SALAOUETCHES - Paul Achard
Evocation pittoresque de la vie algérienne en 1900
FANTAISIE EN CASBAH MINEURE
Jardin Marengo, la maternelle, mlle Manarf,
sur trois marches de marbre vert...,la perle et le dauphin, les andalouses,
pages 39 à 58
Illustrations de Charles Brouty
Editions Baconnier

 


mise sur site le 15-1-2011

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FANTAISIE EN CASBAH MINEURE

VOYONS, Messieurs, si nous parlions maintenant de la Casbah... Lequel d'entre vous... ?

On ne laissa pas achever la phrase interrogative. Un gros rire courut dans la classe ; les élèves regardaient leur maître avec une joyeuse stupeur.
C'était un jeune et brillant professeur frais émoulu de Normale Supérieure et nouvellement nommé au Lycée d'Alger. Il fallait vraiment que ce novice ne se rendît pas compte de l'inopportunité de sa question pour qu'il la posât, avec cette candeur, à des garçons dont la plupart étaient capables d'écrire sur ce sujet vingt pages substantielles, pleines de fautes d'orthographe, d'impropriétés, de barbarismes, de pensées philosophiques et d'observations d'une saisissante vérité. Aussi, bien plus encore que la proposition : " Si nous parlions de... " la demande : " Qui d'entre vous... ? " eut le don de causer dans la classe une grosse sensation.

Au long des bancs et des pupitres, les chuchotements allaient leur train. Parmi ces potaches dont les grands-pères n'avaient pas toujours été des modèles de distinction, de scrupule ou de vertu, lors de la truculente époque de l'occupation, les mieux élevés se contentèrent de sourire. Quelques-uns même furent choqués, tandis que la majorité, l'oeil pétillant,

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attendait quelque chose de gras, de scandaleux. Un seul leva la main pour exprimer le désir de passer à la planche.

Le nouvel universitaire était professeur d'histoire ; il tint à mettre aussitôt les choses au point :

   - Voyons, voyons, Messieurs, pas d'équivoque : je parle de la Casbah-citadelle, ne sortons pas de la Conquête de l'Algérie, s'il vous plaît. Eh bien ?... Ah ! vous ? Vous avez quelque chose à dire ?

Toute la classe se retourna vers l'audacieux qui s'offrait à laïusser sur un thème aussi dangereux. Mais lui, le bras tendu, suivait son idée et sa fantaisie, sans rien écouter que sa muse. On respira : c'était Rolando, le nom circula dans un murmure. Rolando c'était un poète, - le poète de la classe -, tout lui était permis ; du reste, il devait être dans la lune, comme toujours, et les bons petits camarades supputaient déjà quelque réponse saugrenue, qui les ferait pouffer.
   - Eh bien, Rolando ? réitéra le professeur, en tapotant sa chaire du bout de son porte-mine.
   - La casbah, c'est un écheveau...
   - Cela n'a ni queue ni tête, mon garçon.
   - Justement, répartit le poète sans se troubler, un écheveau n'a ni queue ni tête, alors on peut imaginer un écheveau de rues...
   - Mais mon ami, votre comparaison n'a aucun rapport avec la question.
   - Précisément si, Monsieur, parce que rien ne peut mieux donner une idée de la Casbah, que cet entrelacs de ferronnerie architecturale : la Casbah a l'histoire de sa morphologie.
   - Bon, bon, asseyez-vous...

C'était bien là une définition à la Rolando ; il n'en faisait pas d'autres, avec son accent provençal si charmant. Le professeur chercha, parmi les têtes hirsutes et les crânes tondus.
   - Voyons... vous, Cochet ?

Le " fort en histoire " se leva comme mû par un ressort et se lança dans un développement historique des plus complets. Comme nous disions alors, il rupina " à bloc ".

A la sortie, dans la cour, il faillit y avoir un combat singulier entre deux élèves, un externe et un interne. Ce dernier, en haussant les épaules avait dit :
" Un écheveau de rues ", comme c'est malin... Le mot n'est pas de lui : c'est Gérard de Nerval qui a dit ça... - Menteur ! C'est Rolando qui l'a dit, je l'ai entendu,

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avait riposté un " nouveau ", déjà très impressionné par le poète.
   - Gérard de Nerval !
   - Rolando...

Pour arranger les choses qui se gâtaient, un potache d'une autre classe proposa une solution simple autant que pacifique :
   - Il n'y a qu'à le demander à Gérard de Nerval lui-même, su g géra-t-il gentiment.

L'interne haussa les épaules, ramassa son képi, qu'il avait déjà jeté en signe de défi, puis il s'en fut sans discuter davantage, fumer une cigarette dans les cabinets d'où les premières chaleurs de mai tiraient des bouffées d'ammoniac et de tabac qui se mêlaient curieusement au parfum du printemps fleuri, emplissant toute la ville. L'incident en resta là. " Si bien concluait la mère d'un élève, qu'on n'a pas pu savoir au juste la vérité. "

Aujourd'hui, avec le recul, par delà trente années, je revois la scène et je rends un hommage rétrospectif au génie subtil de Rolando, ce fils de l'Hélicon qui, hélas, devait plus tard déserter le Parnasse pour Montparnasse, où le menèrent, en première classe, les études de pharmacie que lui fit faire un père prévoyant dont la défiance suspectait déjà la vertu alimentaire de la littérature.
Rolando, ô prophète ! Seul un poète pouvait avoir la révélation de cette casbah qui pour nous, n'était qu'un quartier réservé. Dentelles de rues. Rues sans joie, rues sans tristesse, rues sans ciel, rues sans enfer, rues sans soleil, rues sans ombres, rues qui montent, rues qui descendent, rues si diverses, qu'il n'y en a pas deux pareilles. Il y vit des ermites et des maquerelles, des savants et des brutes, des vierges et des prostituées, des centenaires et des enfants, des saints et des souteneurs, des sages et des fous, des voleurs et des juges, des ascètes et des ivrognes, des artistes et des assassins. C'est un des plus beaux exemples de géographie humaine, une des plus pittoresques illustrations du principe qui affirme qu'il faut de tout pour faire un monde.

JARDIN MARENGO

Les fenêtres ouest du Lycée donnent sur le jardin Marengo ; on les laisse ouvertes lorsqu'il fait chaud. Tout en traduisant Platon et Tacite, en lisant Fénelon ou Bossuet, les élèves voient passer des femmes arabes ;

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lentement, avec peine, elles montent le long des sentiers escarpés, pierreux et souvent glissants. Leurs sarouels de plomb blanc entravent des jambes qu'on ne verra jamais ; des paquets de voiles engoncent des poitrines qui ne seront jamais montrées à quiconque, sinon pour allaiter. Parfois on entend un cliquetis de lourds bracelets, brimbalant autour des poignets sans os... et retombant sur les mains à demi rougies de henné.

Un cigalon de l'année, fier de ses opercules sous-ventriers, essaie ses jeunes cymbales, encore trop frêles. Enroué par l'humidité de la terre, le présomptueux aurait dû garder son trou plus longtemps ; le son est grêle ; il est loin de la rauque stridulation qui a valu à l'espèce, de la part d'Homère, une flatteuse comparaison avec les vieillards bavards du

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troisième chant de l'Iliade (traduit l'an dernier ), lesquels s'entretenaient avec Priam sous les murs de Trois. Ce mâle insuffisant n'est encore qu'une larve, comme nous sommes des larves de Gaulois sous un ciel turc. Quant au cheval de Troie, que n'est-ce cette forte Mauresque, qu'on verrait avec joie franchir le mur brûlant de F " Etude ", pour nous délivrer de la fastidieuse séance de récitation classique que nous préparons.
   - Calypso ne pouvait se consoler du départ d'Ulysse, articule sur un ton las, pour la troisième fois, un cancre célèbre qui redouble sa classe chaque année.

La phrase nous frappe comme une balle.

Un grand Arabe, les mains derrière le dos, la cigarette à l'oreille, passe derrière la fenêtre grillagée ; il monte, chantonnant quelque chose d'informe : " Naanani, nani, nani, naana ". Il suit la Mauresque, pensons-nous, curieux et distraits. Une autre femme indigène, très parfumée s'avance, précédant de peu un Bédouin court et large, dont la grosse main taquine la lanière d'une matraque. Celui-ci ne chante pas, il récite des prières.

Les élèves imaginent des romans, des intrigues, des complots, des mystères, des crimes même, et surtout, l'amour, l'amour oriental, naturellement. Or la première passante parée comme une idole en est à son troisième époux ; trois fois de suite elle a été répudiée pour stérilité et, en désespoir de cause elle se rend au marabout de Sidi Abd-er-Rhaman où, selon le conseil d'une vieille de son quartier, au coin de l'impasse Micipsa, elle devra s'asseoir sur une pierre en forme de pomme de maïs et penser fortement à un enfant. Elle espère ainsi être mère ; elle a quatorze ans et voudrait avoir un petit pour jouer avec lui : c'est de son âge. L'Arabe qui suit est uniquement préoccupé de ce que va lui dire son beau-frère et ami Lounès ben Boudjemâa, qu'il va visiter à la prison de Barberousse où ce parent est détenu pour coups et blessures ; la troisième passante vend des fards et du parfum aux dames du " Palmier ", qui paient comptant - ce sont des Françaises - enfin l'homme au gourdin est un maquignon qui va charger Allah de lui faire vendre au 5è Chasseurs d'Afrique une paire de chevaux de Tiaret, plus que suspects.

Et l'imagination fébrile des élèves, surchauffée par la température, brode autour de ces quatre personnages en quête d'auteur.

Près.du Marabout, il y a des Européens ; des femmes

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qui prennent l'air avec leurs mioches ; des retraités, des flémards ; un tondeur de chiens qui fume sans parler ; un garçon de café qui volait et qui a été renvoyé ; un portefaix qui s'est foulé la main droite ; un colporteur ruiné ; un laitier qui descend d'El-Kettar où il est allé faire panser une vilaine plaie, envenimée dans le fumier. Tout ça jacasse. Belle palette ethnologique qui va de Gibraltar à Jérusalem en passant par les Baléares et par Malte. Tout ce qui défile devant cet aréopage méditerranéen est épluché, étrillé. Quand la première Mauresque est passée, on entend :
   - Aïaïaïe, si c'est pas malheureux qu'on peut pas s'asseoir une honnête femme sans qu'y vient vous salir une putaine !
   - Forcé c'était que le Kaoued il se la suit, pour se la surveiller...

Tel est le commentaire qui accueille le second personnage. Le troisième est salué par un reniflement qui ferait pâlir d'envie un cochon mahonais : " Arrchchrrh ! ti as senti cette odeur, Roméo, si c'est dalpello ? C'est pas avec son cul qu'elle se l'est fait, mais c'est avec qu'elle se l'est gagné. "

Quant au quatrième figurant, comme il a jeté un vague coup d'oeil sur les gosses couverts de croûtes qui jouent " à se jeter de la poussière dans les yeux ", une voix aiguë lance à la cantonade :
   - Entention ! il nique les enfants !...

Un agent de police qui fait les cent pas là-haut dresse l'oreille, mais il aperçoit le groupe ; il a compris... Tchaleffes, que tout cela... Au loin la mer est belle, ce soir il fera frais. Sa femme aura préparé des rougets froids, il y aura de la glace à un sou le kilo pour la fête du beau-père qui
descend tous les samedis de la Bouzaréah avec du vin et de la soubressade. Demain, dimanche, la pêche à la Pointe Pescade. Cet après-midi, c'est " la classe ". L'agent est optimiste, il a un bon sourire. Il est du Cap Matifou, un pays de rigolos, de moitiés fous, comme il dit. Pourtant au passage des quatre personnages, il faut qu'il donne son avis, comme tout le monde : deux madrigaux et deux conseils : à la première " Qué des yeux canailles ! " ; au second " Qu'est-ce ti attends pour rentrer à l'orphéon de Bab-el-Oued, Ahmed ? - ça rime par-dessus le marché ; à la troisième : " Au jardin Marengo, on sent le savon du Congo " - décidément il est en forme - Enfin, au quatrième : " Cache-toi le bâton dans le pantalon, si le marabout il le voit, jamais il t'écoute ça que tu lui demandes. Je rigole pas. Moi quand je vais à l'église,

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oulla, je me jette le coupe-choux dans le caleçon... Adieu plein des poux ! "

Quatre heures, un roulement de tambour. C'est la sortie du Lycée. Des ordonnances attendent les fils d'officiers ; on voit quelques mères, jamais de pères. Comme dit à sa femme l'un d'eux, un marchand d'oranges en gros :
   - La maison il la trouvera. le petit ; la petite, peut-être elle se trompe elle en trouve une autre ; mieux tu vas la chercher.

Les externes traînent rue Bab-el-Oued, rue Bab-Azoun, se livrant à mille farces ; les amoureux de la mer passent par le Boulevard Amiral Pierre ; ils regardent les petits Napolitains qui, du haut de la balustrade, pêchent le mulet avec du crin de cheval et du fromage pourri, mais ceux-ci n'aiment pas se prêter longtemps à cette admiration, même si elle reste muette.
   - Dis, gommeux, ti as pas fini de faire peur aux poissons ?... Allez, allez, gare de là !

Quelquefois le Lycéen, fils de fonctionnaire depuis peu de temps installé à Alger, s'étonne de ce manque d'hospitalité et confie ses impressions à un condisciple, en déplorant que " ce jeune garçon ne soit pas très aimable ". Alors le gosse de Palerme ou de Minorque empoigne sa culotte à pleine main et au bon endroit et feint de tendre le paquet symbolique au censeur importun ; ou bien il se contente de porter ses mains en cornet à ses lèvres serrées, d'émettre un son crépitant, qui, amplifié par ce haut-parleur improvisé, prend l'importance et le caractère d'un bruit incongru, du plus mauvais aloi.

Mais les plus avancés s'attardent dans les ruelles voisines du Lycée. Dans l'ombre des portes, des femmes aux poitrines fracassées, violemment maquillées, les pieds nus dans des babouches, le ventre en avant et les cheveux collés, en guiches, à la salive, demandent une cigarette.

Plus on " monte ", plus les invites se dépouillent d'artifice.
   - Ti es girond, dis, petit.
   - Amène-moi ton père, mon chéri, pisque toi tu veux pas monter.
   - Ti as tort, on te fera pas de mal.

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LA MATERNELLE (voir sur ce site : rue du chameau)

Il y en a une surtout, rue du Chameau. Ah ! un pinceau, des couleurs et du talent pour la fixer sur une toile ! Peu de cheveux, mais huilés, sentant le rance, ramenés " à la chien ", sur un front bas ; sous de lourdes paupières boursouflées, sans cils, l'éclair d'un regard tendre, coulant dans l'eau glauque d'un oeil, l'autre restant à demi fermé ; un visage capitonné de graisse jaune, informe comme le corps qui pèse ses cent kilos. Elle est innommable. Mais elle impressionne les morveux, qui, déjà, chez eux, d'un air sournois, commencent à regarder la bonne en pensant à des choses... Son vrai nom est Modestine ; elle est née à Alicante, mais se fait appeler Rachel, nom qu'elle préfère pour le négoce. Elle se dit la fille d'une riche juive de la rue Randon, si belle qu'un officier de spahis l'enleva et la mit enceinte à Colomb-Béchar, chez un grand chef

la maternelle

marocain à qui le ravisseur avait sauvé la vie. On lui fait toujours raconter cette histoire. Alors elle demande deux sous. Souvent, on ne les a pas ; on se cotise pourles lui donner, mais alors on réclame une autre histoire, plus originale, surtout plus corsée. Elle ne se fait pas prier. Parfois elle est égrillarde, la grosse cochonne, son œil - le seul ouvert - s'arrondit comme celui d'un perroquet apercevant un morceau de viande rouge, et elle raconte l'histoire que nous avons intitulée " Trompette de Spahis ". Laissons-la parler, avec son effroyable accent hispano-mauresque. (Je me suis toujours demandé pourquoi les Espagnols prononcent les b comme des v et les v comme des b. Ce renversement est bien inutile. puisqu'il serait aussi facile et aussi naturel de faire exactement le contraire.)

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   - Alors esté femme qué yo dis, elle no poubait pas aboir del pétit ; y belforça elle boulait qué son mari il loui fasse oun pétit ; ma manco y poubait, le pobré, parce qué il était bieux ; alors, porqué c'était ouna Moresque, ail' s'en ba trouber el Marabout, y elle loui dit : " Ia, M'sio Mohammed, Ad jebet Sliman, atani oun moutchatchou ". Comme elle était zoulie, le marabout il accepte, de rif ; ils sé couchent sour lé lit. Y boilà qu'ils commencent dé trabailler... Oun ! dos ! Oun ! dos ! Chacoune il tiré dé son côté. Andar y benir, andar y benir, ha, ha ! Oun ! Dos ! Y abait bon. Tiens, comme ça... Mira ! Chouf !

Et la répugnante ruine, reniflant, ahanant au rythme d'un mouvement simulé mais sur la nature duquel il n'était pas permis de garder le moindre doute, travaillant des bras, du ventre et des hanches, mime la scène d'amour que jouèrent la jeune femme et le marabout. Sans cesser d'accomplir le geste, qui rappelle à la fois celui du rameur et l'attitude que Rabelais définit par le verbe " faire la bête à deux dos ", elle poursuit son récit :
   - Alors, la femme elle boudrait vien qué son fils il est oune grand mercanti, oun général, oun bach-agha, pouisque c'est ona Morra... Le marabout, il est pas tranquille, parce qué loui aussi, il est pas vien jeune. Alors il troube qué agha c'est assez, porqué lé bach-agha, c'est plous que non pas l'agha... Alors ils font comme ça tous les dos, regarde : Agha... Bach-agha... Agha... Bach-Agha... Loui il dit : " Agha " ; elle, dit : Bach-Agha... " Agha... Bach- Agha... " Y ansi d'souite y tout. Tout d'oun coup la femme il fait oun pet terrible... djouste all' moment qu'el faut pas... Alors, lé marabout il est bexé, il est pas content ; il sé ravoutonne el sarouel et il dit comme ça :
   " Ni bach-agha, ni agha, ni même Caïd : trompette de Spahis, Barka ! Hon ! hon ! hon ! "

Elle rit à gorge déployée, avec un bruit de gargoulette 'qui se vide, montrant sa bouche édentée, sa langue épaisse et blanchâtre, rongée par le tabac et l'anisette. Sa gaîté est grasse, révoltante, son nez s'étale sur sa figure flasque ; elle n'a plus d'yeux ; des larmes troubles tombent sur ses mains boudinées aux ongles noirs, ornées de bagues fausses. Sa masse tétonnière tressaute et le gros ventre tremble sous la robe, usée à cet endroit par l'embonpoint. C'est un spectacle. Et il faut avouer que ces garçons qui traduisent Horace, Tibulle et commentent Platon, partagent cette horrible hilarité. Ils paient pour cela. Déjà,

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quand elle est bien lunée, elle dit : " Embrassé-moi ". Et il s'en trouve toujours un, peu dégoûté, pour lui obéir. Il feint de rigoler, ensuite, mais au fond il doit être ému et un peu honteux. Il a l'air embêté, exactement. Jamais les privautés de ce monstre ne vont plus loin que le baiser maternel.
   - Yo souis la maman Rachel, répète-t-elle.

Peut-être sa bestialité, qui doit être énorme, s'accommoderait de cette chair fraîche. Mais elle a peur de la police.
   - Maintenant, allez-bous-en, les enfants, dit-elle quand elle a reçu quelques cigarettes et deux ou trois sous... et bissez-moi trabailler...

Car elle travaille. C'est fou ! Quel Kabyle trop privé, quel marin tenu aux fers depuis six mois, quel Mozabite privé d'amour, peut bien partager sa couche, qui doit être habitée, car la bougresse ne cesse de se gratter. Elle pue la sueur et le parfum bon marché ; quant à son odeur particulière, elle sent comme tout un pensionnat. Pourtant, à tout propos, elle vante sa propreté et celle de son " intérieur ".
   - Biens hoir, frisé, a-t-elle dit un jour à l'un des galopins, le plus grand, le plus fort, le plus timide.

Puis elle l'a tiré à elle par un bouton de sa veste. Il a résisté ; le bouton a sauté.
   - Yo bais té lé récoudre, a-t-elle proposé.

Et comme il aimait mieux perdre son bouton, elle lui a pris son chapeau, qui était tout neuf. Le garçon a rougi, il a balancé ses grands bras durant une seconde, se demandant s'il allait envoyer un de ses poings dans la face de la vieille ou s'il allait accepter l'invite crapuleuse. Elle a deviné son hésitation et s'est livrée à une mimique si abominable, que les camarades se sont éloignés, de peur d'être vus par quelqu'un. Resté seul, le grand a flanché. Il est entré pour voir, a-t-il dit. Oh ! il n'est pas resté longtemps. On s'est caché sous une porte cochère et on l'a guetté. Mais quand il est sorti, il avait un drôle d'air. Dès qu'il a tourné la rue, il a craché, et craché ; il ne s'arrêtait plus. Il avait l'air incommodé, malade. Jamais l'on n'a pu savoir ce qu'elle lui avait fait. Quand on lui a demandé ce qui s'était passé pour qu'il vomisse presque, il a
prétendu qu'elle lui avait donné à fumer une cigarette d'Espagne, très forte, qui lui avait donné des nausées. C'était peut-être vrai. Mais c'était bien curieux tout de même.

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Après des flâneries aux abords de la Casbah, les lycéens rentrent chez eux travailler à leurs devoirs. Le soir ils dînent en face d'un père magistrat ou gros commerçant, d'une mère revêche ou seulement austère, souvent jolie, distinguée, raffinée, sensible et délicate (j'ai connu une de ces mamans qui était une fleur) ; à table il y a quelquefois aussi une soeur, naïve, pure, tendre ! Si tous ces gens savaient !... Dire que dans la nature, il y a, proches de certaines divinités féminines, des " mères Rachel... "

Mlle MANARF

Plus jeune et plus jolie, mais beaucoup moins avertie était cette petite Mauresque qui pouvait avoir quatorze ans bien qu'elle en parût dix et qui, par ses gestes et ses oeillades, attirait des regards et, pour employer l'expression policière et journalistique en honneur à cette époque : " incitait les passants à la débauche ". Jamais l'un de nous n'a osé lui adresser la parole autrement que pour lui demander un renseignement. Elle était trop jeune, trop naïve. Il faut cependant lui rendre justice : elle ne savait rien. Nous avions toujours besoin de savoir quelque chose. On la questionnait :
   - Quelle heure est-il ?
   - Manarf.
   - Où est la rue Kattaroudjil ?
   - Manarf.
   - Tu n'as pas vu un petit, noir, avec une serviette jaune ?
   - Manarf.
   - Tu es bête ou intelligente ?
   - Manarf.

Elle répondait invariablement : Manarf, ce qui voulait dire qu'elle ne savait pas. Nous l'avions surnommée Mademoiselle Manarf. Et nous, les censeurs, que savions-nous ? Au sortir des ruelles, regagnant les quartiers convenables, il nous est bien arrivé de nous arrêter pour écouter un air de flûte ; nous imaginions quelque rêveur en burnous et c'était sans doute le fils Barboteux qui répétait Samson que le Théâtre Municipal représentait le lendemain. Ce qui prouve que le même petit salaouetche pouvait se changer, dans certains cas, en petit babaô.

Ce qui plaisait dans la Casbah, à notre insu, à nos âmes de salaouetches, c'était la naïveté, la candeur,

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l'innocence qu'on y rencontrait à chaque pas, voisinant avec le stupre. La jeunesse en un mot, la jeunesse attirant la jeunesse : lycéens qui pensions aux courtisanes d'Alexandrie et qui nous amusions des boniments de quelque vieille jument de retour, moussaillons échappés de l'escadre qui mouillait presque en permanence dans la baie, ou jeunes mécanos ./ des torpilleurs de la darse, engagés de cinq ans aux " chass' d Af, " " pour le costume ", tous gamins à peine plus âgés qu'un élève de rhétorique, cette jeunesse était attirée en ces " mauvais lieux " par la même curiosité instinctive, éprise de vie, de couleur et de bruit ; mais nous, les rhéteurs, nous étions moins pardonnables de nous laisser envelopper par les grossiers sortilèges de la rue honteuse : l'appel lancinant des mandolines, les criailleries énervantes des phonographes, les râles des guitares, châles, foulards, dentelles, oripeaux, appareil du vice, uniforme de la prostitution au même titre que la bouche trop rouge, l'oeil charbonné, le rose mal placé sur les pommettes et la fleur rouge crânement piquée dans les cheveux ; nous n'avions pas toujours l'excuse littéraire que nous donnaient les maîtres du genre descriptif standard : le cri du muezzin,

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le ronronnement de la guzla et l'écho assourdi d'un tam-tam nègre ; laissons ce magasin d'accessoires à la peinture de l'école romantique et avouons que nous avons été rarement émus, lorsque nous nous plantions devant le " 6 Français ", ou devant " La Lune ", par un cadre évocateur de Mille Nuits et une Nuit ou par quelque récit à la Théophile Gautier, ou à la Fromentin.

Nous pensions, certes, aux gynécées que nous venions de quitter dans nos manuels et nos dictionnaires, mais nous étions plus près des pages réalistes de Louis Bertrand que des phrases de Pierre Louys ou de Loti ; deux pierres qui n'allaient pas dans notre jardin littéraire. Le Sang des Races nous travaillait plus qu'Azyadé et nous comprenions mieux Pépète le bien-aimé que Démétrios. Nous, c'était Aristote ou alors Raton fille de joie ; Bertrand avec Raton... cela avait l'air d'une fable... n'était-ce pas Bertrand qui tirait les marrons puisque nous y laissions des sous ? Mais les singes que nous étions osaient à peine y mettre la patte, de peur de se brûler. C'est donc bien la présence des autres gosses qui nous rassurait : gosses de l'école maternelle qui se trouvait à deux pas de la plus importante maison de tolérance de l'endroit ; les bambins, au sortir de la classe, jouaient dans l'eau sale du ruisseau, où surnageaient des tomates écrasées et des écorces de melon d'Espagne ; jeunes mendigots ; élèves de l'Ecole Arabe-Française située un peu plus bas ; enfants des rues ; sages étudiants de la Medersa, pâlis sur les livres et qui, parfois, traversaient la Casbah, dans un envol de gandouras et de djellabas, sans même se laisser étonner ou distraire par le spectacle des femmes encadrées dans les portes comme des peintures avancées ; au milieu de cette fresque grouillante, ces jeunes Arabes, venus de Constantine, d'Oran, du Sud et parfois du Maroc, restaient plongés dans la méditation des textes sacrés et profanes. Peut-être, au fond, ce paysage " crapuleux " était-il le même à Toulon, à Marseille, à Hambourg, à Shanghaï ; le même ou pire. Déjà les récits de voyages nous tiraient par la manche. Nous possédions Alger, cette perle du collier méditerranéen, cette porte de l'Afrique inconnue et nous pensions aux Asiates, aux Aztèques, à Dieu sait quoi. Aujourd'hui, nous savons bien ce que notre salaouetchisme nous a coûté ; car ce que nous avions sous les yeux était incomparable ; mais nous étions des acteurs et non des spectateurs ; alors, dans notre impatient piétinement de jeunes étalons, nous avons écrasé les fleurs d'un jardin de souvenirs que nous ne

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reverrons plus, que personne ne reverra plus car souvent, plus tard, nous les avons cherchées sans les trouver.

SUR TROIS MARCHES DE MARBRE VERT...

Jeunesse, d'abord. Il y avait aussi ce jeune Arabe, fils de grand personnage, sûrement ; il était mince, vêtu avec soin ; son port était noble ; il se hâtait lorsqu'il traversait les ruelles à bouges pour gagner la maison de son père, qui était précédée d'un large perron et de trois marches de marbre vert. Un auvent recouvert de tuiles vertes abritait des intempéries les mendiants aux yeux chassieux, qui s'y réfugiaient et que nul jamais ne chassait. Au haut du mur, les feuilles des figuiers, accusant l'éblouissante blancheur de la chaux, brodaient de longues arabesques dans le ciel de cobalt. A l'angle nord, vers la mer immobile voilée de brume, deux cyprès, tels deux gardiens géants et sombres, encadraient une fontaine. Ah ! cette fontaine, elle était telle, qu'il est impossible d'y songer encore sans se rappeler ce poème arabe que vainement nous citait Rolando et qui disait à peu près ceci : L'eau de la vasque est si immobile qu'on ne sait si c'est l'eau qui est de marbre ou le marbre qui est liquide... "

LA PERLE ET LE DAUPHIN

Quand le jeune musulman soulevait l'énorme marteau de cuivre qui retombait lourdement sur la grosse porte garnie de barres de fer, armée de verrous monstres et semée de clous aussi gros que des mandarines, on voyait s'ouvrir un judas derrière lequel apparaissait une tête de janissaire du XVIe siècle. Dans le même moment, on entendait des aboiements féroces. Quels molosses devaient défendre les deux trésors de ce riche et puissant Croyant ? Car l'adolescent avait une soeur, disait-on, plus belle que le jour. Elle était gardée, assurait Rolando, comme dut l'être la Toison d'Or. Sans la connaître, on l'appelait " la perle ", la perle de la Casbah ; et Guasco qui était royaliste, appelait le garçon " le Dauphin ". Il en était ainsi quand nous étions

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convenables. Mais souvent nous ne résistions pas au plaisir de nous demander des nouvelles du petit " tronc " et de sa soeur qui redevenait " la petite mauresque du onze ", à ces moments-là le noble père n'était plus qu'un " batta en gros " de la place de Chartres. Ainsi s'effondrait de temps en temps cette légende que Rolando voulait écrire un jour, tout en ajoutant, pour paraître " à la page ", que le " père battait-il n'était peut-être après tout qu'un marchand de moutons ou de " cuirs et peaux " !

Nous avions beau rire. Cette demeure, où pouvait loger la plus pure poésie de l'Islam, nous troublait comme l'eût fait un couvent ou un donjon féodal, brusquement découverts, se dressant au détour du chemin des lupanars, au long duquel nous allions traîner notre nostalgie littéraire.

"LES ANDALOUSES"

L'attraction prenait vite le pas sur la rêverie. L'exotisme éclatant était son aspect le plus séduisant pour nous, à l'âge où seul notre goût grammatical commençait à se former. Rien de ce qui était vulgaire, mais l'était violemment, ne nous rebutait. Nous étions attirés par la couleur comme par les épices des nourritures atroces que nous préférions aux sages recettes culinaires de nos, mères : poivre rouge, ail, oignons, felfel, piment, cannelle, huile frite, safran, condiments retrouvés dans les loubias, les poissons, les couscous, les brochettes, les margas, les sauces, les bonbons et les pâtisseries que nous avalions en cachette, entre les repas, comme cet ignoble et délicieux nougat arabe qui avait reçu en raison de son jaunâtre et peu ragoûtant aspect le nom bien mérité de " caca de cheval ".

Notre foie leur doit bien des soucis ; et je revois ces mines allongées des mères se confiant, au square Bresson :
   - Mon fils a tout le temps mal à l'estomac.
   - Le mien, c'est l'entérite.
   - C'est le climat, Madame.
   - Quel sale pays...

Pauvres femmes ! Si elles avaient su que nous osions goûter d'un même palais leur brave nourriture et les mixtures des gargotiers arabes ; regarder des mêmes yeux

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leurs fillettes si jalousement surveillées et les petites Espagnoles du même âge, mais qui déjà, gagnaient leur vie au bordel. Simple divergence de vues sur l'éducation, n'est-ce pas ?

" Aux Andalouses, nous étions douze " chantonnait l'un des nôtres, un autre poète, moins ésotérique que Rolando. " Les Andalouses " ! La maison est connue, réputée, n'y entre pas qui veut, il faut être présentée par ses parents. La patronne les fait venir d'Espagne : Malaga, Alméria, Cadix en fournissent ; elles sont très jeunes : de douze à quinze ans ; très brunes ; très fraîches; très pieuses; elles vont à la messe tous
es dimanches " en ville " car à la Casbah, ce serait déplacé ; très racées, les jambes fines et les pieds petits et cambrés ; très dociles, car elles savent qu'au pays, là-bas, la vie est dure et que pour arriver à se faire une situation, il faut de la conduite. Ce sont presque des enfants ; un rien les amuse ; Pepita a des poupées ; elle les couche dans son lit, dès qu'elle est seule ; Frasquita ne sait ni lire ni écrire et se plonge dans un livre d'images ; Conception a un jeu de patience ; Manuela fait la correspondance pour toute la maison. C'est la moins jolie. Les autres l'aident, quand sa semaine est maigre. Rien d'obscène, rien de lubrique, rien de pervers ; ce ne sont même pas des fruits vers ( note du site: orthographe du livre.). Ce sont des enfants.

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Leur vie, jusqu'au mariage est toute simple, comme leur chambre : un lit et une chaise, instruments de travail ; une commode, objet de nécessité ; un rideau, accessoire de respectabilité ; parfois une fantaisie : un éventail en papier, une illustration découpée dans un magazine et collée au mur ; mais toujours, sur la cheminée, une tirelire et un crucifix. Les fournisseurs familiaux les livrent vierges ; elles s'expatrient en Algérie pendant deux ou trois ans et " font le métier " pour gagner une dot qui leur permettra, retournées en Espagne, d'épouser un coiffeur, un vigneron, un garçon d'écurie, un gardien de toril, un carabinier.


"LES ANDALOUSES"

A partir de cet instant, la société bourgeoise n'aura plus rien à leur reprocher ; cela donne à réfléchir, et sans vouloir être paradoxal, c'est à croire que cette sorte de préparation à la vie conjugale a sa valeur et que cette maison d'éducation pour fillettes est une pépinière d'épouses irréprochables, de ménagères accomplies et de mères admirables.

Quand on passe devant " Les Andalouses " on entend leurs rires clairs ; on pense à une cour de récréation d'école de filles. Toutes chantent, dansent. Elles vivent aux bruits des castagnettes, aux accords des guitares et des luths espagnols, dans la fumée bleue des cigarettes à un sou le paquet, elles sont gaies, nerveuses, pleurent facilement, adorent des histoires finissant par un mariage, sont folles des sucreries et des

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bijoux, même de toc. Mais si l'on veut leur faire plaisir vraiment, c'est une médaille ou un scapulaire qu'il faut leur offrir. Et correctes avec cela. Elles n'enlèvent jamais leurs bas, la robe et c'est tout. Et encore, uniquement pour ne pas la froisser ; quant à la coiffure savante et compliquée, avec ses peignes, ses épingles et ses accroche-coeur, elles s'efforcent de ne pas l'abîmer. Aussi leur tête ne bouge pas plus que celle d'une statue, quoi qu'il arrive. Et il y a un mot qu'elles emploient toutes : " Pronto " ! Elles savent très bien le dire en français : " Vite " ! Seulement avec l'accent espagnol, cela fait : " Bite " ! Elles l'accompagnent d'un sourire innocent de trente-deux perles qui s'ajoutent à celles d'importation qu'elles portent autour de leur cou peu lavé, mais recouvert de blanc gras et de poudre.

Ce sont " Les Andalouses ". Elles sont connues de Tanger à la Tripolitaine. En Andalousie, elles sont inconnues ; comme ces délicieux fromages de France qu'on exporte en Amérique du Sud et que les Français ne mangent jamais. C'est de la primeur d'exportation, de la denrée périssable.

Jeunesse. Eclats de rires enfantins, chants de canaris trouvant moyen, emprisonnées dans des cages minuscules, de voleter autour d'os de sépias, chats innombrables et joyeux, klebs comiques et pelés, foisonnement d'êtres du premier âge, souples comme des matous, éveillés comme de jeunes chiens, gazouillant comme des oiseaux. Voilà une vision de la Casbah, d'une Casbah encore mineure, que l'on ne peut reconstituer par la pensée qu'à l'âge mûr. En ce temps-là, d'autres tableaux retenaient notre attention et soulevaient nos rires salaouetches ; trois scènes notamment, auxquelles, féroces humoristes avant terme, nous avions épinglé des titres :

L'ESPOIR DE CES DAMES

C'était quatre chiqueurs en herbe dont l'aîné avait quatorze ans à peine, on les disait tous trois déniaisés depuis fort longtemps.

Encore épris du père Dumas, nous les avions baptisés Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan. Mais leurs noms sonnaient plus clairs et sentaient autrement la marée : Espoutch, Llinarès, Escarpintera et Sconamiglioni ; nous l'ignorions, nous ne le sûmes que lorsqu'ils passèrent aux

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Assises dix ans plus tard et furent jugés par ceux d'entre nous qui, respectueux du Cedant arma toge, avaient quitté la chéchia de zouave pour coiffer le bonnet du substitut. En 1904 ces quatre mousquetaires étaient frais comme des roses ; leurs pères, braves ouvriers émigrés des taudis méditerranéens, gagnaient leur vie au port, dans les carrières, sur la caillasse des routes ou à la pointe des échafaudages ; leurs mères faisaient des ménages, lavaient le linge, " travaillaient cigarières " ou " repasseuses ". Eux avaient poussé seuls, traînant parmi les calfats, les contrebandiers, les gitanes, les interdits de séjour de Marseille et les déserteurs de Paris. A douze ans, on ne les étonnait plus. Entre le premier coup de tête et le premier coup de couteau s'était à peine écoulé pour eux le temps, pour nous, de passer du premier au second livre de 1'Enéide. Il fallait les voir descendre, débrouiller l'écheveau des rues, à la recherche d'une balafre, avec leurs feutres à la torero, le pantalon retaillé à la chique, par une mère trop faible, dans le vaste flottard paternel. Quant aux souliers, ils annonçaient à eux seuls l'inquiétante vocation : étroits, soignés, offrant à l'oeil un choix de couleurs vives, distribuées entre la tige, les boutons, la claque et le bout rapporté, c'étaient de véritables écrins dans lesquels ces futurs coupeurs de chair emprisonnaient orgueilleusement leur pied de femme. Ils s'avançaient en file indienne ou en front de bataille, à petits pas fauchants, en mâchonnant la tige d'un oeillet poivré, d'un chèvrefeuille ou d'une simple vinaigrette. Déjà les marchands les redoutaient et tremblaient à leur passage, devant leurs éventaires. La joie de faire du mal l'emportait souvent sur le désir de " pas esquinter les bottines ", alors la planche garnie de petits pains, de galettes sucrées ou de beignets à l'huile, allait voler au milieu des immondices jonchant la venelle. Pas de recours : c'étaient des enfants, mais sachant déjà piquer au bon endroit si on les poursuivait et déjà tatoués, à la main, à la commissure du pouce et de l'index, ou entre les yeux : oh ! un rien : un simple point. Un point final. Un point noir pour l'avenir. Les " espoirs de ces dames " n'étaient pas en peine pour leur carrière : déjà des vraies du métier, des dures - cinq et six ans de Casbah - disaient : " Ça, je te jure, ça sera des hommes ". Leurs regards d'envie s'attristaient peut-être d'un regret ; pensaient-elles à la " terreur " qu'elles n'avaient jamais su trouver, " trop de coeur qu'elles avaient, aïaïaïe ! "

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LE DÉCROTTEUR SENTIMENTAL

Le cas du cireur qui chaque jour s'arrêtait devant la fenêtre d'une institutrice et la regardait arroser son basilic, était plus touchant. Il faisait des mines et des grâces de jeune singe. Elle souriait, amusée. Lui, n'avait pas l'air de nourrir de mauvaises pensées. Nous l'avions surnommé le décrotteur sentimental. Un jour que l'un de nous lui confia ce secret, il s'entendit couvrir d'injures si ordurières et si diverses qu'il ne parvint jamais à nous les redire.

CHEVALERIE

La dernière histoire est très simple, peut-être n'eut-elle de saveur que pour ceux qui la connurent alors... Un jour, sortant de la " retenue ", ivres de liberté et assoiffés de farces, trois lycéens débouchent de la rue Bab-el-Oued à toute vitesse, faisant tournoyer les cartables au bout de leurs courroies et obligeant à la retraite les passants rendus prudents par les frasques d'une jeunesse estimée de ses maîtres pour sa vivacité d'esprit, mais redoutée des promeneurs pour sa turbulence. Le flâneur s'effaçait pour la laisser passer ; la mère de famille souriait mais ne se défilait pas moins sous les arcades ; soudain, au milieu de ce terrain déblayé, dans ce vide, ce no man's land, s'avance une grosse mauresque enfouie sous des flots de voiles rapiécés et sordides : un vrai carnaval. L'un des garnements s'avance, la frôle, feint de trébucher, s'accroche à elle, l'entraîne dans sa chute et ce n'est plus sur le trottoir souillé de mille détritus, qu'un amas de linge crasseux d'où s'échappent des protestations indignées et d'abominables injures. Le garçon, lui, s'est relevé et continue son chemin d'un air innocent. Sans conteste, il a besoin d'une leçon ; c'est un jeune indigène qui va la lui donner ; ah ! cet Arabe ! il est caractéristique d'une génération qui commence à se franciser sous la double impulsion de l'école et d'un orgueil héréditaire. Le front bombé, la tête oblongue et crépue, les lèvres en rebord et la chéchia rejetée en arrière, roulant de gros yeux réprobateurs, assez semblables à des billes d'agate flottant dans du lait, il dit à l'agresseur, sur un ton courtois, mais ferme :
   - Qu'ist-ce qui vos a fit, citt' Dame ?

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