Nos villages en mémoire de l'Algérie
Edgar SC0TTI

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LEQUEL D'ENTRE NOUS n'a pas gardé, au plus profond de sa mémoire, l'image mentale de son village de l'Oranie, de l'Algérois ou du Constantinois, composé de quelques mai-sons groupées le long d'une route poussiéreuse ou blotties au fond d'un vallon?

Toutes les grandes villes d'Algérie, Tlemcen, Oran, Alger, Constantine, Bône, firent à un moment ou à un autre, l'objet de l'admiration dithyrambique de grands auteurs; il n'en est pas de même de nos villages d'Algérie. Ils avaient pourtant et ont toujours, eux aussi, un passé.

Lequel, en effet, de nos petits centres n'avait pas ses aqueducs romains dont les arches enjambaient magistralement ruisseaux et collines pour conduire l'eau des montagnes vers de grandes citernes que les envahisseurs successifs ne purent jamais détruire ? Ils parvinrent cependant jusqu'à nous, témoins muets de l'architecture romaine. Les colonnes des thermes ou des grandes bâtisses, les sarcophages, les traces des roues de chars gravées dans la pierre, ces vestiges dispersés dans les champs nous rappelaient l'existence d'une époque où l'Algérie était romaine. Au-delà de nos souvenirs personnels, aussi beaux soient-ils, que restera-t-il de nos petits bleds? Quelle image en conserverons-nous? Quels souvenirs de tous ceux qui les construisirent au prix de lourds sacrifices léguerons-nous aux jeunes générations? Dans les grandes capitales, au riche passé historique, chacun vivait dans son quartier, alors que dans les villages, l'échoppe du marchand de tissus était mitoyenne du fournil du boulanger, de la boutique du cordonnier, de l'atelier du charron ou de la demeure du médecin. La pratique de l'arabe était répandue et tous s'exprimaient dans les deux langues. Dans ces communes les plus éloignées des grandes villes, sous une apparente indifférence, allogènes et autochtones entretenaient dans la sympathie et la confiance, d'inoubliables rapports de proximité.

Dans un monde entraîné dans la vertigineuse spirale de l'instantanéité et de l'oubli qui lui fait suite, il convient de replacer ces souvenirs dans le contexte de l'époque. Malgré la précarité de leurs conditions de vie, avec leur instinct de survie, ces hommes et femmes ont résisté à toutes les vicissitudes: exiguïté des concessions, dangers, vols, tracasseries de tous ordres, épidémies, aléas climatiques; ils ont recherché de nouvelles productions ainsi que les moyens d'en faire bénéficier tous ceux qui, dépourvus de tout, venaient en toute confiance s'établir dans ces villages d'Algérie en quête de travail, d'un toit et de soins médicaux. En raison même de leur étendue, ces besoins ne furent que partiellement pourvus. La mémoire collective d'un village repose sur les conditions et les multiples origines de ses créateurs, les difficultés de leur installation, leurs facultés d'adaptation au climat et à leurs nouvelles conditions d'existence, les échecs consécutifs à l'inadaptation des personnes aux travaux agricoles, les solidarités et capacités d'hospitalité qui soudaient ces familles, les liens familiaux qui se sont tissés dans des villages isolés à une époque où l'on ne voyageait que pour accomplir son service militaire.

Que reste-t-il aujourd'hui de nos villages d'Algérie?

Que vont trouver tous ceux qui, de plus en plus nombreux, voudront savoir ce que leurs aïeux pouvaient bien faire en Algérie?

Comment mettre cette mémoire à la disposition de lointains descendants lorsqu'ils se poseront des questions sur ce que leurs aïeux faisaient dans ces villages. La généalogie et les associations de villages accomplissent un travail remarquable dans la sauve-garde des filiations et la préservation des derniers souvenirs. Mais en sera-t-il de même pour les plus lointains débuts, les plus tragiques, les plus précieux à conserver, aujourd'hui, hélas ! enfouis dans un profond oubli.
Qui se souvient de Fornaka, Marceau, Aïn Abessa?

Quelle image laisser de cette Algérie profonde?

Comment faire connaître à leurs lointains descendants aujourd'hui dispersés dans le monde, ces informations sur le vécu de leurs aïeux dans de petits villages du bled où les seuls uniformes étaient ceux du facteur et du garde champêtre. Les listes des familles qui créèrent nos villages sont bien toujours disponibles au dépôt des archives d'Outre-mer à Aix-en-Provence. Mais il reste à lier les difficultés de leur arrivée, à la vie du village, au rythme des grands événements qui imprègnent une mémoire collective. Épidémies, séismes, conflits petits ou grands, hécatombes à l'issue desquels des noms s'inscrivirent sur le monument aux morts.

Au début ces villages se composaient de petites maisons cou-vertes d'un toit de tuiles creuses, deux pièces, une cuisine avec un " potager " revêtu de ciment ou parfois de tomettes de terre cuite rouge. S'y ajoutaient une petite mairie de même style, l'école contiguë, la maison du médecin, l'église et à l'écart, un cimetière, plus important, au début, que le bourg lui-même.
Les habitants de ces pauvres demeures, virent arriver les fellahs des douars environnants. C'est ainsi que s'instaura une communauté de destins où chacun selon sa culture, ses traditions, son savoir-faire, contribua à la vie du village par la création de commerces, d'ateliers d'artisans, d'entreprises industrielles ou de transports. L'épicerie avec ses bidons d'huile d'olive, ses sacs de semoule, pois chiches, haricots, ses tonneaux d'olives au sommet desquels, la pelle de métal ou de bois, selon le cas, permettait de remplir les cornets de gros papier gris savamment pliés, était le lieu de rencontre du hameau sans aucune distinction d'origine de son propriétaire. La vie de ces hommes pauvres était très dure, en hiver sous le souffle du vent glacé, en été sous celui étouffant du sirocco.
Aujourd'hui qui se souvient que ces petits villages vivaient à l'ombre d'un clocher et d'un minaret? Comment les remettre en mémoire sur les photos desquels on ne peut même plus mettre un nom?

Les villages et leurs mémoires

C'est ainsi qu'apparaît l'existence d'un patrimoine propre à chacun de nos villages d'Algérie avec pour conséquence la recherche de la façon dont vivaient nos aïeux dans ces petites localités. Il est temps de prévoir les réponses à donner aux questions que poseront fatalement les futures générations. À l'origine, il y a naturellement l'étude des familles assurée par Généalogie-Algérie-Maroc-Tunisie. Pourtant, il serait vain de remonter très loin au fil des siècles, en laissant dans l'ombre une période où des familles entières, encouragées par le gouvernement français, partirent vers l'Algérie pour y créer des villages.

Chaque bourgade possède une mémoire qui lui est propre, différente de celle de la localité voisine, Chéragas ne ressemble pas à Bou-Haroun, Birkadem à Birmandreïs, Oued-Amizour à El-Kseur, Détrie à Palissy, Carnot aux Attafs. Et pourtant leur histoire est toujours profondément imbriquée dans celle de la France, notamment dans celle des départements du sud ou des bords de la Méditerranée. En effet, il n'était pas rare d'en trouver plusieurs représentants qui s'y identifiaient en y apportant leurs plants de vigne, leur savoir-faire et des talents acquis au fil des ans par des générations d'agriculteurs aveyronnais, hauts-garonnais, héraultais ou savoyards.

Ce respect des hommes impliquait aussi une insertion par la pratique de l'arabe ou du kabyle, la connaissance et le respect de la religion, des coutumes en usage parmi les autochtones. Tout cela pour parvenir à survivre et, par la suite, à vivre dans un milieu difficile. Sous une apparente indifférence, des hommes acquirent en effet l'impression d'être utiles, en raison des rapports de réciprocité qui s'établirent avec leur entourage.

Les premières familles à l'origine de nos villages méritent que l'on s'incline devant les souffrances que nombre d'entre elles supportèrent depuis leur arrivée au xixe siècle jusqu'à leur départ en 1962 dans des conditions tragiques.Il convient aussi de s'effacer personnellement devant cette histoire commune afin d'utiliser un acte de concession, le livret militaire d'un aïeul, une photo jaunie de ces petites maisons en torchis recouvertes d'un toit de tuiles creuses. Archives familiales qui constituent autant de petites bouées susceptibles d'induire l'émergence d'une mémoire collective.

Malgré des lacunes toujours possibles la composition de la population des villages à un moment donné permet de relever la présence d'un grand nombre de veuves qui ne se remariaient pas pour conserver le patrimoine familial, c'est-à-dire la terre dure-ment acquise, au profit des enfants qui, à leur majorité, en assumeront la culture. L'évocation de la vie quotidienne du village met en évidence l'importance de la mortalité élevée des hommes consécutive aux conflits, à la pénibilité du travail, aux épidémies, maladies cardiovasculaires, laissant des veuves avec de jeunes enfants qui, pour continuer à les élever, se trouvaient dans l'obligation de diriger la ferme ou d'ouvrir une épicerie, un café, une auberge, un restaurant. Comment se souvenir de tous ceux qui vivaient dans ces petits hameaux, sans connaître la place prise par chacun d'eux, dans l'organisation du village, une dizaine d'an-nées seulement après sa création?

Comment sauvegarder la mémoire de tous ces hommes et femmes, de tous ces humbles, qui formaient l'armature de ces villages, maires, instituteurs, médecins, sages-femmes, agriculteurs, fonctionnaires, dont on ne peut pas oublier qu'ils étaient surtout riches du respect et de la considération que tous les éléments de la population leur témoignaient?
Aujourd'hui dispersés, le regroupement de ces souvenirs procure l'inestimable satisfaction de reconstituer le tissu amical, voire même familial, ruiné par plus de quarante années d'exode.

Pour que la mémoire demeure

Chacun d'entre nous détient une petite partie de l'histoire du berceau de sa famille. Ces souvenirs peuvent se présenter sous la forme d'archives décrivant les charges assumées pour faire d'un village ce qu'il était, quelques dizaines d'années seulement après sa création.

Il existe encore des écrits laissés par un maire, un adjoint, un instituteur, un agent voyer, qui participèrent à l'ouverture d'une route, d'une ligne de chemin de fer. Il est encore possible de se souvenir de médecins, ou de sages-femmes qui, de jour comme de nuit, se déplaçaient pour une naissance dans une mechta. Il reste encore dans les familles de vieux dossiers, des documents qui mettent en évidence les efforts déployés pour introduire des plantes à parfums, des mandarines, des clémentines, provoquer la pluie, utiliser des énergies renouvelables, ou des moyens destinés à réduire la pénibilité du travail, moissonneuse-batteuse, auto vinificateur, Cunin-Delorme, Ducellier-Isman, machine à traire. Chaque village dispose d'une mémoire faite de l'aventure profondément humaine de tous ceux qui construisirent ses maisons, ses routes, sa voie ferrée et qui un jour déposèrent leur sac pour participer activement à la vie d'une localité. Le moindre hameau a ses souvenirs qu'il serait dommage de laisser sombrer dans l'oubli.

Comment concevoir une histoire de l'Algérie, en occultant celle de nos petites agglomérations où des hommes, chaque jour tentaient péniblement avec leurs pauvres moyens d'établir un lien avec d'autres hommes exposés eux aussi aux difficultés d'un milieu ingrat.

La souvenance de nos villages c'est aussi celle de toutes leurs associations, professionnelles, économiques, sportives, musicales, folkloriques. Sans oublier les bénévoles qui les animaient pour familiariser des garçons avec les sports et plus tard des petites filles à la broderie, la vannerie ou le tissage de la laine.

Il y va de la considération que l'on doit aux précédentes générations, de ne pas laisser sombrer dans l'oubli, le souvenir de ceux qui vécurent dans ces petites maisons groupées de part et d'autre d'une route du bled.

Afin d'éviter son altération, sa dénaturation, ne laissons pas à d'autres le soin de rédiger la mémoire de nos villages au travers de cent trente-deux années de l'histoire de la France en Algérie. Dans un monde exposé à la violence, pourquoi ne pas tenter de retracer une démarche qui même si elle s'est soldée par un douloureux exode, a doté l'Algérie d'une agriculture moderne en faisant vivre et travailler des hommes de toutes origines.
En dressant une pierre contre l'oubli, en exprimant la réalité sur la vie quotidienne dans nos villages, c'est un gisement d'informations que l'on met à la disposition de ceux qui, un jour, voudront en savoir plus sur leurs origines.

À côté de la mémoire unique que l'on tente de nous imposer, il est peut-être encore temps de raviver les souvenirs laissés par ceux qui édifièrent nos villages d'Algérie. Les jeunes générations ont un droit imprescriptible d'accéder à la connaissance de leurs racines.
" L'oubli c'est la mort. La mémoire c'est la vie ! "