Alger, ses alentours : Birkadem
La Ferme-modèle à Birkadem
Une entreprise agricole dans l'Algérois
au XIXe siècle.

... L'un de ces domaines, connu jusqu'en 1962 sous le nom de " Ferme modèle ", était situé à Birkadem, à une dizaine de kilomètres d'Alger, moitié dans les collines du Sahel, moitié dans la plaine de la Mitidja. Il était traversé par deux cours d'eau permanents, l'oued Kerma et l'oued Zouine, affluents de l'Harrach....
extraits du numéro 54 , 3è trimestre 2013 , de "Mémoire vive", magazine du Centre de Documentation Historique de l'Algérie, avec l'autorisation de son président.
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sur site août 2013

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A ce sujet, sur ce site, l'excellent travail de Georges Bouchet :  BREVES MONOGRAPHIES COMMUNALES - Les six communes de la ceinture du Fahs -   BIRKADEM  Texte, illustrations : Georges Bouchet mise sur site le 16-3-2008

La Ferme-modèle à Birkadem
Une entreprise agricole dans l'Algérois
au XIXe siècle.

La Ferme-modèle à Birkadem
La Ferme-modèle à Birkadem

Lorsque l'on parle de colonisation agraire en Algérie, la pensée va d'abord aux héros anonymes, débarqués pour la plupart après 1870, attributaires de petits lots de terrains arides ou pestilentiels. Mais il faut aussi faire une place juste à ceux que l'on a baptisés, de façon injustement péjorative, les " colons aux gants jaunes ". S'il y avait, parmi ceux-ci, des aventuriers, ils étaient, pour la plupart, des notables ruraux que leurs convictions légitimistes avaient exclus des carrières militaires et administratives après la révolution de 1830. Ils s'étaient repliés sur leurs domaines héréditaires et s'étaient employés à les mettre en valeur. Quelques-uns décidèrent d'investir, en Algérie, les capitaux et les connaissances agronomiques que leur bonne gestion leur avait procurés. Dans les zones côtières pacifiées, notamment dans l'Algérois, ils firent l'acquisition des anciennes propriétés turques, les haouch, qui parfois étaient devenues propriété de l'Etat, un arrêté du 8 septembre 1830 ayant mis sous séquestre les biens turcs.

L'un de ces domaines, connu jusqu'en 1962 sous le nom de " Ferme modèle ", était situé à Birkadem, à une dizaine de kilomètres d'Alger, moitié dans les collines du Sahel, moitié dans la plaine de la Mitidja. Il était traversé par deux cours d'eau permanents, l'oued Kerma et l'oued Zouine, affluents de l'Harrach.

En 1787 ce haouch appartenait au dey d'Alger Hassan Pacha. Lorsque celui-ci fut assassiné, en 1797, on ne sait pas si ses biens furent réunis au domaine public ( beylik ) ou s'ils furent régulièrement transmis à ses héritiers : El Hadj Omar et sa soeur Nefissa, épouse du caïd Ismaïl. Quoi qu'il en fût, les héritiers d'Hassan, réfugiés en Egypte, passèrent en 1835 devant le cadi d'Alexandrie un bail à rente perpétuelle avec un certain Mustapha M'Rabet. Ce dernier, bien qu'il ne fût pas propriétaire, vendit le haouch le 30 janvier 1837 au sieur Gandoit qui le revendit aussitôt ( 3 février ) à M. d'Arsonville, lequel loua à l'armée le domaine, alors déjà connu sous le nom de " Ferme modèle " ou " Ferme expérimentale ".

Nous connaissons mal la période militaire de cette histoire. C'est en 1833 que le maréchal Clauzel aurait créé une colonie militaire. On peut supposer que, de 1833 à 1837, le domaine était simplement réquisitionné. Il s'agissait, semble-t-il de faire une expérience de colonisation militaire à la romaine. Cette tentative fut un échec. On doit au Génie militaire la construction, à partir d'une maison mauresque préexistante, du grand quadrilatère représenté sur la gravure de 1857.

Le domaine dont avait hérité Mme de Bérard, fille de M. d'Arsonville, fut acheté en 1855 par cinq amis dirigés par deux d'entre eux, Ernest de Fleurieu et Gabriel de Saint Victor. L'affaire fut conclue le 8 novembre 1855 pour la somme de 228 000 f.
Quel était, à cette époque, l'état du haouch Hassan ? Sa superficie n'était pas fixée précisément faute de cadastre. Si l'on parlait avant la vente de 1 200 à 1 400 hectares, l'acte ne mentionnait que 850 ha. En fait, d'après des documents ultérieurs, la contenance devait être un peu supérieure à 1 000 ha. Mais, au début la partie cultivée ne dépassait pas 223 ha loués à trente fermiers ou métayers, dont quinze européens et quinze arabes, cultivant des surfaces de 1 à 40 ha. Les principales cultures étaient les céréales et le fourrage, la plus rémunératrice étant le tabac.

Quant aux constructions, les vastes bâtiments de la ferme étaient délabrés et en partie inhabitables. Ils abritaient cependant le régisseur, le garde et une dizaine de fermiers et d'ouvriers avec leur famille respective. Quatorze fermiers ou métayers, pour la plupart arabes, vivaient dans des gourbis en divers points du domaine.


La Ferme-modèle à Birkadem



Il est manifeste que les associés avaient surestimé les aptitudes agricoles de l'Algérois et sous-estimé les aléas climatiques, notamment les inondations et le sirocco. Leur projet était bel et bien de pratiquer une agriculture à l'européenne. Ainsi, ultérieurement, l'un de leurs premiers investissements fut l'achat d'une batteuse Lotz, mue par une machine à vapeur ; les fermiers, la trouvant gaspilleuse de grain, refusèrent de s'en servir et continuèrent à battre au rouleau leurs maigres moissons ( les rendements à l'hectare variaient de 1 à 12 quintaux selon les parcelles et les conditions climatiques ). Dans le même esprit, on décida de créer un élevage laitier. On prévoyait d'améliorer les rendements par des méthodes analogues à celles que les associés avaient appliquées dans leurs domaines du Beaujolais : labours profonds, fumures et amendements, sélection des semences, rotation des cultures, drainages et irrigation. C'est sur ce dernier point que les propriétaires s'étaient le plus bercés d'illusions. En dehors des sources et des norias, l'eau ne pouvait venir que des oueds qui traversaient le domaine. Sur la foi de renseignements non vérifiés, les acheteurs avaient cru pouvoir remettre en service d'anciens barrages d'irrigation.

Cette prétention se heurta, d'une part aux intérêts des industriels concessionnaires des chutes de l'Harrach, en aval, d'autre part à la
loi qui, en Algérie, attribuait à l'Etat les eaux courantes, sous réserve des droits acquis avant la conquête. Or, il ne fut pas possible de prouver, sinon l'existence, du moins la régularité de ces droits. D'où quinze ans de procès, définitivement perdus en cassation, en 1875. Les premières années furent extrêmement difficiles. En 1857, le régisseur et sa femme furent emportés par les fièvres. Mais c'est lorsque l'échec paraissait inéluctable qu'apparut un homme providentiel, Xavier Bordet. Celui-ci fut, pendant un quart de siècle, le vrai patron de la ferme modèle. Sa correspondance conservée ( 434 lettres ) étant une source documentaire d'une exceptionnelle qualité, il n'est pas superflu de rassembler les rares données biographiques que nous possédons à son sujet.

Xavier Bordet appartenait à une famille bressane de moyenne bourgeoisie. Il était diplômé de l'école d'agriculture de Grignon. La régie de la ferme modèle étant son premier poste, on peut supposer qu'il avait à peu près vingt-cinq ans en 1857. En 1867, il épousa une jeune fille d'Alger ayant " une bonne éducation, des goûts modestes et l'amour de la campagne " ; d'où l'on peut déduire, a contrario, qu'elle n'était ni très belle, ni très riche...

Bordet était pieux et résolument conservateur ; en politique, il était légitimiste. Entre 1871 et 1876, Gabriel de Saint Victor, alors député royaliste à l'Assemblée Nationale, le mit à contribution pour ses travaux parlementaires sur l'Algérie.

La correspondance de Xavier Bordet fait apprécier son esprit méthodique et ouvert. Sa compétence était reconnue par l'administration qui eût voulu lui confier la direction de la première école d'agriculture algérienne. Or, il vouait aux fonctionnaires une véritable détestation que sa correspondance manifeste de façon non équivoque :
" En Algérie, l'administration militaire nous est hostile, c'est bien connu, mais ce qui a lieu d'étonner c'est que l'administration civile le soit aussi " ( 8 septembre 1859 ).
" Le préfet s'intéresse très peu à la colonisation. Il appelle les colons ses " dignes auxiliaires ", comme si les colons n'étaient pas la force vive du pays, la raison d'être de M. le Préfet " ( 22 octobre 1860 ).
" J'ai toujours pensé que l'administration militaire, sauf l'arabomanie, valait mieux moralement que la civile " ( 18 oct. 1864 ). En ce qui concerne l'organisation de l'Algérie et les relations avec les indigènes, les comptes-rendus de Bordet reflètent assez fidèlement l'état d'esprit des civils européens à l'époque. Il était arrivé sans idées préconçues. S'il ne jugea pas nécessaire d'apprendre l'arabe - au besoin l'épicier juif de Birkadem lui servait d'interprète - c'est qu'il avait surtout à faire à des Français ou à des Mahonnais. Mais on ne décèle chez lui, dans les premières années, aucune hostilité à l'égard des Maures, des Kabyles ou des Juifs. Certes, il leur reprochait leur attachement à l'économie pastorale et à la propriété collective, mais la responsabilité principale de cet archaïsme incombait, selon lui, aux militaires. L'attitude de Bordet se radicalisa peu à peu sous l'effet de multiples incidents de voisinage : vols de bestiaux, de récoltes, incendies de broussailles... L'insurrection de 1871 acheva d'en faire un adepte de la fermeté : " Je suis garde national, écrWait-il, le 1er mai 1871, mobilisé sous la tente à l'Arba, en face de la ferme modèle, à 18 km. Le sort de la Mitidja n'a tenu qu'à un fil. Vingt-quatre heures de retard dans le départ des troupes et elle était incendiée en entier. Et voilà, après 40 ans de domination pacifique et débonnaire, le résultat. Nous sommes massacrés, avec une barbarie si horrible qu'on n'en saurait publier les détails, par des gens que nous avons fait travailler, que nous avons élevés et enrichis depuis trente ans ". Et un mois plus tard : " La conclusion à tirer, c'est que les musulmans ne sont pas civilisables ". Si contestable que fût cette conclusion, il est à remarquer qu'elle n'émanait pas d'un enragé, mais d'un simple employé, surtout remarquable par sa conscience professionnelle et sa compétence technique.

La correspondance de Xavier Bordet est une chronique, des travaux et des jours, ininterrompue de 1858 à 1882. Au commencement il n'y avait pas d'exploitation directe. Le territoire défriché était loué. Dans les broussailles et les marécages, il y avait des baux de défrichement gratuit, le terrain devant être rendu net après une durée de trois à six ans. Outre les cultures traditionnelles, céréales, fourrage, tabac, de nombreux essais furent tentés : lin, coton, ignames (", artichauts, asperges, menthe, caroubiers, agrumes etc. Ce furent généralement des échecs.

" Il ne faut pas écouter ceux qui proposent des cultures nouvelles, écrivait Bordet en 1876. Nous avons tout essayé et tout abandonné. Tout le monde a fait du ricin ici. On nous disait que l'on se servait de l'huile pour les machines à vapeur mais, comme elle encrasse très vite, on y a renoncé. Quant à la pharmacie, il suffirait d'un hectare, je crois, pour purger toute la France..."

Le personnel permanent était peu nombreux. Les grands travaux étaient exécutés par les fermiers avec l'aide de journaliers kabyles. Le vignoble fut créé et entretenu en régie à partir de 1860. L'objectif était de produire des vins de qualité. Dans les années 1880, au moment même où la viticulture de plaine et de " gros vin " prenait son essor en Algérie, le vignoble de la ferme modèle - une trentaine d'hectares - avait acquis une belle notoriété. Le climat mortifère du domaine s'améliora progressivement par le drainage des marais et les plantations d'eucalyptus, la plupart commandés directement en Australie. Dès la fin des années 70 la ferme modèle, vue du chemin de fer Alger-Oran par Blida qui traversait le domaine, se reconnaissait de loin par ses frondaisons, les seules de la région.

Les rigueurs du climat étaient souvent aggravées par des calamités destructrices : en 1860 et 1861 des pluies torrentielles et des inondations, en 1862 la sécheresse, en 1866 les sauterelles, en trois vagues successives : " Les colonnes d'invasion traversent les rivières à la nage, rien ne les arrête. Le chemin de fer en a tant écrasé que l'odeur est insupportable. " ( 23 juin ). " La vigne, qui avait repoussé, est mangée pour la troisième et dernière fois. Cette fois, elles ont mangé l'écorce. Il ne reste rien des plantes et des arbres utiles. " ( 17 juillet ). 1867 est " l'année de la famine ". Aux mauvaises récoltes, conséquence de la sécheresse, s'ajouta le choléra : " Biskra a été évacuée, les trois quarts de la population ayant péri. Batna et Bou Saada sont dans le même état ( 8 août 1867 ). En 1875, pluies et brouillards favorisèrent l'oïdium de la vigne, la rouille des blés et la prolifération des parasites ; au total, grande misère dans la campagne " ( 4 septembre 1875 ).

Lorsque Xavier Bordet quitta la ferme modèle en 1882, sans doute pour raison de santé, il laissait un domaine, sinon florissant, du moins dans un état plus qu'honorable. A l'Exposition Universelle de 1878, il avait obtenu trois médailles d'or sur les trente-six décernées aux deux mille exposants d'Algérie, deux pour les céréales et une pour la ramie - fibre textile finalement inutilisable...- sans compter une médaille d'argent pour le vin. Les propriétaires ne s'étaient pas enrichis mais ils avaient tout de même obtenu, sur la période 1855-1882, un revenu brut moyen de 2%, sans compter la plus-value des terres défrichées. L'assainissement des marais avait à peu près éliminé le paludisme et plusieurs dizaines de familles trouvaient leur subsistance sur un domaine qui, dans l'état où l'avaient laissé les turcs, ne produisait que de la misère. En définitive, la ferme modèle avait bien mérité son nom.

Bruno de Saint Victor

(1) igname : plante vivrière grimpante des régions tropicales dont le gros rhizome tubérisé est comestible.
Bibliographie :
Mémoire Vive N°50, p 15. Le maréchal Clauzel.