Francis Garnier
LA MINE : De BENI HAKIL à l'EMBARCADERE
BENI HAKIL ET LE TELEPHERIQUE

voir sur ce site : les mines et port Breira

Texte : Alain Cohet - Envoi : Geneviève Bortolotti - Troncy
mise sur site le 20-2-2011

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LA MINE : De BENI HAKIL à l'EMBARCADERE

BENI HAKIL ET LE TÉLÉPHÉRIQUE

La Société des Mines de Fer de Miliana regroupait les activités d'un certain nombre de mines situées à Philippeville, Bougie, Miliana, Rouina, Breira où était immatriculé le siège social. Ce dernier lieu n'était que le port d'embarquement du minerai lui-même extrait dans la montagne des Beni Hakil, à une dizaine de kilomètres à l'intérieur des terres. Aucun de ces gisements n'avait une grande puissance, mais ceci est une caractéristique de l'industrie minière en Algérie. Toutefois, la teneur était généralement assez bonne pour assurer la rentabilité de l'affaire.

En ce qui concerne Beni Hakil, on y extrayait surtout de l'oligiste, variété d'hématite conduisant à un fer de qualité recherchée, particulièrement par les anglais (pour leurs arsenaux peut-être ?).

le Rocher de Sidi Djilani
le Rocher de Sidi Djilani

Étant donné l'isolement des lieux, la société s'était résolue à acheminer les matériaux par téléphérique jusqu'à la côte et profiter de la présence miraculeuse d'un énorme rocher, le Rocher de Sidi Djilani, pour l'aménager en trémie de stockage puis de chargement des navires malgré des conditions d'accostage hasardeuses. Heureusement, en cette époque bénie, le principe de précaution n'était pas encore inscrit dans la constitution. Le dispositif permettait ainsi de couper au plus court par monts et par vaux. Il comportait nombre de pylônes de hauteur et d'espacement variés disposés de façon à obtenir un profil le plus uniforme possible. Au sommet des pylônes, deux patins supportaient les câbles porteurs des chariots des wagonnets, train montant et train descendant. Un peu plus bas, de part et d'autre de la structure, une grosse roue folle recevait le câble tracteur tout au long duquel étaient accrochées les bennes, pleines à la descente, vides à la remontée. Le câble tracteur était lui-même mu par un gros moteur situé au départ du dispositif, à Beni Hakil.

Les gens du bord de mer ne le savaient pas toujours mais Beni Hakil comptait, outre quelques centaines de mineurs, le personnel de maîtrise du travail en galerie, des mécaniciens et du personnel d'entretien. Il y eut même, à une certaine période, une institutrice appointée par la société. Et les gens d'en bas étaient fréquemment sollicités par les gens d'en haut. Et l'on voyait souvent depuis notre terrasse Carillo, le maître-câblier, accompagné de son fidèle Couscous, attendre au sommet du Rocher Sidi Djilani, sur le quai d'arrivée des wagonnets pour embarquer avec leur matériel d'entretien dans une benne vide qui les remonterait vers Beni Hakil. Ils allaient ainsi, à l'air libre, surveillant câbles et apparaux, s'arrêtant parfois sur un pylône pour en inspecter de plus près les éléments. Ils déployaient à cette occasion une agilité simiesque qui nous stupéfiait car il n'était pas possible de stopper pour eux la marche du train. Ils sautaient hors de leur benne et y rembarquaient à la volée !

Ce téléphérique constituait donc le poumon de la mine. Mon enfance fut rythmée par le crissement de ses câbles sur les roues de transmission, le cliquetis des trolleys sur les patins des pylônes, le grondement des blocs de minerai tombant dans la trémie de réception. Lorsque le crépuscule approchait, le mécanisme s'arrêtait, tout bruit cessait, le silence et la paix s'installaient sur tout le secteur. Une bonne journée de travail venait de s'achever…

CHARGEMENT D'UN VRAQUIER

L'exploitation du gisement de minerai de fer de Beni Hakil situé à quelque dix kilomètres à l'intérieur des terres représentait un élément important de l'activité économique de notre petite communauté.

Lorsque l'on songe aux conditions modernes d'extraction, de transport et de délivrance de ce genre de produit, on sourit, mais avec admiration, devant l'audace de nos aïeux qui se lancèrent dans cette aventure avec des moyens aussi rudimentaires. Le téléphérique ne répondait certainement pas aux normes de notre époque. Quant au site de réception et de délivrance du matériau, il ferait s'esclaffer de rire ou hurler de frayeur les spécialistes actuels de ces questions. Enfin, aucun commandant digne de ce nom ne consentirait, de nos jours, à approcher son vaisseau d'un rivage aussi dangereux que celui qu'on lui offrait alors.

trémie, telepherique

L'embarcadère se présentait sous l'aspect d'un énorme îlot rocheux, jouxtant l'à-pic montagneux d'où il avait dû être séparé quelques millions d'années plus tôt, dans lequel avait été creusée une énorme trémie réceptrice du minerai, et que l'on avait équipée, dans sa partie inférieure, d'un tapis roulant contenu dans un bras mobile et rétractable.

Le dispositif d'amarrage, invisible sur ce mauvais cliché, se composait d'une paire de bouées au large, et de deux bittes à terre sur le rocher voisin. On voit que le navire, exposé à tous les dangers de la mer, ne pouvait accoster - si tant est que l'on puisse qualifier l'opération d'accostage - que par très beau temps.

Alors donc, l'affaire devait être soigneusement préparée. D'abord la météo. C'était le rôle du directeur de la mine qui consultait de longue date les instances compétentes, à Ténès, Cherchel ou Alger, je suppose, mais surtout les variations de son bon vieux baromètre enregistreur et encore davantage les pêcheurs du coin.
Le bon créneau étant trouvé, il n'y avait plus qu'à convaincre l'affréteur d'envoyer son cargo au jour convenable, et à convoquer pour la date convenue le pilote et les douaniers, tous personnages incontournables dans notre beau pays sur-administré.

accostage

De bon matin, on commençait à guetter à l'horizon le point noir surmonté d'un panache de fumée qui signalait, piquant droit sur la terre, l'apparition d'un navire.

Celui-ci, parvenu à trois ou quatre milles de la côte, ralentissait sa vitesse, et c'est alors que déhalait la barcasse à moteur, baptisée "Vedette", qui, sous la houlette de Pedro Sanchez et André Pierra, emmenait le pilote vers le cargo dont il devait diriger l'accostage. Ledit cargo, placé parallèlement au rivage, lançait alors à la mer amarres et haussières qui étaient recueillies par les marins d'une barque à rames, (dont nous reparlerons plus tard à propos d'autres aventures), pour être halées vers les différents points d'amarrage. Une fois tous ces cordages raidis à l'aide des treuils et cabestans du bord, les opérations de chargement pouvaient débuter.

Depuis l'aube, la machine à vapeur, (rangée dans l'antre de la bête), qui actionnait la génératrice alimentant les moteurs électriques commandant les différents mouvements de l'appareillage de chargement, était fin prête. Les demoiselles Pierra doivent s'en souvenir, car elle était située dans un compartiment, à l'autre extrémité de la ligne de bâtiments où elles habitaient. Là, officiait un personnage qui, à l'instar d'un héros de Zola, en tricot marin, foulard autour du cou, burette en main, surveillait sa machine comme une poule ses poussins.

A l'autre bout du dispositif, un opérateur installé dans la cabine de manœuvreà l'extrémité du portique de chargement en faisait lentement sortir le bras et avançait la goulotte de déversement jusqu'à l'aplomb du vaisseau. En ces temps lointains, nul téléphone, nul talkie-walkie, nul portable ne facilitait la transmission des ordres, mais, comme la cabine se trouvait à la hauteur de la passerelle de commandement, il suffisait aux officiers du bord d'un porte-voix, de beaucoup de coffre et de vigoureux moulinets de leurs bras pour se faire comprendre, d'autant que la plupart des équipages étaient de nationalités étrangères.

Alors, on ôtait les prélarts de la cale choisie et, sur un signal de la passerelle du navire, l'opérateur appuyait sur un contacteur, le tapis transporteur démarrait, et les blocs de minerai commençaient à se déverser dans un grondement de tonnerre.
L'enfer allait durer toute la journée, temps nécessaire pour emplir des cargos ne dépassant guère 4000 tonnes de port en lourd mais que, dans l'optique de l'époque, nous voyions comme de gigantesques paquebots.

Petit à petit une épaisse poussière brun-rouge s'échappait des cales, recouvrant toutes les superstructures et même, lorsque le vent virait au nord ou à l'ouest, s'en allait colorer les paysages et les maisons.

Cela n'empêchait pas la vie usuelle d'aller son train, les ateliers de fonctionner, les wagonnets de poursuivre sur leur câble leurs va-et-vient. Seuls restaient de faction les matelots dans leur barque afin d'assurer les transferts occasionnels entre le navire et la terre, ainsi que Pedro et André, (tout le monde les connaissait et les nommait par leurs prénoms), qui se tenaient prêts à bondir dans la vedette en cas d'urgence. Quant aux gabelous, inutiles mais indispensables, ils s'ennuyaient, errant à la recherche d'une bonne âme avec laquelle bavarder un moment. Le pilote, enfin, après avoir testé le whisky du capitaine, descendait à terre déjeuner à la cantine de Madame Saimpol, y faisait une pause plus ou moins prolongée, avant de retourner à bord pour assister l'équipage au moment du largage des amarres.

Pour nous, les jeunes, nos plans d'eau et nos rivages étant souillés, ce n'était pas une bonne journée, et les suivantes ne l'étaient guère non plus.

Nous devions reporter nos baignades quelque trois kilomètres plus loin à l'ouest, sur la plage située à l'aplomb du village de Francis-Garnier. Ce n'était pas un inconvénient pour nos petites pattes, mais nous manquions de temps pour nos ébats nautiques et nos espérances de flirts, car, en ces temps bénis, les repas se prenaient en famille, et les parents ne prisaient guère les retardataires.

Vers la tombée du jour, le vacarme cessait enfin et nous laissait assourdis, les amarres mollissaient, et le cargo, bas sur l'eau, se déhalait lentement. Il virait de bord, prenait son cap, et, après un grand coup de sirène, fonçait vers son destin.

Fallait-il qu'à cette époque une telle marchandise eût une si grande valeur qu'une petite communauté s'attachât, dans un environnement aussi ingrat, à l'extraire, la réunir et la mettre à disposition de clients venus parfois des mers du nord !

Alain COHET