inconnu casbah, chapitre 7
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Chapitre 7
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 7
pages 75 à 83
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mise sur site : février 2013

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VII

IL est bien compréhensible que les hommes de la Casbah aiment autant les récits. Car ils possèdent peu de moyens de se distraire, hors de la fréquentation des cafés maures pourvus d'échiquiers, de dominos, ornés de
fleurs, de narghilehs, de flûtistes et de tambourinaires. La méditation à la Mosquée ne saurait se mettre en parallèle avec des distractions aussi profanes.

Les musulmans vont aux conteurs de plein air, comme les occidentaux s'enferment au théâtre, au concert, au cinéma surtout. Mais nul exploitant n'a encore songé à installer en pleine Casbah un écran magique. Et tant qu'il n'y aura pas de cinéma dans la haute ville, et tant qu'il y aura autant d'illettrés parmi ses habitants, les conteurs même classiques pourront espérer vivre et charmer les hommes de la Casbah qu'ils soient turcs, arabes, kabyles, marocains, mozabites ou nègres.

Car la Casbah d'Alger est composée d'une mêlée de races et de sangs. Les gens qui la peuplent, s'ils sont pour la plupart musulmans et trouvent une communauté de pensée indéniable sous le signe du croissant, sont cependant divers. Chacun se réserve, comme travail, dans cette ville, la part qui convient le mieux à son tempérament.

Les turcs représentent un élément cultivé. Comme au temps de Baba-Aroudj, ils sont scribes ou soldats. Les kabyles comptent aussi des lettrés. Les marocains accomplissent les plus grosses besognes du port et des quelques industries locales. Les arabes qui sont de beaucoup les moins vaillants se font de préférence vendeurs de légumes, encore qu'ils soient là concurrencés également par les kabyles, ou se laissent vivre en bricolant de

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temps à autre, sans emploi fixe et s'accordant des vacances dès qu'ils ont de quoi subsister pendant trois jours. Les mozabites, au pied de la Casbah, se sont réservés concurremment avec les juifs, la majeure partie du négoce des étoffes et des épices. Les nègres sont employés aux services de voirie tandis que leurs femmes sont masseuses dans les bains maures. Sept à huit belles et vastes maisons de la Casbah leur sont affectées. Il convient qu'ils vivent à l'écart car ils apportent un esprit vraiment démoniaque aux religions qu'ils prétendent observer et qu'en réalité ils travestissent en une bizarre parodie, en une farce burlesque, excessivement érotique surtout. Ils sont propres et gais. Leurs femmes sont les sorcières, les nécromanciennes de cette haute ville. Ce sont elles et eux aussi parfois (car vieillis ils deviennent jeteurs de sort, joueurs de tam-tam et de bizarres instruments capables d'évoquer momentanément l'obsédante magie des brousses torrides) qui fabriquent pour des amoureuses arabes, espagnoles, italiennes, les charmes avec lesquels on prend la chair des hommes et l'on vainc les ennemis.

Une tribu de gitanes campe au sommet de la Casbah. Selon les traditions, ils sont vendeurs et tondeurs de chiens, raccommodeurs de vieux sièges. Ils rempaillent une chaise tous les mois, mais cela leur donne une justification suffisante vis-à-vis de la police. Ils sont minces, adroits, fainéants, aptes à donner le plaisir sensuel. Elles qui sont grasses agitent sur leurs croupes des ampleurs énormes de jupes et jupons. Ici comme partout elles vendent de la dentelle, disent la bonne aventure et parfois consentent à poser pour des peintres à condition que leurs pères ou leurs maris en aient longuement éprouvé l'honneur.

Bien qu'elles paraissent errer librement, elles ne se prostituent jamais et ne doivent se donner qu'aux mâles de leur clan. Ils les traitent ici comme partout avec cette rudesse qui plait aux vraies femelles. Il suffit pour s'en convaincre de voir trembler cette belle fille solide devant ce mince garçon sifflant comme une couleuvre qui au retour de quelque expédition dans la ville européenne lui demande compte de l'emploi de sa journée, minutieusement. Elle se retient à peine de lever un coude à l'avance pour se protéger des coups qu'elle sent venir bien qu'elle n'ait rien à se reprocher. C'est avec la crainte qu'on conserve les femmes.

Il arrive pourtant que l'une d'elles, indépendante et folle, fasse une fugue. La mort l'attendrait au retour, sans la ruse des vieilles qui comme partout savent jouer du coeur et de l'orgueil des mâles... Honte sur la tribu, l'une des plus belles filles est partie avec un arabe... Un arabe ! ! ! On la cherche pendant trois jours ; le quatrième elle revient escortée de sa mère et pourvue d'un certificat de sage-femme affirmant qu'elle est toujours vierge.

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L'honneur est sauf. Elle peut réintégrer l'antre familial, elle en sera quitte avec une raclée. Le séducteur fuit la ville pour un certain temps.

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Les gitanes de la plus haute Casbah ont de belles chevelures grasses comme des plantes, richement habitées, onduleuses et libres qu'elles laissent flotter sur leurs dos luisants, comme le symbole de liberté sauvage de la tribu entière !

Dès que leurs enfants nerveux commencent à pouvoir se tenir sur leurs pattes, ils se mettent à danser ainsi que d'autres chantent ou parlent. Ils dansent irrésistiblement pour eux seuls avant de penser à en tirer un profit pécuniaire à quelque carrefour de la Casbah où s'attrouperont des bédouins, des zouaves, des touristes.
A toute heure de nuit comme de jour, surtout pendant la saison chaude, les gitanos dansent... Mais il y a, l'hiver, bien des enfants qui toussent !

Un récent arrêté vient de refouler dans des abris mieux clos cette population de nomades. Dans les rues qui environnent leurs anciens campements ils ont dû se répartir par famille... Ils ont aussitôt transformé les chambres des maisons qu'on leur a louées au prix fort en d'invraisemblables lieux de pouillerie. Les co-locataires indigènes, infiniment plus soucieux de propreté, les regardent avec consternation promener parmi eux leurs loques vermineuses. Ces musulmans lents, secrets se sentent pris dans un tourbillon maléfique d'enfants sales, de bruits de castagnettes, de hurlements... " Oh! ce n'est pas qu'ils soient méchants, dit une mère de famille indigène... Celle que tu vois là... oui la grosse, elle est brave, elle est comme le sucre... Mais leurs petits surtout, ils ne tiennent pas en place... Cette Jeannette qui n'a que trois ans, regarde la... Oy Jeannette!.. Oy Jeannette!.. " Jeannette, les bras en l'air, son maigre ventre frémissant, se met à danser avec une gravité par instant malicieuse... " Oy Jeannette !... Et tu le vois aussi, c'est trop comme ils sont sales ! Oh toutes ces maladies des yeux et de la peau qu'ils vont amener chez nous... Et ils ne savent même pas fermer les portes... Et si on laisse ainsi cette porte ouverte, des hommes se trompent, ils viennent chez nous qui sommes mal placés entre deux maisons de putains. Et quand ils ont bu, c'est terrible ! Il y en a un, l'autre fois, qu'il a sorti le revolver... Depuis, tu vois, ma mère il est malade ! Non ! ça n'est pas bien de mêler comme ça ceux qui ne sont pas faits pour vivre ensemble... La faute à qui ? D'abord à la propriétaire... nos otres on est ici depuis bien avant la guerre, alors elle ne peut pas nous augmenter ni nous mettre à la porte et la oilà

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maintenant qu'elle nous installe chez nous ces gitanes pour nous obliger à partir quand même... Oh ! elle se trompe, c'est eux qui partiront car ils ne pourront pas rester enfermés comme ça, comme nous, pendant longtemps encore, pendant toute la vie ! "

Il est de fait que peu à peu, les gitanes sortent des chambres où ils sont parqués pour se réinstaller sur leur tertre de prédilection.

Ils sont d'une patience, d'une volonté anarchique qui ont lassé tous les régimes et toutes les races. On ne vaincra jamais leur besoin de nomades de vivre en plein vent.

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Les juifs pauvres (car des opulents on trouve les traces dans la ville entière et aussi bien vers Bab-el-Oued et Saint-Eugène que sur les coteaux de Mustapha ou de Bouzaréa) habitent de préférence le bas de la Casbah aux alentours de leur principale synagogue située Place Randon (depuis peu devenue Place du Grand Rabbin Bloch) . Elle sert de lien entre les rues Randon et Marengo qui sont les voies d'aboutissement à la Casbah, les plus désolantes à voir de toute la ville. D'abord parce qu'elles sont bordées d'édifices d'une laideur architecturale absolue. Ensuite parce qu'il s'y fait un charroi continu qui aggrave leur propension très nette à la saleté.

Ces maisons d'un aspect dégradé regorgent d'habitants. Jusque sur leurs balcons, débordent des femmes si grasses qu'elles sont toujours obligées d'avoir un sein, une fesse, un bras à l'extérieur. Des grappes d'enfants plutôt malingres traînent dans les vestibules d'accès en faux marbre écaillé des couffins vides et plus grands qu'eux qui balaient les crasses du sol. L'odeur huileuse des beignets que fabriquent les mozabites installés dans les boutiques du rez-de-chaussée ajoute à la sensation d'écoeurement.

Cependant, parfois, l'on voit surgir de l'un de ces trous noirs et empuantis, de l'un de ces vestibules suintant la crasse et la graisse, quelque fille svelte et merveilleuse, une élue de la race avec des chevilles, des poignets, un nez qui n'ont rien à craindre des ans, une peau comme macérée dans les aromates de la Bible, des cheveux bouclés sans l'aide du coiffeur, des yeux qui à eux seuls pourraient suffire. Habillée élégamment et même proprement par un autre surprenant miracle, car c'en est un que d'avoir réussi au milieu de dix ou douze frères et soeurs à préserver ce costume de tant de traces de doigts ; opiniâtre comme ceux qui ne mangent pas toujours à

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leur faim, insolente comme celles à qui chaque jour le miroir dit " Tu peux " elle cultive sa voix puisque maintenant le cinéma est sonore et que la cousine Sarah lui a promis si elle obtenait un prix à l'examen de sortie du conservatoire local de l'installer avec elle, à Paris, pour lui donner sa chance.

Chaque famille juive possède généralement un protecteur si éloigné soit-il par les liens du sang ou la distance, qui tôt ou tard se manifeste ainsi. Mais ils n'ont pas encore compris que leur Messie, le vrai, le seul pos?
sible, c'est celui-là.

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Leurs ancêtres, ici, ont vaincu les famines en prêtant leur or... Même à un taux élevé, tout vaut mieux que la famine. L'expédition d'Alger s'est faite sous le couvert d'un coup d'éventail, d'un poétique battement d'ailes au nom de l'une de leurs créances, de sorte que nous devons ce prétexte de la conquête et subsidiairement cet admirable domaine Nord-Africain à des juifs... Un siècle seulement a passé depuis le début de l'occupation française et les voilà lisant Valéry, Proust, Morand, Gide.

Peu importe que dans cette avidité à savoir et comprendre il y ait encore une volonté d'accaparement, une idée de thésaurisation spirituelle, une envie raciale de tout posséder davantage, même la culture. Il n'est que trop de gens dans ce pays tiède qui tombent facilement à un assoupissement mental.

Certains juifs de vingt ans, dans la Casbah d'Alger, s'efforceraient plutôt de prévoir ce qui se fera en l'an 2000 et comment on pourra s'y adapter.

Cependant ils vivent en général dans une atmosphère où le passé leur est opposé à chaque minute. Car les grands parents qui bien entendu vivent avec eux, portent encore : lui le serrouel et le turban, elle l'ample robe de brocart à plastron brodé d'or, le foulard sombre à longue frange cachant complètement les cheveux et, pour les sorties, le grand châle des Indes transmis par les aïeules. Le fils et la fille de ceux-là ont déjà quitté le costume ancestral sans adopter encore cependant, sauf pour les grandes cérémonies, le vêtement français à la dernière mode. La femme est ordinairement vêtue d'un peignoir (costume intermédiaire) ... le mari se promène en bras de chemise, hiver comme été, dans la maison. Lorsqu'il sort, il revêt une jaquette et un chapeau melon qui s'apparentent étonnamment aux frusques chères à Charlot.

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Contrairement aux arabes, les juifs de la Casbah d'Alger, même traditionalistes, n'ont conservé aucun décor témoin de leurs moeurs ancestrales. Ils possèdent tous une salle à manger Henri II qui est la pièce de luxe du logement et dans laquelle on célèbre les fêtes religieuses importantes et les cérémonies familiales joyeuses. Il est fréquent de voir installée, dans ce décor de petite bourgeoisie française, une mariée de blanc vêtue de la façon la plus moderne, voilée de tulle, environnée des pièces d'argenterie dont on lui fit cadeau, qui sait respectueusement se tenir immobile pendant des heures tandis que s'accomplissent autour d'elle les gestes rituels du cérémonial le plus antique et parfois le plus païen... Chaque femme de la famille, si âgée et corpulente soit-elle, chaque amie de bonne volonté vient à tour de rôle, un foulard ou n'importe quel mouchoir à la main, mimer une sorte de danse qui tient beaucoup de la danse du ventre érotique, au milieu d'un cercle de parentes qui les encouragent de Yous Yous stridents, à la manière arabe. Les juifs vieux-turban, de la Casbah d'Alger et de l'Algérie entière ont énormément emprunté aux pratiques des musulmans. Ils sont souvent demeurés plus intransigeants qu'eux pour certaines choses. Quant à la pureté de leurs vierges par exemple. Un juif de la rue Randon, de la rue Marengo, de la Place de la Lyre qui marie l'une de ses filles veut pouvoir montrer au moins à ses proches, dès l'aube qui suit la nuit nuptiale, l'étendard rouge - sans aucune tendance sociale - qui proclame l'intégrité de sa fille et celle de ses principes comme de ses procédés d'éducation.

Dans la Casbah d'Alger, et pour peu surtout que la famille soit originaire d'une ville puritaine comme Constantine ou Médéa, il peut facilement arriver malheur à une mariée juive qui ne répond pas absolument à ce qu'on espérait d'elle.

Alors et par un compte rendu extrêmement succinct on apprend que la jeune Lilia Maklouf, un peu étourdie par les ivresses conjuguées du champagne et des effusions nuptiales, a pris malencontreusement une fenêtre du cinquième étage pour une porte.

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Certaines juives qui sont nées, qui ont surtout longuement vécu, avant de s'installer dans la Casbah d'Alger, dans l'atmosphère biblique de villes moins francisées, tout en consentant déjà à se dépouiller de leur parure ancestrale, n'accepteraient pas actuellement encore de prendre un repas chez des chrétiens. Assises parfois au moment de l'apéritif, avec leur mari, à la terrasse d'un grand café de la basse ville et tandis qu'un orchestre joue

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une sélection de Paillasse, elles se torturent l'esprit pour trouver une raison convenable et qui ne paraisse pas méprisante de refuser l'invitation de ce gros client réjoui de leur époux, de ce commis voyageur qui arrive de France et auquel on ne peut pas expliquer... qui ne comprendrait pas.

Malgré l'assistance privée et les secours du Consistoire comme aussi leur rare vaillance au travail, la misère, chez certains juifs de la Casbah, est effroyable. C'est qu'ils pullulent avec une telle abondance ! Et l'on n'a pas toujours la chance de mettre au monde des fils. Le consistoire ne donne pas de prime à la naissance des filles. Pour les garçons seuls, ici, l'on pavoise et l'on paie.

Si la salle à manger est Henri II, il y a bien des chances pour que la chambre à coucher soit Louis XVI... Mais l'impression d'un certain grotesque mobilier peut céder parfois complètement la place à la certitude profonde d'une tragédie de grandeur intégrale... Un jeune mort de vingt ans est aujourd'hui étendu dans cette chambre, nu sous le couvert d'un drap, posé à même les dalles... Son visage seul apparaît hors du suaire... Dans la pièce voisine, la mère, les soeurs, les parentes, les amies se lamentent comme elles l'eussent fait il y a deux mille ans. Ne restera dans le souvenir et surclassant tout, que la vision de ce jeune et bel athlète offert à la poussière du sol et le hurlement maternel des femmes qui vous attrape au ventre.

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Au bas de la Casbah, le bar Sassi, dans la rue de la Lyre, rassemble les amateurs de musique et de brochettes de viande. Sassi est un juif de Tlemcen qui possède une belle voix de baryton, un répertoire qui va du chant guerrier andalou à la chansonnette tunisienne narquoise.

On trouve chez Sassi, à partir de six heures du soir, des juives ornées de foulards mis en turbans, de châles de soie brodés ou de cachemire... de jeunes soldats, des arabes marchands de bestiaux, des nègres soutiers de bateaux qui font escale, des individus de toutes autres races dans les costumes les plus variés.