sur site le 14-2-2003
-Alger, les alentours : Zéralda
ZERALDA, morne plaine...
Souvenirs et récits de la vie coloniale en Afrique par A. Bussière
(Extrait d'un article paru dans la Revue des Deux Mondes du 1°' novembre 1853)
revue du gamt n°61, 1998/1...adhérez !

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-----Zéralda, qui peut être cité comme type de l'extrême misère, appartient à la même formation que Chéragas, Ouled-Fayet et les autres villages de l'administration civile. Il se composait de 30 concessions de 15 hectares chacune ; on avait cru devoir compenser la qualité par la quantité ; mais après quatre années d'existence, 40 hectares à peine étaient défrichés. Tous les colons, à l'exception de deux ou trois, étaient arrivés là sans aucune ressource. Pour les faire vivre, on les employa aux terrassements de leur grand fossé, au nivellement de leurs rues, et de leur route. Le maire, homme de courage et qui avait quelques avances, les occupa aussi à ces défrichements et c'est grâce à ses travaux surtout que le chiffre total des défrichements du village avait pu s'élever jusqu'à 40 hectares. Un tiers des concessions était devenu désert ; on ne voyait plus que maisons vides et fermées, les murs à moitié décrépis par les pluies, les volets descellés et pendants ou battant au vent. Que si vous vous informiez du sort de ceux qui les avaient occupées, on vous répondait : celui-ci a abandonné, celui-ci aussi, cet autre également. Cinq familles étaient dans ce cas. Mais celle-ci ? Morts. Et celle-ci ? Morts. Et celles-ci encore ? Orphelins ; le père est mort. Quant aux vingt concessionnaires survivants, ils se mouraient, et je raconterai des funérailles.

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Non loin de Zéralda, et à quelques pas de la route, on voit encore une grande baraque en bois qui a grisonné au soleil, et dont personne n'a jamais vu les portes ou les volets ouverts. La tradition du pays rapporte que cette baraque a été l'habitation de trois frères normands qui étaient venus s'établir là avant la fondation du village. Tous les trois y attrapèrent la fièvre. Le premier mourut, et les deux autres creusèrent sa fosse dans la broussaille ; le second mourut aussi ; celui-là laissait encore un survivant.. Enfin, le troisième mourut, et l'on-ne sait dire par qui les portes et les volets ont été fermés. Ce n'est peut-être là qu'une légende, et je crois deviner à quelles fins administratives cette baraque aurait été dressée près de cette route ; mais combien cette légende est sincère dans un tel pays, et comme elle en est l'histoire ! Ne demandez pas aux vivants de Zéralda où sont les morts. Là, chacun enterre les siens où il veut, et souvent le lendemain la mort l'emporte lui-même avec son secret.
-----Un matin, vers trois heures et demie, j'ouvrais ma fenêtre à Staouéli. Le jour s'annonçait à peine ; l'air était frais et vif, et je contemplais, avec l'imagination encore plus qu'avec les yeux, les cimes embrumées de l'Atlas par dessus la chaîne des coteaux d'Ouled-Fayet, de Saint-Ferdinant et de Maëlma. Bientôt les formes d'une charrette se dessinent sur la route de Koléah, qui traverse la concession des trappistes, et passe à quelque cent pas du monastère.

----Arrivée au bout de l'avenue, la charrette quitte la route et se dirige vers le couvent. Je me demandais ce qu'elle pouvait venir y faire à pareille heure, lorsqu'à travers les tons gris et froids du matin, je crus reconnaître le maire de Zéralda. A mesure qu'il approchait, je constatais que ses traits étaient fortement contractés, son teint livide, ce que j'attribuais au froid matinal et à la fièvre, qui ne le quittait guère. Ses lèvres amincies laissaient voir ses dents serrées. Il marchait en avant, et tenait le cheval par la bride. Derrière la charrette venait un autre personnage, grand spectre osseux d'Allemand, au visage complètement décomposé par la fièvre, les yeux injectés de safran, et montrant aussi deux longues rangées de dents blanches qui se laissaient voir presque jusqu'aux deux coins des mâchoires entre ses lèvres contractées.; une vraie tête de mort sur un squelette gigantesque, et, pour compléter la ressemblance, il portait, en guise de'faux, une pioche sur l'épaule. La charrette était vide, à part une brassée de foin qui devait être là pour la provision du cheval. Le sinistre cortège s'arrêta sous ma fenêtre. Je saluais le maire de Zéralda, qui me répondit silencieusement par une inclinaison de tête, et je descendis pour causer avec lui.
------ J'apporte mon fils, me dit-il d'une voix étranglée. Je n'ai pas pu me résoudre à le jeter dans la broussaille, et je viens demander aux trappistes la charité de me le laisser enterrer dans leur cimetière. J'ai d'ailleurs amené un homme pour le travail qu'il y aura à faire...

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Cet enfant de neuf à dix ans, était fils unique. C'était pour lui sans doute que ses parents avaient apporté leurs petites épargnes en Afrique, alléchés par l'idée tout d'abord de se trouver propriétaires de 15 hectares de terre sans avoir eu à les payer.

-----C'était un héritage tout fait qu'ils lui assuraient en un jour, leur courage et le temps donneraient à cet héritage sa valeur. Pour qui maintenant vont-ils supporter les fatigues, les mécomptes, les gênes, les maladies qui ont enlevé l'héritier à l'héritage

Bernadette ESTIVALS
Adh. N° 669