Histoire d'un tableau
« Première messe en Kabylie »d'Horace Vernet

extraits du numéro 47, 1er trimestres 2011, de "Mémoire vive", magazine du Centre de Documentation Historique de l'Algérie, avec l'autorisation de son président.
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Histoire d'un tableau
« Première messe en Kabylie »d'Horace Vernet


La première messe en Kabylie par Horace Vernet 1854.
Musée des Beaux-Arts de Lausanne.

Le tableau d'Horace Vernet " Première messe en Kabylie " peut être considéré comme l'expression de la grande amitié entre le peintre et le père Dom François Régis, fondateur de le Trappe de Staouêli. Il évoque également un événement important dans la conquête de la Kabylie.

Les hommes

Dom François Régis (1808-1881)). Fondateur en 1843 et premier Abbé de la Trappe de N.D. de Staouêli (pose de la première pierre le 20 août 1843). Son contact chaleureux lui apporta l'estime de l'ensemble des personnalités religieuses et militaires qui l'aidèrent dans la réalisation de l'abbaye de N.D. de Staouêli. Il resta jusqu'en 1854.

Horace Vernet (1789-1863). A été l'un des plus célèbres peintres du 19ème siècle, le dernier d'une famille de quatre générations de grands peintres. Il est né au Louvre le 30 juin 1789, dans les appartements qui servaient également d'atelier à son grand-père et à son père; il était doué d'une prodigieuse mémoire qui lui permettait de peindre presque toujours sans modèle. Il se présentait comme peintre des batailles ". H. Roujon termine son ouvrage sur le peintre par cette phrase : " Il possède le mérite, le plus grand aux yeux de beaucoup, celui d'avoir chanté nos gloires nationales et d'avoir fait aimer la France dans sa grandeur et ses victoires. "

Horace Vernet séjourna à Boufarik où il possédait une propriété, du nom de Haouch ben Kouba qui lui servait de rendez-vous de chasse. Le nom d'Horace Vernet fut donné en 1897 à un village de Grande Kabylie dominant l'oued Sebaou.

La rencontre

Nous sommes en 1853. Dom François Régis, passant sur la place du Gouvernement, voit venir à lui le général Randon, gouverneur de l'Algérie, accompagné du général Yusuf et d'un civil, Horace Vernet. Ce dernier, présenté au religieux par le Gouverneur, lui dit gracieusement : " Mon père, j'ai quitté Paris avec l'intention d'aller vous voir à Staouëli ". Et moi, ajoute Yusuf, " je cherchais l'occasion de vous connaître, nous irons vous visiter ".
Quelques semaines plus tard, la veille du dimanche des Rameaux, Horace Vernet rend visite au père.

Celui-ci, après un long entretien, lui propose de passer la semaine sainte à Staouéli. Quoique venu avec la pensée de faire une simple partie de chasse, en sortant de la messe, tout ému de la solennelle attitude des religieux, il n'hésite plus à accepter l'invitation du Père abbé.

Pendant ces huit jours, tout entier à de pieux exercices, il oublie ses amis d'Alger qui s'inquiétaient de sa disparition. Toute la colonie se demandait ce qu'était devenu le joyeux et aimable causeur que la société algérienne se disputait. Quand on apprit qu'il vivait à la Trappe avec la régularité d'un religieux, ce ne fut qu'un cri de surprise et d'incrédulité.

Ce jour est le plus beau de ma vie " dit-il avec émotion en quittant les religieux qui l'accompagnaient. L'amitié qui naquit au cours de cette semaine de ferveur religieuse ne connut pas de défection dans le coeur d'Horace Vernet...

La campagne des Babors (1853)

Le général Randon préparait une expédition pour aller en Kabylie, dans les Babors, châtier quelques tribus insoumises. Il pressa Horace Vernet d'accompagner l'armée : " J'y consens, répondit le peintre, mais je voudrais emmener le Père Régis ". Un chasseur partit aussitôt pour Staouéli, chargé d'une lettre du Gouverneur, qui invitait le Père abbé à se joindre au corps expéditionnaire.

Celui-ci hésita quelque temps, trouvant cette demande insolite ; il consulta ses religieux qui furent d'avis qu'il devait accepter la proposition, mais c'est Mgr Pavy qui acheva de le convaincre par ces mots : " Allez, mon Père, il est convenable que la religion accompagne en Kabylie le drapeau français ".

Dom François Régis s'étant décidé à rejoindre Horace Vernet, fit le voyage par mer et débarqua à Bougie. Le colonel Dieu, commandant le secteur, les accueillit et les retint quelques jours dans l'attente des ordres du quartier général puis les convoya jusqu'au camp français. Les généraux Bosquet et Rivet se détachèrent pour venir au devant du convoi. Après avoir adressé des mots de bienvenue, le général Bosquet, commandant la première division, présenta au Père Régis un long bâton ferré, qui lui sera fort utile en ce pays montagneux : " Voici, dit-il en souriant, votre bâton pastoral. "

Une vaste et confortable tente qu'Horace Vernet avait apportée de Paris, fut dressée et le peintre invita le Père abbé à partager sa demeure.

Le 2 juin, la colonne expéditionnaire se mit en route à midi pour se rendre à l'Etnin des Beni-Hassein, où les deux divisions devaient faire leur jonction. La deuxième division, celle du général de Mac-Mahon avait emprunté un chemin difficile. Les environs des Babors présentaient des pentes extrêmement raides et il fallait ouvrir la route à mesure que l'on avançait. La marche de nos soldats à travers ces obstacles eut, cependant, un heureux résultat, en ce sens qu'elle frappa les Kabyles de stupeur. La jonction des deux divisions se fit le 4 juin sur les rives de l'Oued-Agrioun où le camp fut dressé.

Investiture des chefs kabyles

C'est dans ce camp qu'eut lieu le 5 juin, la cérémonie de l'investiture des chefs kabyles. Le gouverneur s'adressa aux représentants kabyles :

Allocution du maréchal Randon

" Kabyles des Babors,

Je vous ai annoncé de Sétif que nos troupes allaient entrer dans votre pays ; que mon camp serait ouvert à ceux qui viendraient faire leur soumission ; mais que nos soldats, s'il le fallait, détruiraient toutes résistances.
Maintenant vous voilà en face du drapeau de la France ; vous avez promis de servir avec fidélité notre Empereur et notre Patrie.

Je vais vous fournir le moyen de remplir vos promesses, en vous donnant l'investiture. Rappelez-vous que votre premier devoir sera de faire respecter la justice et de protéger les faibles.

Eloignez de vous tous les gens de désordre ; nos ennemis doivent être les vôtres.

Vos anciennes querelles doivent cesser, afin que la paix règne dans le pays, et que vous puissiez fréquenter avec sécurité les marchés.

Voilà ce que je veux pour le bien de tous ; voilà ce qu'il faut que vous rapportiez à vos frères, voilà ce qui amènera sur vous les bénédictions de Dieu, et nous montrera que vous méritez vraiment d'être appelés les serviteurs de la France. "

Après cette allocution, chaque chef, revêtu du burnous rouge insigne du commandement, prononça le serment de fidélité à la France. La soumission des Babors était désormais un fait accompli.

Le déroulement de la messe

Cette imposante cérémonie eut lieu un dimanche, jour de la Fête-Dieu. Le gouverneur se tournant vers le père François Régis, lui dit : " A vous de terminer cette belle cérémonie ".

Ordre est alors donné de dresser un autel sur la partie la plus élevée du camp. Horace Vernet prend l'initiative du choix et de la disposition des lieux. Les sapeurs du génie abattent un chêne dans la forêt avec lequel ils construisent une grande croix rustique. Des tambours sont rangés les uns sur les autres autour de l'autel, où quelques fleurs de lauriers roses cueillies sur les bords du torrent servent de parure.

A neuf heures, deux compagnies se portent en armes, avec la musique et les drapeaux de leur régiment. La plupart des soldats sont rangés derrière elles. Au milieu de cet appareil militaire, en présence des états-majors des deux divisions, et dans ce cadre immense formé par la mer et les montagnes, l'abbé Régis célèbre la messe.

Au moment de l'élévation, sous un roulement de tambours et au son du canon, les soldats fléchissent le genou. Le " peintre des batailles " profondément ému, promet de mettre sur la toile et d'immortaliser par son pinceau cette belle scène.

Cette solennité, ainsi que celle qui l'avait précédée, frappèrent vivement les assistants et tout faisait espérer que les Kabyles en conserveraient un profond souvenir.

Comme ses amis l'interrogeaient sur les projets de tableau qu'il emportait de son expédition de Kabylie, Vernet répondit : " Je veux faire un tableau religieux. Je dois bien quelque chose au Dieu qui m'a rappelé à lui : je dois peindre la messe et sa consécration. "

A son retour à Paris, dans un courrier du 6 décembre 1853 adressé au père il écrit : " Je me suis engagé à faire deux tableaux, dont le plus important sera celui de la messe en Kabylie, sujet, vous le savez, pour lequel je me suis senti dès le premier moment un vif attrait, et qui consacrera un fait intéressant dans l'histoire de l'Algérie..."

Le tableau

En avril 1854 la guerre avec la Russie vient d'être déclarée, il écrit : " Il est plus que probable que j'irai rejoindre l'armée dans le courant du mois prochain. Il m'en coûte de quitter mon atelier où je travaillais avec ardeur au tableau de la messe en Kabylie... Non, non, ajoute-t-il, très cher et très Révérend Père, je ne donne pas congé à l'Afrique, je lui ai de très grandes obligations. C'est là que j'ai retrouvé la paix du coeur... " (27 avril 1854). Aussi le peintre ne se presse pas de quitter son atelier : " Tout est en suspens. Il n'en est pas de même de mon atelier, j'y travaille avec une ardeur de jeune homme à mon tableau de la Messe. J'espère bien le terminer avant de partir pour l'Orient... Le moment que j'ai choisi est celui de l'élévation, lorsque le canon remplaçait la sonnette, et la fumée de la poudre l'encens " (25 mai 1854).

Dans une lettre, postée deux semaines plus tard, il écrit : " Je pars aujourd'hui pour l'Orient, et je quitte, momentanément, j'espère, mon atelier, où je laisse inachevé notre tableau de Kabylie. Les choses essentielles sont déjà terminées ; c'est-à-dire que le paysage, le camp, l'autel et votre personne pourraient rester. Il ne manque que les accessoires du premier plan. Je ne pense pas que mon absence soit de longue durée... " (8 juin 1854).

Il en revint souffrant pour prendre part à l'Exposition Universelle de 1855 : " j'y ai exposé trente sujets, mais de ces trente, il y en a un que je considère avec plus de complaisance : c'est ma Messe ! C'est que ce tableau, je l'ai fait avec le coeur. "

Dans cette oeuvre du maître, on trouve, reproduits avec une grande fidélité, le père Régis, " avec sa crosse, sa mitre brodée par Mme la baronne de Villefranche et prosterné derrière lui, son frère, le père Thomas d'Aquin. "

Le 2 octobre 1861 le peintre fit une chute malheureuse, suivie de complications qui ne tardèrent pas à mettre sa vie en danger. C'est en septembre 1862, que le père Régis lui rendit sa dernière visite.

Le 17 janvier 1863 Horace Vernet s'éteignit et ses dernière paroles furent pour le père. Il ne fut pas le seul homme illustre sur lequel le Révérend Père Régis exerça une influence religieuse. Ce fut également le cas pour le colonel Marengo, le général Yusuf et les maréchaux Randon, Vaillant et Pelissier.
La maréchale Randon adressa le 12 juin 1871, au père Régis, les mémoires du maréchal et elle termina sa lettre par ces mots : " Il n'oublie pas la messe en Kabylie. Qui sait si, ce jour-là, le désir de se faire catholique ne lui vint pas il y a vingt ans ! ". Madame la générale Yusuf lui fit les mêmes éloges :
" ... c'est à vous que mon cher Yusuf doit ses meilleurs sentiments chrétiens... ".

En 1854, après onze années de travaux, d'épreuves et de souffrances, le fondateur de Staouéli quitte l'Algérie pour occuper à Rome la fonction de Procureur Général de la Trappe. Il reviendra pour une courte et dernière visite en juin 1860. Il décédera le 13 mai 1880 à Montauban et son corps selon sa volonté, sera ramené le 30 mai à Staouéli où il repose à côté du colonel Marengo.

Yves Marthot

Sources : (consultables au CDHA)
- J, BERSANGE, Dom François Régis, Paris, 1885, librairie de D. Dumoulin, 451p.
- Mémoires du maréchal Randon, Paris, 1875, Typographie Lahure, tome 1 - 526 p, tome 2 -
338 p.
_ M. Vidal-Bué, Alger et ses peintres, Paris, 2000, édition Paris-Méditerranée, 286 p.
- E. de MIRECOURT, Horace Vernet, Paris, 1855, J. P. Robert et Cie, 95 p.