inconnu casbah, chapitre 17
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Chapitre 17
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 17
pages 209 à 213
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mise sur site : février 2013

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XVII

LA Casbah nocturne, même en ces temps de chaleur morbide, n'est pas seulement peuplée de bandits professionnels ou d'occasion animés d'une sorte de sportivité criminelle involontaire. Peu avant le matin, elle se voit parcourue d'ombres plus difficiles à contenter, frémissantes d'une vaillance qui depuis quelque temps tourne à vide comme dans tant d'autres moteurs humains actuellement sans emploi dans le reste du monde.

Il est plus compliqué de trouver du travail qu'un mauvais coup à faire. Chaque fin de nuit, dans la Casbah d'Alger, trois à quatre cents dockers précèdent l'aube pour descendre jusqu'à la mer réputée nourricière qui depuis quelque temps les sustente si peu et si mal.

***

Trois heures du matin... Plusieurs centaines d'hommes, c'est une troupe qui pourrait se montrer bruyante. Celle-ci est étonnamment silencieuse. La plupart des pieds ne sont pas chaussés, il est vrai, ou sont chaussés d'espadrilles ; les bouches sont muettes de souci. La force est concentrée sur une seule pensée. Bien que tous sachent que celui qui donne le travail n'apparaîtra sur le port que vers les cinq heures, une folle espérance les projette prématurément vers le lieu quotidien de leur tourment. Les premiers qui eurent la pensée de devancer l'appel n'étaient qu'une dizaine ; tous se sont bientôt avisés de la même ruse, de sorte qu'aujourd'hui elle ne sert à personne et que personne n'ose s'en défaire de peur que les compagnons continuent d'en user.

Trois heures du matin et, par les rues de la Casbah, c'est une

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cohorte guenilleuse et sale, composée de gars hauts et solides, admirablement bâtis et parfois beaux. Ils se rejoignent en bas comme des ruisselets rejoignent un fleuve... Ils échouent au bord de la grande eau dans la nuit totale... puis dans une sorte de grisaille qui s'illumine peu à peu... En attendant, ils s'accroupissent à terre... L'un d'eux possède une flûte de roseau... un autre chante... quelques-uns les accompagnent en sourdine... Voici le jour... Un instant, les hommes relèvent la tête. La Casbah d'où ils sortent se colore peu à peu, comme une prodigieuse aquarelle. Sur la mer, des barques reviennent. Un docker qui possède encore quelques sous de la dernière journée de travail achète un petit lot de poissons... Puis un pas claque et les chômeurs se ramassent pour l'assaut vital.

Sur ces trois à quatre cents dockers, on en utilise à peine vingt. La ruée de ces centaines de misérables vers une bouchée de pain est si ardente et pathétique que l'homme chargé de jeter ces miettes à ce troupeau avoue qu'il est obligé de s'arc-bouter solidement, à quelque pilastre ou quelque rangée de futailles, sous peine d'être poussé à l'eau, non par une volonté de meurtre précise mais par cette sorte de fureur d'une force inutilisable aujourd'hui encore et tant chaque main voudrait être première pour saisir le morceau de pain. On essaie de répartir par roulement, par équipes - chacune son tour - cette mince tranche pour tant de gueules. On peut calculer qu'un docker de la Casbah, sauf arrivage exceptionnel mais nous ne sommes plus au temps des cales pleines, travaille un demi-jour sur huit. Comme il y gagne une quinzaine de francs, chaque fois, on voit assez de quelle manière il peut vivre.

***

Vers les cinq heures du soir et jusqu'à huit heures, environ, certains dockers vont se réconforter dans un caboulot bizarre, au pied de la Casbah. Le patron est un philanthrope. Il y offre gratis la sardine grillée en majorant à peine le prix de l'apéritif. Les sardines sont excessivement salées mais qui a vraiment faim n'y regarde pas de si près et sait que la haute Casbah possède des fontaines. En outre, il y a ici des peintures murales et de la musique. Le phono est de grande taille et de sonorité excellente. La chanson tunisienne y résonne avec une vigueur qui, jointe à l'anisette, stimule pour un long moment le moral des hommes. L'atmosphère est pourtant suffisamment atroce. Ceux qui en ont pris l'habitude ne s'en aperçoivent plus.

Le sol est recouvert d'une sorte de lit d'épines dorsales et de têtes de sardines (cela par la faute des non affamés qui se succèdent au comp-

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toir et qui pour la plupart sont des européens de la ville basse ou des clients de passage, (matelots en bordée, soldats) . Les indigènes sont assis dans le fond de la salle et mangent intégralement ce qu'on leur offre : arêtes comprises. Il y a, dans ce fond de salle enfumée, des gars jeunes et beaux et des vieillards admirables et solides, au visage maculé de crasse, aux vêtements en loques. Aucun ne daigne regarder dans la direction du comptoir. Ils ont des tatouages d'inspiration européenne sur les bras, la poitrine et quand ils relèvent les paupières des regards de loups que la plus substantielle des sardines ne saurait apaiser. On trouve là suffisamment de visages expressifs pour construire la pire fresque de beaux damnés de notre époque. Cependant il n'est pas certain que ces personnages que l'on peut croire affranchis à cause de la tranquillité avec laquelle ils boivent sans mystère leur anisette alors que le Coran interdit l'alcool, consentiraient, même dans la période du pire chômage, à se laisser projeter sur un écran, voire sur une simple carte photographique.

Les indigènes ont une répugnance presque invincible à permettre que l'on reproduise leurs traits pour en faire une sorte de marchandise d'un débit ensuite illimité et incontrôlable. Plutôt se vendre soi-même que vendre son reflet.

Le phono chante gaiement... " Ah... Mademoi...z..è...è...le " et certains hommes trop à jeun depuis trop longtemps se demandent peut-être en dodelinant de la tête ce qu'il faudra choisir demain pour manger mieux... Vol... ou prostitution...

Car il y a aussi, dans la Casbah d'Alger, une importante fraction de prostitués mâles. Elle n'est pas exclusivement composée de chômeurs.