Roméo Aglietti
par Annie Padovani

extraits du numéro 120 , décembre 2007, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site : mai 2012

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Roméo Aglietti
par Annie Padovani

Rares sont ceux qui, de nos jours, savent qui était Roméo Aglietti. Il fut l'un des nombreux peintres à la mode de son temps, dont le nom aujourd'hui aparaît à l'occasion de ventes aux enchères, tant à Paris-Drouot qu'en province. C'était un maître de l'École d'Alger. Toujours coiffé d'un feutre à large bord, vêtu d'une blouse bleue, il portait lavallière. Connu et reconnu en Algérie, au Maroc et en Tunisie, il mettait son énergie et son talent au service de l'art.

Pour retracer sa carrière j'ai eu le plaisir de découvrir des articles de presse et trouver trace des toiles qu'il fit. En me remémorant les précieux souvenirs de famille, j'ai pu reconstituer son oeuvre et sa vie.

Dans les archives de Florence, la fratrie de Carlo Aglietti né en 1821 (tailleur de pierre), compte huit enfants, le père a initié ses quatre fils à la musique, et c'est toute cette famille qui, vers 1860, après l'indépendance de l'Italie, vient s'établir en Algérie. Son père à Alger, est tailleur d'habits, mais parallèlement premier violon à l'opéra.

Sa mère est issue d'une famille aisée et bien établie à Corte ayant fait souche en 1730 dans l'île de Beauté " Filippi-Palazzi ".

Roméo a trois ans quand son père meurt brutalement à l'hôpital Mustapha. Sa mère très jeune, une fois passée l'épreuve du deuil, épouse en 1882 un jeune médecin, Pierre Mahoudeau. Le couple s'installe à Paris, Roméo est confié à la famille de sa mère. C'est en compagnie de son oncle qu'il franchit la Méditerranée pour la Haute-Corse, avec un sentiment d'abandon à sept ans; cette plaie restera ouverte toute sa vie. C'est au sein de la famille corse que l'enfant grandit, son oncle Charles Palazzi, maire de Corte, est un proche du président Sadi Carnot. Dès l'âge de huit ans, l'enfant solitaire dessine
durant ses moments libres. À Corte un artiste peintre de passage et ami de la famille, se plaît à le voir si souvent et si assidu devant sa feuille de dessin. II s'attache à l'enfant et propose à l'oncle d'aider Roméo de ses conseils et de son expérience. Il utilise ses relations afin de conduire Roméo à Tlemcen dans l'atelier de Gustave Simoni, artiste italien dont la carrière se partage entre l'Italie et l'Algérie; Roméo découvre la peinture. Il reviendra épisodiquement à Tlemcen.

Au décès de sa mère, Roméo a 16 ans; l'oncle de Corte contribue alors à son éducation. Au terme de ses études, Roméo possède une formation d'architecte. Cependant il se tourne vers la peinture. Simoni le dirige à Alger dans l'atelier de Georges Rochegrosse. Puis il poursuit ses études à travers les principales villes d'Italie. En Toscane, c'est toute l'architecture des sites étrusques qu'il découvre, et sur la route qui le mène au sud, il retrouve à Rome, Gustavo Simoni et avec le fils aîné du maître (Paolo) une amitié indéfectible se noue, cimentée par la peinture.

" La Bouzaréah "
" La Bouzaréah ", (photo Lysiane Gauthier).

1899 - 1900. Roméo, d'origine italienne par son père, est français dès sa naissance par sa mère. De retour d'Italie il accomplit les obligations militaires.
A Alger c'est dans le quartier de la Marine que les artistes se retrouvent souvent, et où la communauté italienne est importante. La conséquence des heures passées au sein de cette communauté, est la rencontre d'un autre destin, au doux prénom de Juliette. Chaque dimanche, accompagnée de sa mère, Juliette se rendait à la messe; là est la clé de leur rencontre. C'est le père de Juliette qui l'abrégera, car le malheur de Roméo est qu'il est artiste. Les parents ne s'étaient jamais heurtés à une telle obstination de leur fille; aussi la décision du père étant irrévocable, le départ de la famille est fait dans la précipitation.

Tout finit par se savoir à Alger. Roméo apprend par le voisinage qu'ils se sont installés à Tunis. Dès lors, il n'a plus qu'un objectif et ne recule devant aucun obstacle. Quelques mois plus tard, un carnet de croquis dans une main, un crayon dans l'autre, sur le parvis de la cathédrale de Tunis et ce pendant plusieurs jours, il attend. Roméo pense que ce Dieu pour lequel Juliette nourrit une telle dévotion, peut l'aider à réaliser son projet. Roméo, à la sortie d'une messe, 'aperçoit. En 1904, c'est donc à Tunis qu'il épouse Juliette Anglade originaire de Toulouse.

1905.
À cette époque, les artistes étaient bien souvent rattachés à des missions scientifiques et militaires. Il fait partie d'une mission française, découvre avec sa jeune femme l'Égypte, de Suez à Alexandrie, puis Le Caire. Remontant le Nil sur le bateau, Juliette donne le jour à un garçon.

1906 - 1907. La famille séjourne à Paris où Roméo retrouve ses deux soeurs et son frère (François Mahoudeau qui sera tué en 1916). En août 1907, la famille revient à Alger pour la naissance d'un deuxième enfant (ma mère).

1908 - 1909. Laissant sa famille à Alger, il continue seul sa mission et parcourt l'Orient à une époque où les fouilles livraient nombre de découvertes.

De retour à Alger en 1910, la famille est à nouveau réunie et les enfants sont enfin baptisés. Il reprend contact avec le milieu artistique et intellectuel, enseigne le dessin et la peinture afin d'assurer la subsistance de sa famille, peint également des portraits d'enfants d'après photos. Il participe à l'illustration des Guides de l'Algérie. Alger, Oran, Bône, Constantine. Peu à peu, ses compétences lui valent l'estime d'une clientèle fidèle et il vend en faisant du porte-à-porte. Il fréquente les cercles intellectuels et la politique de l'époque ne le laisse pas insensible. (1914-1915-1916).

En 1920
, il part avec sa famille en Espagne pour découvrir l'architecture hispano-mauresque de Grenade et de Séville, ainsi que les plus beaux jardins de Grenade et de Cadix. Il est fasciné par le palais de l'Alhambra.

À son retour d'Espagne, il a acquis sur les hauteurs d'Alger à Notre-Dame d'Afrique, une villa mauresque, il s'installe avec sa famille et son atelier donne sur la mer. Amis et mécènes fréquentent assidûment la villa, avec ses amis artistes les repas se terminent tard dans une ambiance festive et familiale.

Villa d 'Aglietti à Notre-Dame d'Afrique "
" Villa d 'Aglietti à Notre-Dame d'Afrique " (coll. A. Padovani).

1922 - 1923. II se rend au Maroc où il décrit Rabat, Fez, Marrakech. Il revient avec des portraits d'hommes berbères à l'allure fière et guerrière. Son oeuvre comprend, aussi, une part importante de portraits, qui captaient l'attention des visiteurs de passage dans l'atelier. Mais il préfère la nature et dans ses compositions, la figure humaine est souvent absente. II peint des paysages de l'Algérie, avec sa prodigieuse lumière et sa riche végétation.

Il parcourt Oran, Bône, Constantine, Tipaza, Tlemcen, traverse les gorges de Palestro qu'il restitue en observateur passionné. Il travaille d'après nature, entre les montagnes bleues de l'Atlas au nord et le grand désert saharien au sud. C'est aussi les grandes vallées parsemées de lauriers-roses qu'il adore reproduire et par-dessus tout, peint des marines, Il rencontre des colons reclus au fin fond de leur province et vend ses toiles.

1923. Aglietti expose pour la première fois à Oran, puis à Alger : paysages de Tlemcen, Matin sur Alger, La mosquée de Sidi Haloui, Saint-Raphaël. La critique s'intéresse à son oeuvre.

Entre 1924 et 1925
, c'est la naissance d'un troisième enfant (Violette). Roméo a choisi ce prénom à la demande de M. le Gouverneur et de Mme Maurice Violette, grands amis de la famille Aglietti.

1925. Grâce à ses relations dans les milieux officiels d'Alger, sur son initiative, les fervents des belles-lettres, de la peinture, et de la sculpture se réunissent pour fonder : l'Union Artistique d'Afrique du Nord. Celle-ci compte 94 sociétaires en 1925 dont MM. Albert Aublet, Charles Cureau, Étienne Dinet, Maxime Noiré, Georges Rochegrosse, Paolo Simoni. L'Union jouera un rôle d'intérêt général de tout premier plan en Algérie, inaugurant ainsi, à chaque salon, une tradition de mécénat dont les jeunes et les moins jeunes artistes algériens et métropolitains allaient bénéficier. Les expositions annuelles sont couronnées par des prix, des bourses, des médailles; le prix de la ville d'Alger et de l'Union est très recherché et très prisé par les artistes de l'époque. Les expositions ont lieu à la salle Pierre Bordes, sous le haut patronage du Gouvernement général de l'Algérie.

Pour le salon de 1926, Alfred Rousse écrit dans Afrique: " Aglietti a décoré la cimaise d'un paysage en fleurs de l'oued Mina (site célèbre dans les annales de la conquête), très impressionnant, " Environs de Fez au soleil couchant ", " Le village de Bou-Médine ", " Portes marocaines ", sont de sérieux témoignages de recherche soutenue ".

En Algérie, les collectionneurs vont fréquenter les galeries d'art. Les expositions artistiques s'organisent pour stimuler et grouper les artistes nés en Afrique du Nord ou inspirés par elle, et contribuent à la propagande touristique de l'Algérie, du Maroc et de la Tunisie.

1930 - 1935. Ces années illustrent l'âge d'or de l'Algérie; on inaugure à Alger le musée national des Beaux- Arts, reflet d'une idéologie, propre à un groupe d'artistes locaux. Sa notoriété lui procure des commandes de la part des collectionneurs et des particuliers. Fêtant ses colonies, la France célèbre le Centenaire de l'Algérie avec magnificence. Aglietti se rend régulièrement au Palais d'été du gouverneur, à l'occasion de ces manifestations.

En 1933, Aglietti reçoit la bourse de la Compagnie PLM.

En 1938, la Fédération Africaine des Travailleurs Intellectuels est fondée par Mario Fabri sous l'impulsion d'Augustin Ferrando, avec ses amis Assus, Aglietti, Famin, Pomier, et bien d'autres artistes.

Écrivains, sculpteurs, journalistes, décorateurs, ferronniers, ébénistes, mosaïstes, potiers, se rejoignent, dans cet effort de promotion et d'aide mutuelle.
Multiplication de conférences, expositions, grand prix de peinture. Cette fédération rapproche Oran d'Alger et reçoit de nombreuses adhésions du Maroc et de la Tunisie, (paysages d'Alger par Marcello-Fabri).

De 1939 à 1943, pas de salon.

1945. Après la guerre, l'art moderne émerge en métropole. Au sein de l'Union, il y avait eu une suite de petites révolutions qui avait miné les règles. Certaines critiques sont formulées à l'encontre des plus anciens plus académiques, voire démodés, mais le renouveau contribuait aussi au succès des expositions.

1948. 20e Salon - Union des Artistes de l'Afrique du Nord - 86 exposants : Paul- Élie Dubois, Bascoulès, Maurice Bouviolle, Alfred Loth, Michel Mechin, Marcel Mondie, Charles de Pouvreau-Baldy, Mohamed Racim, René Rostagny, Charles Savorgnan de Brazza, Georges Vassalo, et bien d'autres, dont 31 oeuvres rétrospectives de R-A. Simoni.

Henri Laithier, expose le Buste de Roméo Aglietti (fondateur de l'Union), (à notre exode le buste restera à Alger).

Avec la présence de 300 sociétaires dont: Frédéric Lung membre à vie, Jean Pomier, Robert Randau, Henri Borgeaud, et bien d'autres personnalités d'Alger, du Maroc et de Tunisie. Aglietti a été à plusieurs postes d'influence, hors concours: administrateur de l'Union, membre de la commission d'organisation de l'exposition avec son ami d'enfance Paolo Simoni, il est du grand Jury. Aux prix existants déjà, s'ajoutent le prix de l'État italien, le prix de l'État d'Espagne.

Aglietti, reçoit la bourse de paysage transsaharien offert par la Compagnie générale transsaharienne, (Paolo Simoni en 1947).

1950. Parmi les sociétaires de l'Union, d'anciens artistes oupersonnalités ont disparu (Paolo Simoni ne se manifeste plus aux expositions). Aglietti appartient à cette ancienne génération, il est lié à elle par une authentique amitié.

Et par suite de l'émergence d'une génération d'artistes avec ses goûts, ses aspirations, il fallait réformer l'Union. Personnalité contestée, il ne faiblit pas malgré le poids des années.

Pour certains artistes et sociétaires, Aglietti est le socle de l'Union, un repère, il est maintenu.

Notre-Dame d'Afrique
" Notre-Dame d'Afrique " (photo Lysiane Gauthier)..

Parmi les griefs portés à cette époque, au musée national d'Alger, revenait la question de l'espace de l'art moderne. Le conservateur de l'époque, débordé, avait le souci de pallier le manque de place, il apporta une réponse cohérente pour les uns, mais déconcertante pour d'autres. Au musée, on décrocha les vieilles croûtes de la lumière, pour un espace o plus sombre. Cette action allait avoir un certain retentissement dans ma famille, informée par son ami Henri Laithier, (peintre sculpteur).

Aglietti (fils) décide de retirer les oeuvres de son père du musée. De cette période et c'est sans doute grâce à cette action que la famille a hérité de
quelques oeuvres de mon grand-père.

1950-1951. Aglietti est administrateur-délégué, il expose " Ma villa ", " la Mina ", " Paysage Bab-el-Oued ", " Matin ".

1952 et en 1953. Le 25e salon est placé sous le haut patronage de M. Roger Léonard, gouverneur général de l'Algérie. Avec au comité directeur: Jean Pomier (président); Roméo Aglietti est Commissaire de ces derniers salons. En politique, Roméo partage la manière de penser et les convictions de son ami, le gouverneur Maurice Violette, sur les effets de la politique française en Algérie.

Après les événements de Sétif en 1945, mon grand-père visionnaire pense à ne plus peindre sur des panneaux, mais à utiliser plus souvent des toiles, car disait-il, il sera plus aisé de les rouler, quand les Algériens nous mettront dehors.

En août 1953, après le décès de Juliette, Roméo se retire de la vie artistique et s'isole dans son atelier, mais reçoit régulièrement René Rostagny, Charles Savorgnan de Brazza, et Henri Laithier, toujours accompagné d'un élève de l'école des Beaux-Arts.

Et pour cette nouvelle génération d'artistes, Aglietti avait à coeur de transmettre ce qu'il avait appris et aimé.

Vieillissant à Notre-Dame d'Afrique durant les dix dernières années de sa vie, il a connu l'inquiétude du lendemain: une partie de sa maison louée lui assure un petit revenu; il propose ses toiles en faisant à Alger de nouveau du porte-à-porte, mais refusera jusqu'à son dernier souffle, aide ou assistance de ses enfants. Il s'éteint paisiblement à 78 ans.

- Peintre-voyageur, avec pour compagnon de route chevalet, palette, et pinceau sous un soleil de plomb, il a parcouru l'Orient, il a traversé l'Italie, revenant avec une moisson de toiles et de souvenirs qu'il conserva dans son atelier. C'est à toute sa passion pour l'architecture et les couleurs de l'Afrique du Nord qu'il restera attaché.

Avril 1956. Dès qu'il eut disparu, le contenu de son atelier fut dépouillé. La police refusa de se déplacer car, dans le climat de tension de l'époque, elle ne fera aucune enquête.

Octobre 1961, Aglietti (fils) quitte précipitamment Alger pour Marseille, emportant dans la voiture ses trois enfants et quelques oeuvres de son père. En juin 1962, ma mère refuse de quitter Alger sans les oeuvres de son père, les panneaux serviront de fond pour la fabrication de valises par mon père, les toiles sont roulées, nous embarquons à Alger, pour nous installer à Bordeaux. À demi effacé par le temps, l'Algérie conserve jalousement le témoignage d'un passé culturel artistique dont nous sommes les héritiers.

Ce n'est pas seulement la nostalgie qui traverse mon esprit aujourd'hui, mais le désir de commémorer l'ceuvre et la vie de Roméo Aglietti.