, de n'avoir pas changé, d'avoir fixé le temps et retenu la minute. Ainsi dans la maison de son père, le vieillard peut-il encore se croire un enfant.

Aujourd'hui, le Télemly disparaît, notre passé s'efface, notre histoire s'abolit. Il nous restera la mélancolie des souvenirs, dernière miséricorde. Perpétuel renouveau et incessante transformation, la vie est encore plus cruelle aux hommes qu'elle l'est aux choses ; en mutilant celles-ci, elle signifie brutalement aux êtres qu'eux aussi sont condamnés et que la même dérive insensible qui entraîne les unes emportera les autres