SALAOUETCHES - Paul Achard
Evocation pittoresque de la vie algérienne en 1900
SOIRS D'ALGER 1
pages 167 à 187
1. - ARTISSES, FESTIVALS ALGÉROIS, PÉNÉTRATION PACIFIQUE, AÈDES ALGERIENS
Illustrations de Charles Brouty
Editions Baconnier

 


mise sur site le 1-6-2011

76 Ko -
retour
 

SOIRS D'ALGER

1. - ARTISSES

IL y en a beaucoup à Alger, surtout vers 1900. D'abord il y a les professionnels, ceux dont on attend les débuts, au commencement de la saison théâtrale. Gare aux si naturels ! Les abonnés votent ; et si l'artiste leur semble insuffisant, ils le chassent. On a vu trois forts ténors reprendre coup sur coup le bateau, après un échec dans les Huguenots. C'est que beaucoup d'Algérois connaissent par coeur le répertoire d'opéra et d'opéra-comique. Non seulement Alger a fourni aux théâtres nationaux beaucoup de grands chanteurs, mais encore, parmi les notaires, les avocats, les fonctionnaires, les médecins, les magistrats, les courtiers de toutes sortes et même les représentants de commerce, on compte une élite d'amateurs que le succès public n'a pas toujours récompensés. Ils prennent leur revanche dans le privé. Il est courant de voir, dans les familles " bien ", vingt personnes, parents et amis, réunis le dimanche après-midi autour d'un piano, et occupés à déchiffrer ou à relire la partition de La Fille du Régiment ou celle de La Traviata, ces deux chefs-d'oeuvre représentatifs du goût algérien : l'un flattant l'orgueil patriotique, l'autre répondant aux aspirations romantiques d'un peuple neuf, impulsif et encore peu averti.

167

On se rend à son bureau en fredonnant Mignon ; on va condamner un Arabe à cinq ans de prison en chantonnant Le Trouvère ; on vend des hectolitres de vin sur carte en sifflotant Rigoletto ; on va tromper son mari en fredonnant Lucie de Lammermoor : Alger est une ville pleine de musique.

Il y a les cafés des chanteurs, ceux des musiciens ; parmi ces derniers, le " Phénix " est le plus remarquable ; on y voit souvent Verkerk le violoncelliste, un personnage de Franz Hals, qu'on n'imagine pas autrement que devant un pot de bière plein et dix soucoupes vides. Chaque fois qu'un bateau hollandais mouille dans le port, le virtuose monte à bord, invite ses compatriotes les officiers du paquebot et ce sont de grandes beuveries nordiques, entremêlées d'art et de philosophie, sous un ciel africain. Dans la rue on se montre les vedettes de la flûte, du hautbois, de la clarinette et du piston ; ce sont des générations d'instrumentistes : les Néri, les Bocchi, les Estrella, les Barboteux, les Moêbs, les Servais.

Il serait impossible de dénombrer les " sympathisants " : leurs noms évoquent ceux des vieilles familles d'Alger, la gentry des Tournants Rovigo, de la rue Bab-Azoun et de la rue d'Isly qui, par son modernisme, attire à elle l'avant-garde de la bourgeoisie. Des noms comme Murat, de la Primaudaie, Deshayes, Béguet, Dermineur, voisinent fraternellement avec ceux des Mame, des Malinconi, des Azéma et de toute la fleur de la Méditerranée, leurs égaux sur le plan culturel et en particulier musical. De cette union naîtra la jeune génération d'intellectuels algériens : écrivains, musiciens, peintres, sculpteurs et savants. A cette époque, on peut dire qu'à Alger tout le monde avait une voix, tout le monde chantait. Beaucoup écrivaient des vers, composaient des mélodies. Cela ne faisait de mal à personne et faisait tant plaisir à ceux qui se consacraient ainsi au culte de l'Art ! La vague d'esthétique gagnait les gens du peuple, les bonnes, les décrotteurs, les salaouetches et les voyous des rues. Il y a eu là un mouvement comparable à celui de la renaissance. Toutes proportions gardées.

Mais il n'y avait pas que des amateurs fervents. Il y avait ceux qui n'hésitaient pas à se réunir dans des endroits publics pour mettre en commun leurs ressources vocales et les vouer au culte de Gounod, de Bizet, de Reyer, ou du grand des grands : Meyerbeer, l'idole de la bourgeoisie française. Ces choristes hommes du monde avaient aussi leurs cafés ; le plus typique était celui qui, alors, se trouvait situé à

168

l'angle de la rue du Hamma et de l'escalier conduisant rue Rovigo. La proximité du Théâtre Municipal lui conférait un authentique caractère artistique. Là, des docteurs en droit ou en médecine, des agents voyers, des courtiers d'assurances, des experts en tout, même en opéra, se réunissaient chaque soir à l'heure de l'apéritif. Attablés autour d'absinthes et d'anisettes propices à l'art lyrique, ils passaient en revue les grands motifs du répertoire. Les pages chorales surtout trouvaient en eux des interprètes particulièrement enthousiastes : le choeur des Soldats de Faust, celui des contrebandiers de Carmen et, les soirs où l'on était en pleine forme : la Bénédiction des poignards des Huguenots ou le choeur des guerriers de Sigurd, faisaient retentir les airs de joyeux cris... Le verre d'anisette en main, Escamillo s'expliquait avec les collègues de Don José et le comte de Saint-Bris, entre deux purées de pernod bien tassées, promettait plaie,s et bosses aux compagnons de Coligny. Les braves familles dont les salles à manger donnaient sur la paisible rue étaient régalées jusqu'à une heure tardive, de " Gloire immortelle de nos aïeux ", de " Toréador, en garde ", de " Pour cette cause sainte ", et de ce petit choeur qui se termine par " Vive Coligny, Vive Coligny, Coli-gnipp ! " Pourquoi ce " gnipp " à la fin ? On ne l'a jamais su, mais à Alger il était de rigueur.

Braves gens si simples, si intelligents, si compréhensifs, comme vous étiez sympathiques ! Nous aimons à vous évoquer, vous qui peut-être ne chantez plus aujourd'hui et qui n'aviez pas honte d'entrecouper vos chants héroïques, d'exclamations appartenant au répertoire ordinaire des ouailliounes, des fourdinas, des fourachaux et des salaouetches ; vous étiez aussi de cette grande famille de l'Algérie, dont les spécimens étaient de types divers, mais à qui le soleil et le bon temps d'alors avaient forgé la même âme, une âme fraternelle et joyeuse.

Pour nous tous, qui à force d'entendre nos familles se gargariser avec La Favorite, Guillaume Tell et Robert le Diable, faisions nos devoirs en nous donnant des airs de basses profondes ou de barytons, nous en sommes arrivés, après avoir connu, aimé ou combattu tous les courants de l'art, du poncif au dada, à courir après ces pauvres souvenirs familiaux et musicaux, comme on veut rattraper des illusions à jamais perdues : opéras minables, drames lyriques cocasses, vous avez bercé notre jeunesse, vous et les cirques misérables et merveilleux où

169

il y avait peu de clowns, peu de chevaux et peu de bêtes féroces, mais où il y avait du génie.

Grands cirques d'aujourd'hui qui voyagez en tracteur avec mille tonnes d'accessoires, de troupeaux d'acrobates, de jongleurs et d'écuyers et des jungles entières enfermées dans des cages d'or, comme vous représentez peu d'imagination en regard de ces roulottes de quatre sous, de ces coureurs de routes, de ces forains-artistes qui nous éblouissaient ; le jour, nous allions les voir faire leur cuisine et rapiécer leurs oripeaux qui le soir, sous l'incandescence des lampes à acétylène, faisaient tant d'effet ! Ils parlaient un affreux langage que nous comprenions parce qu'il était fait de tous les jargons méditerranéens ; c'étaient de vrais cirques de salaouetches, composés d'humoristes à deux et à quatre pattes. C'est de leur énorme dynamisme qu'est né un Charlie Chaplin. Et, pour une fois, la montagne n'a pas accouché d'une souris.

Le patron, parfois, avait fait un peu de prison ; il était en même temps cocher, dompteur, hercule et administrateur-délégué. Sa femme (?) exerçait tour à tour les fonctions de caissière, de soigneuse d'animaux domestiques, de cuisinière, d'odalisque et de liseuse de pensées ; c'était elle que certains illusionnistes faisaient disparaître dans un dé à coudre à la fin de la soirée ou qu'un terrible sorcier, beau-frère du directeur, coupait en morceaux à l'aide d'une scie en bois. Le type qui faisait des poids portait des doubles bas pour cacher ses varices. Si quelqu'un de la troupe avait une fille, elle était l'écuyère. Sa jeune poitrine était presque toujours serrée dans un corsage d'un rose éteint, semé de paillettes ternies ; ses bottes étaient en toile cirée mais son sourire valait une recette. On la voyait, debout sur une rosse réformée par l'armée, se livrer à mille tours. Le clown partageait son temps entre la piste et la pêche à la ligne. Quant à l'Auguste, il faisait tout : le marché, les écritures, le ménage ; il était menuisier, serrurier, artificier et décorateur ; il plantait la tente et écrivait les textes comiques s'il en fallait ; si personne ne voulait mettre sa tête dans la gueule du vieux lion, les soirs où ce dernier était mal luné, c'est l'Auguste qui se sacrifiait. Drôle de métier, n'est-ce pas ? Le crâne tondu, orné d'une mèche en houpette, son maigre corps perdu dans un frac trop grand et couvert de taches, une carotte ou un navet à la boutonnière, ganté de toile à sacs et chaussé d'espadrilles, il se prodiguait auprès des hommes et des bêtes ; car il y avait toujours une jument et un poulain (ce qui ne coûtait qu'un seul cachet pour

170

toute la famille) un cheval corse, un chien savant et quelquefois un lion, acheté en solde dans une ménagerie en faillite. Tout le monde était musicien, tout le monde était acrobate, tout le monde était poète. Quels grands artistes ont ainsi campé sur l'esplanade Bab-el-Oued, aux Portes d'Isly ou au milieu du terrain vague entourant la prison de Barberousse ! Nul ne saura jamais ce que vous doit notre génération, qui a eu la chance de vous connaître.

Gloire aux salaouetches ! Vous avez été nos vrais maîtres ; vous nous avez révélé les quelques secrets éternels pour faire rire les autres, faute de pouvoir les aimer ou les faire pleurer. Cirques de quatre sous, vous étiez la vérité. Et la farine qui couvrait vos visages de Paillasses était encore un produit de la nature. Aujourd'hui la chimie des maquillages savants a placé une cloison étanche entre nos coeurs et ceux de vos successeurs. Jadis Alger connut le Cirque Rizarelli. Enfin Malherbe vint : et l'on vit Rancy, cette Comédie-Française du cirque. Le progrès amena même le Cirque Giuntini, qui présentait un corps de ballet et jouait des pantomimes à mise en scène. Mais déjà nous n'y allions plus ; nous n'avions plus rien à glaner dans ces grands magasins ambulants ; nous leur préférions le music-hall naissant, qui apportait à Alger un souffle venu d'ailleurs. L'Amérique inconnue, l'Asie mystérieuse, et je ne sais quelle frénésie anglo-saxonne, venaient nous surprendre à la porte de l'Afrique, sous l'aspect d'un " comique excentrique ", d'un jongleur de poignards ou d'un pied de girl levé à la hauteur des yeux. La rue d'Isly et son Casino ont marqué un moment de cette génération : celui où tout jeune garçon même le plus intelligent, est assez bête pour avoir honte de son passé, et pour rougir d'avoir été simple, naïf, naturel.

Il nous fallut les gommeuses, les marcheuses, les diseuses, les comiques à grivoiseries, les apaches de bazar et les chansons vécues pour provinciaux, nous frimes sous l'empire de ces fracs à camélia. de ces cheveux cirés, de ces grosses filles qui furent autant de Maé West avant la lettre. En somme, pour nous, ce fut l'âge ingrat.

Mais revenons à l'histoire du lyrisme algérois proprement dit. L'armée n'était pas exclue du grand mouvement artistique dont s'honora Alger de 1890 à 1905. Chaque soir, après la soupe, on pouvait voir un certain nombre de zouaves, d'artilleurs et de tringlots figurer au Théâtre Municipal. Le cachet, primitivement fixé à un sou, fut porté à dix centimes en 1900 et atteignit, sous certaines directions, la somme de

171

soirs d'alger-172

cinq sous. Mais la main-d'oeuvre militaire, excellente pour défiler, se révélait insuffisante lorsque la figuration devait faire preuve d'initiative. Dans ce cas, le Théâtre faisait appel aux civils ; toute une bande de salaouetches, guettant cette aubaine, se tenait dans les petits bars voisins de la Place Bresson, où le régisseur était sûr de les trouver en cas de besoin.

Les vieux Algérois n'ont peut-être oublié ni ce gros chef de claque qu'on surnommait " Piment doux " et qui s'appelait Baldafarina le père, ni l'entrepreneur de figuration qui portait le sobriquet de Calaô, parce qu'il avait les jambes torses.

Les hommes de Calaô étaient notamment appréciés lorsqu'il fallait donner en scène l'illusion d'une bagarre ou simplement d'un remous de foule. Ainsi en était-il dans Lakmé où les amis de Nilakanta, on le sait, doivent, à un moment donné, entourer le jeune Gérald. Ces gens, avait expliqué

172

le second régisseur, un nommé " Pi-ouitt ", doivent être menaçants.
- Vous comprenez qu'est-ce que c'est " menaçants " ? demandait Calaô à sa troupe, après lui avoir rapporté les explications de Pi-ouitt.
- Y alors, qu'on comprend, affirmait Tromba, ça veut dire qu'on lui sort des ensultes et tout.
- Manco c'est ça, protestait le chef, il faut pas parler.
- Mais on peut li donner trois ou quatre coups de genoux dans le ventre, une supposition ?
- Non plus, écoutez ça que je vous dis moi, pour la mort de vos os ! " Menaçants ", ça veut dire que ni tu parles ni tu frappes.
- Alors quoi on fait ?
- On lui jette les yeux empoisonnés, avec la figure méchante et tout, et les mains comme si tu vas le casborer, mais pas plus : tenez, comme ça...

173

Et Calaô prenait l'air d'un boeuf irrité, en louchant effroyable. ment. Une voix timide demanda :
- Cracher on peut ?
- Quoi, cracher ? Ti es pas fou !
- Si on peut ni l'ensulter ni le frapper, peut-ête on peut lui cracher à la figure... aussinon, oulla, nous avons l'air d'une bande de c... !
- Ay ! ay ! ay ! Je vous dis : rien faire. Faire skouza seulement de tout ça que vous voudriez faire, mais que vous pouvez pas, sinon le Directeur il vous donne pas les cinq sous ; vous avez pas compris, non ? Simulacre, dinizebb !
- Simulacre, simulacre, confirma la bande.

Le soir, le ténor Flachat, au moment de l'agression, se vit soudain environné de conjurés grimaçants, gesticulants et si redoutables quoique muets, qu'il fit un pas en arrière.
- II a la sousto ! cria une voix au poulailler.

Un gros rire courut dans la salle. Enhardis par ce compliment, les figurants entourèrent Gérald si étroitement que l'assassin ne put parvenir à le frapper. Le ténor n'avait plus rien à dire et attendait le coup mortel. Le chef d'orchestre, la baguette en l'air, interrogeait du regard le brahmane. Celui-ci fit un signe au plus proche des figurants, puis se voyant incompris, il eut un geste que l'autre interpréta mal car il s'élança sur l'officier anglais tête baissée. On eut beaucoup de mal à le tirer des mains de l'Hindou forcené qui s'appelait d'Orto et était marchand de poisson à la Pêcherie. Vivement semoncé par son chef à la fin de la représentation, il devint furieux et promit d'attendre ce " bâtard de Mozabite qui l'avait embrouillé " (il désignait ainsi le père de Lakmé). Il fallut de nombreuses explications et de non moins nombreuses anisettes pour faire comprendre à d'Orto qu'il avait commis une faute grave, surtout au point de vue artistique. Quant au poignard qui devait blesser l'Anglais à mort, il avait disparu. Le régisseur dut en acheter un autre, car aucun des amis ne l'avait ramassé, ni même vu.

Un autre soir, on donnait La Juive, ce qui, en 1898, était assez imprudent. Le régisseur avait bien expliqué à Calaô de quoi il s'agissait et le chef de figuration, à son tour, donnait à sa bande les derniers conseils.
- Vous avez bien compris ? Je répète : Eleazar il travaille un dimanche pourquoi il est juif. Alors le chef des curés il se le fait arrêter. Bon. Alors vous autes, vous

174

êtes là, vous êtes le peuple, quoi : les salaouetches de ce temps-là. Bon. Alors, quand on emmène le Tchâabab à Barberousse, vous êtes contents et tout.
- On rigole, alors ?
- Non, vous criez et vous lui montrez le poing, comme ça, comme soi-disant que vous vous penseriez en dedans : " Si jamais je te tenais toi, la tchidente ! "
- Qu'est-ce qu'on crie ?
- Comme ça : Ho-o-o ! Ho-o-o-o ! A mort ! A mort !... Pour pas que vous commencez à gueuler n'importe comment et que le monde il entende pas la musique, on a réglé tout ça. Entention ! vous criez seulement quand le Grand Juge il s'avance et il lève le bras. C'est Quiquo qui fait le Grand Juge ; le deuxième ténor il se le poussera quand c'est qu'il faudra qu'il s'avance et qu'il lève le bras. Ousqu'il est encore, Quiquo ? Comment ça se fait qu'il est pas là, le Grand Juge ?
- Il est en prison. Il a cassé trois dents à un Mozabite hier soir.
- Alors je vais être obligé de le faire moi.
- Avec tes jambes torto ?
- Manco on les verra, j'aurai une robe... Bon, alors, recommencez à crier. Entention ! je suis le Grand Juge, je lève le bras... Haïdé !
- Ho-ô huo-o-ou-oh !... A mort !...
- Assez !... Pas plus... C'est fini. Après c'est la musique qui parle. Et pis c'est pas huo ! huo ! qu'il faut crier, pourquoi y a pas des chevaux. C'est Ho-ho !... comme quand tu fais " Conspuez Lutaud, conspuez... "

Le soir, chacun est à son poste ; Calaô, au signal, fait un pas en avant et lève le bras. Une rumeur salue ce geste : " Ho-o-o ! A mort !... " Mais l'un des figurants trouve cette manifestation trop vague. Il attend que ses collègues aient fini de brailler et il profite d'un court silence pour crier d'une voix perçante : " Vive Régis ! "

C'est du Courteline. Du Courteline algérien, si l'on peut accoupler ces deux mots. Et c'est tout dire.

La Direction ne court pas les mêmes risques avec la claque. " Piment doux " sait fort bien faire partir les battoirs de
ses complices. Chacun reçoit un " fauteuil de zouave ", c'est-à-dire une place de poulailler et doit applaudir, sur un signal du chef. Le ballet, surtout, doit être accueilli

175.

avec enthousiasme. Il n'est pas défendu d'ajouter un " brava ! " pour les femmes, un " bravo ! " pour les hommes, ou un " bis ! " aux battements de mains. Le grognement de joie est même autorisé, à condition qu'il ne dépasse pas les bornes de la décence. C'est ainsi que la Direction a jugé que le " soupir " par lequel l'un des " claqueurs ", un nommé Dominique le Boiteux, manifestait son émotion artistique, pouvait prêter à équivoque et offenser au lieu de flatter, la première danseuse, une certaine " Gigots Fins ". Aussi pria-t-on cet admirateur intempestif de n'ajouter aucun autre bruit à celui de ses larges mains ; il convient de dire qu'il attendait que le silence se fût rétabli pour exhaler aussi bruyamment son amour de la chorégraphie.

Tout le monde chante à Alger. Avec ou sans méthode. Mais, quand on a les moyens, n'est-ce pas, autant apprendre à chanter comme on doit chanter. Les cours de chant abondent. Il n'est pas un concert mondain digne de ce nom où l'on n'entende l'air de Micaela, les Larmes du Cid, celles de Werther, celles des Noces de Jeannette et l'inévitable " Sombres forêts... " On peut dire que " Je dis que rien ne m'épouvante ", " Pleurez mes yeux, coulez, triste rosée ", " Les larmes qu'on ne pleure pas font mal ", " Lorsqu'on nous fit asseoir en face du notaire " et " So-o-ombres forêts... " ont eu plus d'influence sur la génération féminine de cette heureuse époque, que Haendel, Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, et Wagner réunis. Mais il serait injuste de ne pas ajouter qu'il se trouva de vaillants admirateurs, comme Bruniant, des animateurs, dont Charles de Galland fut le plus représentatif, pour s'attacher à faire connaître au public algérois les maîtres allemands, russes et même français car l'on prit l'habitude de lire sur les affiches des Concerts populaires les noms de nos Berlioz, Fauré, Debussy et du Belge César Franck.

FESTIVALS ALGÉROIS

Une soirée artistique et dansante à la Lyre Algérienne vers 1900 donnait une idée assez juste de l'évolution du sens musical et théâtral à Alger. On y entendait des chanteurs et des fantaisistes. Un nom demeure attaché à cette floraison vocale : Salerno. On revoit très bien les trois

176

syllabes, suivies du morceau classique : " Le Cor ". Morceau de bravoure, dont le poème était rendu incompréhensible par la technique des professeurs. Les vers de Vigny donnaient à peu près ce qui suit :

      J'ôômo lo son deu cor
Le souôôr au fond dais bouôô
Souôô qu'il chonto leu plors de la buche aux abouôô
O radio deu chassor quo l'écho feuble accouille
Eu quo lo vont deu Nord porto do fouille en fouille
Quo do fouôô, soul dons l'ombro
      A munuuu domoreu
J'au souru-ii do l'ontondro
      Eu pleus souvon ploreu
Caur jeu croyeus ouür do ceus bruü prophétuqueux
Qü preuceudeueunt lau moourt deus poloduns antuqueus
      Oômes deus cheuvalueurs
      Reveneuz-vôs oncore
Eut-ceu vôs qü parleuz aveuc lau voua deu Cor
      Ronçovoux, Ronçovoux
      Dons fo so-ombreu valleue
L'ombro deu Bron Rollon n'eust donc pô consoleue

Ce classicisme de technique vocale ajoutait une langue nouvelle, la langue des professeurs de chant, au français, à l'espagnol, à l'italien, au maltais, à l'arabe, au sabir, au pataouète et au cagayous, qui formaient habituellement le jargon qui a charmé nos oreilles pendant toute notre jeunesse. Inutile de dire que cette partie du programme était écoutée avec respect. Mais les visages se déridaient lorsque Pilato paraissait et entonnait l'une de ces chansons purement algériennes qui furent alors si goûtées du public. La plupart du temps elles étaient écrites sur un timbre connu, par des poètes dont les noms n'ont pas toujours eu la célébrité qu'ils méritaient, où même ne sont pas passés à la postérité. Telle est celle qu'un écrivain du terroir avait rimé sur l'air de " Elle est épatante cette petite femme-là ", alors en vogue. Pour en apprécier toute la saveur il faut se rappeler la mimique dont l'accompagnaient un Pilato, un Ravel ou même un " Cagagnouss ", ce chanteur des rues, dont le gibus défoncé, les yeux rongés par l'ophtalmie, la redingote et les grimaces outrées ameutaient les passants aux carrefours :

177

     J'l'a fi connissance
      Dans la rue Randon
      Chez on Mozabite
      Avic oun' p'tit' femme
Qu'il en a vingt ans et dis yeux fripons
J'l'a voulu tot souit' diclari ma flamme
      Ji m'approch' doc'ment
      J'livi mon chéchia
J'loui dis : " Mazmouzill, ji vos trov' gentille
Venez chez Makhlouf mangi la loubia
Apri nous faisons cousina d'famille. "

Ell' est ibatant' citt' bitit' femme-là
Elle a boulotti trois bols di loubia
Un' portion d'ch'tit'ha, on plat d'couscouss
On dozaain' di karmouss
Quand nos somm' sortis, y m'a dit Makhlouf
La mim' soge on ch'val citt' ross-là y bouff
Por vo boulotti l'arjann fissa
Y en a bas dos coumm' ça...

Quand nos somm' partis
Di citt' restaurant
J'l'a pris par le bras, la bitit' Madame
      Y nos somm' montis
      Rue d'la Lyre, viv'ment
Por hoir' l'anisett' au Bar des Réclames
J'y a dit au patron : " Ya m'sio Mardoché
Atinou chacun un' bitit' miquette
J'la fi on cop d'Borse, hier sour li Marchi
C'ist bor citt' rison nos fisons la fite"

Ell' est ibatant' citt' bitit' femme-là
Il a bu tot' sol un lité di mahia
Dos absinth' meskoun y quat' Picon,
      Avic on d'mi siphon. .
Quand nos somm' sourtis il en avi la tasse
Y voli rentri dans l'café d'en face
Por oun' mahiatiq', oulla baba,
      Y en a bas dos comm' ça...

178

Comm' ill' était saoule
Quand nos somm' rentris
Ell' mi dit : " Chloumou, matahamel la bile,
      Si ti veux, chiri,
      Bor' t'fir rigouli
Ji vas fir' la dans' comm' li femm' kabyles "
Ji Joui dis : Taïba, ti f'ras bian blizir,
Vos ît bien aimabl', j'ti donn' mon parole,
Enliv' vot' vît'ment bor bas li salir
J'va fir' derbouka vic on vieill' cass'role

      Ell' est ibatant' citt' bitit' femme-là
      Y remoue l'darrièr' comm' la bille Fathma,
      Quand y danse ti voir si b'tit' nichons
      La mim' soge di ballons
      Si jamais ti la voir ti viandras fou.
      Oulla, mon zami, y t'viandra gousto
      Bor la dans' di venté y di ziza
            Y en a bas dos comm' ça...

Le genre " chansonnier Montmartrois-Arabe " n'était pas, lui non plus, à dédaigner. Un certain Benoît obtenait un certain succès aux soirées artistiques du Petit Athénée et de l'Estudiantina de Bab-el-Oued, avec une sorte de couplet documentaire écrit sur une musique inédite :

Les Arab' ils font l'couscous
Avec di batata
Marga, ch'titha, sauc' fine
Poivrons y zoubergines
Oull' hak Rebbi, ti lich' li doigts
Dans tout' citt' gargote-là
Ti pay' pas cher, ti bian boulotti
Chez les Arabes d'Alger.

Quant à l'auteur lui-même, qui, à ce moment, traduisait Aristote et Sénèque, il rougirait peut-être aujourd'hui d'avoir signé ce couplet d'actualité, adapté au rythme de " Viens poupoule " et chanté lors d'une matinée du " Myosotis " au moment du voyage du Président de la République en Algérie :

179

Loukann ti vian, Mossié Loubet
      Por visiti Alger
Bizouann ti passi par Biskra
Por di datt' ti bouff'ras
Viniz mi voir, ti fir plizir
Entention ti priv'nir
Comm' ça ji pripari gourbi
Por qu'ti en as tout l'fourbi
      La Fathma
      La Smala
Et pis tout qu'est'c'qu' ti vodras.
      Vian Mimile, Vian Mimile, vian...

Heureusement le refrain n'a pu être reconstitué de mémoire. Mais il devait être digne du couplet... Ah ! si nos professeurs avaient su à quoi nous occupions les loisirs que nous laissaient nos " humanités "...

PÉNÉTRATION PACIFIQUE

Les jeunes indigènes eux-mêmes suivaient le mouvement qui allait faire d'Alger la capitale culturelle qu'elle est restée par la suite. C'était le temps où ce qu'on pourrait appeler la politique algéro-marocaine était l'objet de bien des discussions ; les méthodes suggérées variaient avec les gouvernements et les gouverneurs ; les formules succédaient aux formules et il se créait ainsi une curieuse terminologie. Pour réagir contre le système de la force, que prônaient jadis feu les " bureaux arabes ", certains préconisaient celui de " l'assimilation ". Puis fut lancé le slogan de la " pénétration pacifique " du Maroc et de l'Algérie, qui prêta d'ailleurs à des histoires faciles que colportèrent les commis- voyageurs faisant leur tournée de Mers-el-Kebir à Sfax.

L'assimilation - il faut bien le dire - se faisait d'elle-même.

Déjà on savait que les petits Arabes étaient doués pour l'imitation. C'est ainsi qu'une bande de décrotteurs, assis chaque jour le long du mur d'une école enfantine, entendaient rabâcher par les moutards cette scie que vous avez tous connue :

180

Je le tiens, ce nid de fauvettes
Ils sont deux, trois, quatre petits.

Les cireurs, eux aussi, chantaient en choeur, mais à leur façon ; ils s'accompagnaient en frappant sur leurs caisses à cirage comme sur un tam-tam, sur l'air bien connu de : " Ouahad echchikh ou setta l'ahadjouza " (Un vieux et six vieilles...). Voici ce que cela donnait :

Ji li tiann' ci nid di fouvittron
Y sont do trouquatre biti-it
Dipouis si longtann ji vos guittron
Pôvres voizeaux vous voilà pri-is
      Hon-hon ! Hon-hon !
Crii, piailli, bitit' ribelles
Dibatti-vô mais c'est en va-ann
Vos en avis pas encor diz filles
Comma ti sauv'ras di ma ma-ann
      Hon-hon !
      Hon-hon !

Mais ce n'était là qu'un côté de cette " civilisation " qui prenait, dans les couches les plus élevées de la jeunesse indigènes, un caractère d'intellectualité plus

soirs d'alger,181

181

accusé. Il y avait, en ce temps-là, un brave type qui s'appelait Sintès et qui avait organisé des cours populaires de solfège. Une des sections de l'enseignement qu'il donnait était fréquentée par de jeunes élèves d'une école arabe. Ce Sintès taquinait la Muse, qui le lui rendait. C'est à son inspiration qu'était dû certain morceau plein de poésie ; mais l'auteur, malheureusement, plaçait son sujet sur un tel plan, s'était servi d'un vocabulaire si distingué, qu'il est difficile de transcrire ses vers en sabir sans les rendre parfaitement incompréhensibles. Le lecteurs imaginera la saveur que pouvait prendre la prononciation de ces strophes, interprétées par de jeunes indigènes. Il s'agissait du rossignol. Ecoutez ce qu'il disait :

Je suis l'oiseau chanteur, le tendre virtuose
      A la sonore voix
Luth ailé du printemps, délice de la rose
      Charme vivant des bois
Je suis des belles nuits sereines et sans voiles
      L'esprit mélodieux
A vous mes doux concerts, ô riantes étoiles
      Lys du jardin des cieux
      A vous mes doux concerts (bis)
      O rian-tes é-toi-les
      Lys du jardin des cieux.

      Tandis que la rosée
      Egrène sur la terre
      Son écrin virginal (bis)
      Je déroule au baiser
      Du zéphire solitaire
      Mes notes de cristal (bis)
Le nectar éthéré s'épanche avec mollesse
      En charme sur les bois (bis)
Et mon chant verse à flot, rosée enchanteresse
      Les larmes de ma voix. (bis)

Sauf erreurs ou omissions, voilà ce que chantait, le jour de la distribution des prix, en Juillet 1904, à la fin de son année scolaire, le jeune Belkacem ben Larbi, fils d'un marchand de moutons, un garçon de seize ans qui venait d'engrosser une laveuse de la rue du Divan.

182

AÈDES ALGERIENS

Mais à côté de ces adaptateurs, Alger comptait de véritables créateurs. Ce ne fut pas toujours sur une scène même d'amateurs - que l'on put apprécier ces intéressants fournisseurs du folklore. Dans la rue, sur les places, au port, partout où fleurissait le salaouetche, on pouvait entendre des chansons dont les auteurs, bien souvent, sont restés ignorés. Certains sont des chefs-d'oeuvre d'humour ; lors de réunions amicales, au dessert, lorsque chacun pousse la sienne, il nous est arrivé entre deux romances ou deux histoires poivrées, de tirer notre crayon pour essayer de recopier sur un calepin une chanson naïve, pleine de suc, que nous chantait un inconnu. Des souvenirs assez précis vont peut-être reconstituer pour le lecteur l'atmosphère d'une de ces scènes algériennes et lui permettre de la goûter autant que celui qui s'efforce de l'évoquer.

C'est l'été, pendant l'exode des Algériens aisés qui vont chaque année prendre leur bain de France ou se rendent à Vichy et à Vittel afin d'y payer leur tribut à LL.M.M. le Paludisme, " l'Hépatisme et à l'Arthritisme et Cie ", Société anonyme à responsabilité limitée mais au rendement illimité. Le restaurant Jaumon profite des vacances de cette clientèle, qui est la sienne, pour faire repeindre sa véranda vitrée. Deux ouvriers s'y emploient, l'un, Pastoriani, barbouille à grands coups lents les " plats " des portes et des soubassements, l'autre, Lobato, passe sur les moulures, les poignées et les encadrements des portes et des fenêtres, le pinceau court et dur que l'on doit manier rapidement, en " picorant ", comme dit le contremaître, Torregrosa.

Chacun des deux " artistes " chante un air approprié à la cadence de son travail. Et voici ce que purent entendre le dimanche 1" Août 1905, les dames et les jeunes filles qui, sortant de la messe, passaient par l'escalier longeant le restaurant.

Pastoriani, très sérieux, chantait avec sentiment et aussi avec un effroyable accent bônois :

Je m'ai connu une fumelle
Qu'en' faisait bien battre mon coeur
Quand je passais en côté d'elle
A la mort j'avais du bonheur
Mais dio cane, dio Madone,

183

Un beau soir, les morts de sa race,
Un qu' pas même il était de Bône,
Y vient m'l'engantcher, y s'l embrasse
Un malheur j'ai fait là-bas-d'dans
Ah ! qué loin qu'ils sont mes vingt ans.
Depuis, j'y pense toujours
Mais je ne crois plus à l'amour.

J'ai toujours soupçonné Pastoriani d'être l'auteur de cette complainte. Il aimait à rimer. Si on lui disait : Y alors, Pastoriani ? il répondait : " Hé ben oilà, c'est un anis " ; on ne pouvait prononcer devant lui le mot " neurasthénique " sans qu'il riposte par une rime : " Si j'te chop' j'te nique ". Un jour qu'une bonne dont il lessivait la cuisine lui demandait : " Qu'elle heure est-il donc ? " Il répondit : " Monzdantonlacaliperdonc ! " Jamais l'on n'a su ce qu'il avait voulu dire. Même lorsqu'il forgeait des sentences, des maximes, des aphorismes, il n'oubliait jamais la rime ; c'est ainsi que se basant sur certains cas particuliers qui défrayaient la chronique algéroise, et ayant cru remarquer que les femmes qui portaient des binocles ou des faces-à-main (les grosses lunettes n'étaient pas encore à la mode) étaient plus faciles que les autres, il avait coutume d'exprimer de la façon suivante l'espèce de règle qu'il avait tirée de cette observation : " Myope, salope ".

Pastoriani n'attaqua pas le second couplet de sa chanson, sans doute parce qu'il n'était pas encore composé. Avec sa brune chevelure bouclée, son profil de médaille grecque et sa barbe ondulée, il eût pu, en se vieillissant un peu, ressembler à ces aèdes de l'antiquité dont la noblesse nous fit rêver, lorsque au lycée nous voyions toute la vie à travers l'Hellade. Soudain il s'interrompit de peindre pour crier :
- Ho, Joseph !
- Ho ? interrogea la grosse voix canaille de Lobato.
- Jette le gros pinceau, jette !
- Adrob ! dit Lobato en lançant la brosse.
- Saha ! répondit Pastoriani pour remercier.

Lobato, lui, après avoir siffloté une polka pour piston qui est le triomphe du soliste de l'orchestre municipal, se met à chanter sur une cadence rapide, en accompagnant la musique et les paroles d'un déhanchement rythmé et d'un léger roulement d'épaules :

184

L'aut' jour j'y dis à Léon
Va sercher l'accordéon Et nous allons, caramba,
Faire un bal à la Cantéra
Au café d'Pierre
A la carrière
Quel bal chouetto
Ma, quel gousto !
    Cagayous, en avant la mazurka
    Cagayous, avec les épaul' comme ça
        Les tchiquettes
        Répougnette,
        Sont tout' là-bas
        Bien taïba
        Car nous somm' tous
        Des Cagayous.

Après il vient le Courro
Qui nous paye un champoreau
Après il vient Bacora
Qui nous paye tout c'qu'on voudra
Ay ! quell' ripaille
Quell' magataille
Anda, Pépa !
Viv' la tchispa !
        Cagayous, en avant la mazurka.... .
Après il vient Mariquita
Qui veut m'fair' saragata
Pour pas qu'elle fasse baroufa
Je lui raconte une tchalifa
Ell' m'trait' tout d'suite
D'sal' Mozabite
Moi qui n'aim' pas ça
J'li fous un' tobza
        Cagayous...

L'ombre de Musette a passé. Lobato est un fidèle lecteur des petits fascicules que tout Alger attend, chaque semaine, pour savoir quelles péripéties la plume alerte de Robinet aura imaginées pour faire durer ses guignols, ses

185

gnafrons, ses arlequins, ses pierrots, ses scaramouches, ses karagueux : Calcidone, Çuilà qu'il a la calotte jaune, Ugène le Louette, Chicanelle et Mecieu Hoc.

Les portes et les fenêtres sont terminées. Maintenant les deux peintres essuient avec soin les taches fraîches faites sur les carreaux. Besogne longue et minutieuse qui les met d'accord sur le rythme adéquat à la partie musicale de leur métier. Et c'est une romance populaire de l'époque qu'ils chantent à deux voix :

Ma mignonne adorée,
Au bord de la rivière Sur la mer azurée,
Dans les bois, dans les champs
J'ai goûté le bonheur, la vie et le mystère...
Hu hu hu hu hu hu hu hu hu hu hu hu...

Le dernier vers, oublié, a été remplacé par le sifflet, à deux parties naturellement. Alors on entendit la grosse voix du contremaître, Torregrosa, appelant, de la rue, à tue-tête :
- A la soupe, la rascasse de vos os !...

A Blida, dans le quartier réservé, j'ai entendu un jour un vieux tirailleur rengagé - douze ans de service - qui apprenait à un gargotier arabe qui lui faisait crédit, une chanson dont il était fier d'être l'auteur. C'était un dialogue, qui s'échangeait sur l'air de " Dani, dani ", entre un jeune boudjâdi et une fille soumise chevronnée :

Alli, bitit' kabyle, viann
Oulla, cinq sous c'est pour riann'
- Bardon, Madam' ti trompi
Vos en ît' trop digordi
C'est pas avic vô, grand' pitann
Qui j'va dipensi mon arjann'

        Refrain :
Comme ils sont chouarries, li femmes ! (bis)

186

- Alli, lissa, adrob Slimann
Bogré di grand digotann
- Ta gouffa il est comme oun' marmite
Ti crié j'va pas assez vite
- Allez paye-moi y va-t' ann
Basqui mon chicor il m'attann'

        Refrain :
Comme ils sont chouarries, li femmes ! (bis)

Aujourd'hui le successeur du gargotier doit avoir la T.S.F. et les tirailleurs qui fréquentent son établissement écoutent sans doute Tino Rossi et les refrains publicitaires, qui ont remplacé les traditionnelles histoires de Djehê, le Gourdiflot arabe.

187