modifié le 11-09-2003
-Un village d'Algérie : Boufarik
la Perle de la Mitidja
extrait de " aux échos d'Alger, numéro 27 "

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Pierre TALUT-DANJOU.
Perpignan, le 3 octobre 1988

-----Cela pourrait être le titre d'un roman, mais ce ne sera que le modeste témoignage d'un de ces petits français venus de la métropole au moment où la FRANCE, notre chère patrie, s'installait dans la drôle de guerre
-----C'est en effet au soir du 10 novembre 1939, que le signataire de ces lignes découvrit BOUFARIK, au terme d'un long voyage qui lui fit traverser, avec ses camarades du groupe aérien 2/63 basé à Marrakech, tout le Mahgreb dans les deux sens.
-----Notre cantonnement fut installé dans les hangars du Camp d'Erlon, cette magnifique propriété bordant le stade municipal.
-----A vrai dire, étant arrivé au crépuscule, je ne fis vraiment connaissance avec la Perle de la Mitidja que le lendemain et les jours qui suivirent. Le matin du 11 Novembre, avant d'aller défiler pour la traditionnelle prise d'armes, un soleil radieux nous permit d'admirer les magnifiques orangeraies où nous étions casernés. Nous eûmes ainsi un premier aperçu de cette petite ville de quelque 8 000 habitants, qui, ma foi, n'était pas te!lement différente des petites villes des provinces françaises.
-----Dès lors, tous les soirs nous profitions du quartier libre pour aller flâner dans les rues de la cité et faire plus ample connaissance avec ses habitants, français et indigènes comme on les appelait alors.
-----Nous apprîmes ainsi comment était née Boufarik, comment les ancêtres de ces habitants, pionniers de la colonisation, asséchèrent les marécages, aux alentours de 1840, comment, au prix de quels efforts et de quelles souffrances, ils réussirent à force de volonté et d'acharnement, génération après génération, à transformer cette zone maudite en un paradis sur terre. Avec parfois l'énergie du désespoir, ceux qu'on appela par la suite les "Pieds-Noirs ", créèrent de toutes pièces, là où il n'y avait que marais insalubres, dans toute cette vaste plaine de la Mitidja, de magnifiques vignobles, de magnifiques orangeraies chargées de fruits colorés comme celles du Camp d'Erlon, de magnifiques jardins maraîchers, et partout des fleurs, des fleurs à profusion.
-----Peu à peu, dans toute la plaine, des villages, des petites villes s'édifièrent et prospérèrent à l'instar de Boufarik. Les platanes centenaires bordant la rue Duquesne, l'avenue de la Gare, et surtout la magnifique place des Quinconces avec son kiosque à musique, me rappelaient ceux que j'avais laissés dans mon Midi natal.
-----La ville, ma foi, était comme la plupart des villes de France, avec sa mairie, son église, ses magasins, son cinéma, son théâtre, son marché couvert avec, devant, le mausolée du Marabout. Il y avait aussi sa petite gare où s'arrêtaient les trains venant d'Alger et allant sur Blida et Oran. Il y avait son stade municipal, avec, tout à côté, le magnifique monument aux Colons, célébrant l'œuvre de la colonisation française. Il y avait au carrefour de l'avenue de la Gare, la statue du légendaire sergent BLANDAN. J'appris ainsi que le sergent Blandan, du 26e de ligne, né à Lyon en 1819, mourut en héros en 1842 au combat de Béni-Méred, en luttant avec 21 hommes de sa section contre 300 cavaliers arabes. Il y avait aussi, bien sûr, le quartier arabe avec sa mosquée, du haut de laquelle le muezzin appelait les fidèles à la prière.
-----Mon premier contact avec Boufarik, en plus de l'émerveillement qu'il me causa, devait, par la suite, sans que je m'en doute, marquer de son empreinte le restant de ma vie. Le destin, ce soir-là. voulut en effet que je fisse la connaissance de celle qui devint mon épouse quelques années plus tard.
-----Ainsi donc, un certain jour d'avril 1942, je devins Boufarikois et pied-noir d'adoption. Ayant trouvé du travail à l'Etablissement du matériel appelé alors" La Cavalerie " parce qu'on y réparait des engins blindés, je pus ainsi fonder un foyer dans cette nouvelle province française. Je puis ainsi mieux connaître cette population laborieuse de Boufarik à laquelle je m'intégrais rapidement.
-----Ainsi peu après, jour après jour, je fis la connaissance de tous ces Français de là-bas, dont les ancêtres étaient comme moi, issus de quelque province française, et que, plus tard, une malsaine propagande voulut présenter comme de gros colons exploiteurs.

-----Ceux qui liront ces lignes se souviendront sans doute de tous ceux qui, quelques années plus tard, payèrent de leur vie leur attachement à cette ville avec en tète leur premier magistrat, Monsieur le Maire FROGER, et un de leurs dévoués médecins, le Docteur RUCKER, sans oublier les autres, bien sûr.
-----Le soir, après le travail, c'étaient les interminables parties de boules sous les platanes, qui s'achevaient toujours aux comptoirs des Cafés du Commerce, des Cafés Parfait-Poitevin ou Orts et les autres, en dégustant une anisette bien fraîche accompagnée de la savoureuse kémia..
-----Dans la journée, les épouses allaient, comme partout, faire leurs courses au marché couvert où les étals regorgeaient de fruits et légumes multicolores, de magnifiques poissons tout frais péchés à Chiffalo ou à Bou-Haroun. Elles ne manquaient pas, au passage, de rendre visite aux charcuteries Barielle et Fullana, pour un peu de boudin à l'oignon ou à l'orangeat, quelques andouillettes, un peu de soubressade ou quelques petits pâtés savoureux. C'étaient ensuite une halte à la boucherie "Tiens Bon " chez Papapiétro, ma logeuse, à la boulangerie de sa fille, Madame Oustry, en s'arrêtant, bien sûr, à la pâtisserie Olcina pour ses si bons gâteaux. Avant de rentrer préparer le repas, elles ne manquaient pas d'acheter l'Echo ou la Dépêche à la Maison de la Presse, ou quelques enveloppes à la papeterie de Madame Bouvier.
-----Parfois les époux s'ingéniaient à bricoler, et alors une visite aux quincailleries Allie ou Soulier s'imposait, de même qu'aux électriciens Gonnet ou Pomart et Ackerman, ou bien au forgeron, Monsieur Uguet qui vient - Dieu ait son âme - de s 'éteindre à Cabestany. Les heureux qui avaient une automobile, faisaient appel aux garages Bodin et Berliet et au marchand de pneus, Monsieur Marcel. Les mères de famille allaient au magasin Drai acheter leurs tissus et faisaient appel aux Docteurs Aragon ou Bit pour soigner leurs enfants, et si c'était grave, il y avait l'hôpital du Docteur Perregeau.
-----La population laborieuse travaillait à la Tabacoop (le cigare de Boufarik), chez Orangina de Monsieur Bitoun, chez Monsieur Blanquer pour la menuiserie ou les charpentes en bois, ou Maxence Dessesart pour les charpentes métalliques et la chaudronnerie. Monsieur Nemoz employait des chauffeurs pour ses transports de vins et Monsieur Mayol, dans ses Docks, fournissait du travail à la main-d'œuvre indigène. C'était aussi le cas de la Coopérative des Agrumes dirigée par Monsieur Jacques Victla, de la Société d'emballages, la Sem et aussi de Monsieur Bensaid, expéditeur. Ceux qui aimaient la terre, travaillaient dans les pépinières Grort. Dieudonné ou Richter, ou bien chez les colons qui possédaient aux alentours quelques gros domaines viticoles ou arboricoles. -----Monsieur Badarachi était entrepreneur de maçonnerie dans la rue Damremont, à côté des Docks Mayol. Enfin, pour les imprimés ou cartes de visite, on allait chez Monsieur Galéa, imprimeur, avenue de la Gare.
-----Le dimanche après-midi, au Stade municipal, le football était à l'honneur surtout lorsque I'A.S.B. recevait le F.C. Blida, le R.U.A. d'Alger ou le sporting de Bel-Abbés. Le capitaine Vicedo, Pierrot Reichert, le goal Colas et leurs coéquipiers s'en donnaient à cœur joie et le stade explosait d'acclamations lorsqu'un but était marqué.
-----En été, on allait au "Bassin Vert sur la route de Chébli, après avoir, au passage, fleuri nos morts au cimetière, et on passait à l'ombre un agréable après-midi. Parfois, à vélo ou en tandem, on allait à Douaouda-Marine ou Zéralda, profiter des joies de la mer, ou pécher des oursins qu'on dégustait sur les rochers. Ceux qui avaient une voiture allaient déguster des brochettes et merguez à Fort de l'Eau. Enfin, la saison d'été se terminait par la magnifique fête locale sous les ombrages de la place des Quinconces envahie ces jours-là par une foule nombreuse et colorée venue de tous les environs. Un magnifique feu d'artifice tiré au-dessus du Monument aux Colons clôturait les festivités.Le débarquement allié du 8 novembre 1942 vint troubler un peu la quiétude de la ville avec l'arrivée des Américains et Canadiens, qui mirent une joyeuse animation dans la cité. BOUFARIK eut droit, en décembre, au cours d'un bombardement d'Alger, au largage d'une bombe par un pilote ennemi quelque peu distrait ou pressé. Heureusement, elle s'écrasa sur un hangar vide de l'avenue de la Gare sans causer de victimes.
-----Tout cela, bien sûr, ne présageait pas les événements qui suivirent quelque douze ans plus tard, commencés pendant la nuit de la Toussaint 1954et qui marquèrent le début d'une longue et douloureuse période au terme de laquelle nous fûmes contraints, par la faute d'une politique insensée, d'abandonner, la mort dans l'âme, ce coin de France, si cher à nos cœurs, cette ALGERIE que nous croyions à jamais française. Il a fallu tout laisser, même nos morts, essayer de recommencer à zéro, essayer de se faire un trou dans cette ingrate métropole qui n'a pas su sauvegarder ses enfants qui pourtant, à plusieurs reprises, avaient tout donné pour elle.
Beaucoup de larmes, beaucoup d'amertume, mais le temps aidant, les douleurs se sont estompées.
-----Pourtant, si depuis vingt ans les plus vieux d'entre nous ont été contraints de se résigner à la naissance de cette ALGERIE algérienne, ils ne pourront jamais oublier que ce sont avant tout des Français qui l'ont créée de toutes pièces. Pour eux, au fond de leur cœur, même si dans les manuels d'histoire, elle ne l'est plus, 1'ALGERIE aura été, pendant 132 ans, une terre bien française.
Et puis, heureusement, les souvenirs sont vivaces, et ceux-là, jamais, nul ne pourra nous les enlever.

Pierre TALUT-DANJOU.
Perpignan, le 3 octobre 1988.