SALAOUETCHES - Paul Achard
Evocation pittoresque de la vie algérienne en 1900
AVANT- PROPOS POUR NOS ENFANTS
Illustrations de Charles Brouty
Editions Baconnier

 


mise sur site le 20-12-2010

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AVANT- PROPOS
POUR NOS ENFANTS

Dans le glossaire que j'ai cru devoir ajouter au dernier chapitre de l'Homme de Mer afin de rappeler - oh ! approximativement - le sens des termes empruntés à l'argot algérien et au pataouète, employés dans cet ouvrage du terroir, j'ai défini, un peu à la hâte, le mot salaouetche. J'ai écrit en regard de salaouetche : " vaurien, débraillé, voyou (avec sympathie). "

Cette définition, exacte en soi, est loin d'être complète. Comme disait un jour Savona, brillant linguiste sur le chapitre du folklore algérois : " Il faudrait parler pendant huit jours sans cracher pour faire comprendre à un babaô de Français de France qu'est-ce que c'est un salaouetche. "

Et, une lueur attendrie filtrant entre les cils bleus de ses petits yeux sans cesse clignotants, comme s'ils avaient voulu ne livrer qu'à demi les trésors de Méditerranée qui roulaient au fond de leurs pupilles sombres, Savona ajoutait simplement, en levant son verre d'opale liquide et parfumée : " A la tienne ! A la Saint? Guerba ! "

Puis il trempait dans l'anisette sa rude moustache de charbon, qui, paraissant posséder une sensibilité propre,
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une personnalité comparable à celle d'un Charlot avant la lettre, avait l'air de boire pour elle toute seule, à petits coups. Alors nous nous taisions. Au large, ourlant l'horizon mauve d'une frise mouvante, roulaient les sardinales de légende, montrant, au revers de la vague, les flancs dorés de leurs carènes antiques, lorsqu'elles ramenaient dans leurs filets, telle une marée fabuleuse dont Pline n'eût pas su dénombrer les espèces, toutes les pêches des Mille Nuits et une Nuit, ruisselantes aux pieds des timoniers aux oreilles percées, aux faces de corsaires et dont la voix d'or faisait retentir la mer latine des mêmes chants qui durent charmer Ulysse.

Ceux de ce temps-là savent tout ce qui tient dans les douze lettres de salaouetches : douze couleurs, douze formats, douze patries. Plus encore : douze classes de la société ; car, du mauvais garçon des bars de la Casbah, avec son visage tailladé de coups de rasoir, jusqu'au plus authentique " fils de bonne famille ", devenu aujourd'hui diplomate, général, maître de l'Université. académicien, archevêque ou simplement ministre, tous les enfants de cette génération ont été, plus ou moins, une fois ou mille fois, des salaouetches. De l'illettré tatoué de la rue du Cheval à l'étudiant dont le programme culturel comportait tout ce qui s'est écrit depuis l'Iliade jusqu'au divin Cagayous de Musette, on peut dire que tout ce qui à Alger avait alors une personnalité, a eu son heure de salaouetchisme : salaouetches, les repris de justice de la haute ville ; salaouetches les donneurs de sérénades de Bab-el-Oued ; salaouetches les marchands de poisson de " La Marine " courant en chantant, leur panier d'oursins sur la tête ; salaouetches les tondeurs de chiens de " la carrière à Madame Jaubert " ; salaouetches les cigarières " de chez Berthomeu " ; salaouetches les garnements du port, les oudilliounes du bassin de radoubs ; salaouetches, les petits cireurs aux regards bougeurs et aux caisses redoutables ; salaouetches les élèves du Lycée qui, au retour des classes, allaient se baigner au " Petit Bassin ", pour un sou, ou se livraient à des brimades dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles étaient déplacées : mozabites bombardés (baldés) à coups de tomates, grosses Mauresques assaillies et s'étalant parmi les écorces de pastèques et prenant Allah à témoin de l'impertinence de ces
fils de roumis, gambettes tendues aux porteurs d'eau dans le seul dessein d'entendre leurs horribles imprécations devant les cruches renversées, marchands d'oeufs bousculés, gitanes " marchandes della dentella " suivies
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et imitées, caïds irrévérencieusement appelés " Ho, Ahmed ! ", gestes inconvenants autant que symboliques adressés à ce négociant de la rue de la Lyre qu'on surnommait " Le juif pourri ", mimique qui avait le don de mettre ce vieillard dans un état indescriptible, éventaires de marchands de beignets mis à sac, tas d'oranges dispersés à coups de pied, razzia de babouches déposées par les Croyants à la porte des mosquées ; salaouetche, cette marmaille remuante, inculte ou instruite, effrayante, impossible, aussi bien capable d'adresser des madrigaux orduriers aux jeunes filles " de chez les Soeurs " ou de " la Ligue de l'Enseignement ", que de courir au long des rues étroites avoisinant le Lycée afin d'interpeller les filles soumises, dans un latin de la décadence que ces créatures simples prenaient pour autant d'injures ; salaouetches les " jeunes gens " des " soirées artistiques et dansantes " et des " sauteries " de la Lyre Algérienne, du Petit Athénée et de l'Estudiantina de Bab-el-Oued, qui, respectueux de l'injonction figurant au bas des cartes d'invitation : " Une tenue décente est de rigueur ", " se mettaient en noir " et " s'habillaient en dimanche " pour régler à coups de tête, pendant les entractes, leurs comptes sentimentaux ; salaouetches, les spécialistes du coup de classe et du mindja galette ; salaouetches, ces étudiants, fils de notables commerçants et de hauts fonctionnaires, dont les farces cruelles, au cours de crapuleuses " vadrouilles ", dépassèrent souvent le niveau du classique bidon à pétrole coiffant la statue de Maillot ; salaouetches, ces harkas de gosses de tous poils se livrant à des poursuites épiques derrière de pitoyables fantoches de la rue qui allaient dans la vie au milieu d'un cortège de quolibets, de cris et d'insultes : ombres de " Sans culotte ! " de " Huo-huo ! ", de " Barragouïa ", de " Madame Bourata " et de " Marie-l'Anisette ", pardonnez-nous, du plus profond de la fosse commune où votre poussière anonyme repose dans l'oubli, pardonnez-nous, car nous fûmes ces monstres déchaînés, rigolards, insolents, impitoyables et fiers de nos exploits. Pardonnez-nous, nous n'étions pas responsables : le soleil nous portait à la tête. Le soleil de cette époque-là, bien entendu, qui, sûrement, n'a ressemblé à aucun autre des soleils du monde. Pardonnez-nous, nous ne savions pas ce que nous faisions... Et, faut-il le dire, nous le déplorons aujourd'hui, mais nous ne le regrettons pas. Nous avons eu une jeunesse unique, à une époque unique, dans un pays unique.
Au revoir, notre pays, mais adieu notre époque, adieu,
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notre jeunesse. A la recherche de ce temps perdu, de ce temps gagné, rappelons-nous qui nous fûmes, les uns et les autres. Il en est qui sont morts. Il en est qui vivent. Il en est qui " viendront " vieux. Tous, du poète au portefaix, de l'humoriste au souteneur, de l'enfant de choeur au reléguable, du gavroche à l'apache, nous avons connu ces joies coupables et délicieuses.

Comme eût rimé l'éminent docteur Trenga, que nous surnommions Sarouel-Sebath, pour son front touranien et sa morphologie " arabe-française " :


" Choisis dans le tas
Nous avons tous été ce salaouetche-là "

Mes enfants, nos enfants, c'est pour vous que j'écris cette préface. Peut-être n'employez-vous plus dans le langage courant ces expressions aussi savoureuses que des fruits de mer. Je ne sais. Je ne veux pas le savoir. Combien je vous plaindrais si vous en étiez là et si vous n'aviez pas trouvé un autre pataouète, plus moderne, évolué, riche de vos apports. J'espère que vous avez compris, mieux que par une pauvre définition encyclopédique, ce qu'est un salaouetche : " voyou " quelquefois ; " débraillé ", souvent ; " vaurien " ? La plupart du temps ; " sympathique " ? Toujours.

Jeunes Algériens, si vous n'avez pas compris, on vous fera un dessin. Ou alors on vous répétera ce que nous disait le père Fatah lorsque nous feignions de ne pas saisir la différence qui existe en arabe entre un ta et un ta marbouta :

" Miz alors, Sapirlipoupite
Vos ites bites ! "

Il se peut qu'oublieux de l'histoire, vous ne ressentiez pas en le lisant l'émotion que j'éprouve en inscrivant au fronton de ce modeste portique, le nom familier du " père de Galland ", ce nom prestigieux qu'avec le temps on prononcera peut-être un peu comme celui du " Père de Foucauld ", parce que chacun d'eux marque un moment particulier du génie français, éternel et multiple, et qui, en notre vieux maître à la barbe socratique, trouva une incarnation totale, synthétique, avec ce sens miraculeux de l'adaptation, d'où le complexe méditerranéen fit jaillir des étincelles.

La colonisation digne de ce nom n'a pas besoin que de muscles, d'énergie, de capitaux et d'enthousiasme ; il lui faut ses étoiles. Dans le ciel d'Alger, éclairant la colline sacrée, à l'heure violette, la douce lumière d'un esprit
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universel a longtemps scintillé, tel un feu follet dansant sa ronde autour de grandes stèles pour en éclairer les noms : Platon, Virgile, Beethoven. Souvenirs algériens des temps héroïques, il convient de vous saluer ; bien qu'aucun Renan ne vous ait gravés dans le livre de la renommée, vous méritiez votre prière sur l'Acropole. Charles de Galland l'aurait écrite ; mais pour ce violoniste, la plume demeura un violon d'Ingres. Il était pareil aux conteurs de l'Orient : sa parole et sa mémoire suffisaient à son art ; jamais elles ne dédaignèrent le parfum salé de la verve populaire.

C'est pourquoi en écrivant ces lignes, j'ai souvent cru revoir l'image " classique " de Charles de Galland, et lui trouver un air de famille avec cette tête d'Homère découverte à Herculanum et exposée à Naples, d'Homère qu'il commentait si joliment et dont les récits bercèrent notre imagination, à l'âge où, petits salaouetches, nous osions assimiler ses apostrophes ailées à notre infâme jargon à demi barbare, qui faisait rougir nos parents eux-mêmes.

Paris, 28 juillet 1939,
PAUL ACHARD.

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