SALAOUETCHES - Paul Achard
Evocation pittoresque de la vie algérienne en 1900
APÉRITIF AU TANTONVILLE OU HISTOIRE D'UN SYNDICAT
pages 25 à 37
Illustrations de Charles Brouty
Editions Baconnier

 


mise sur site le 30-12-2010

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APÉRITIF AU TANTONVILLE
OU HISTOIRE D'UN SYNDICAT

CIRI, M'siou ?

Le jeune décrotteur tourne autour de l'homme de Boufarik, gauchement planté sur ses grandes jambes perdues dans les tire- bouchons du large pantalon de drap noir ; le " blédard ", clignant les yeux sous le vaste feutre qui couvre d'ombre sa figure tannée par le soleil de la Mitidja, cherche une place à la terrasse du Café Tantonville (voir), où les complets de coutil, de tussor et d'alpaga, se mêlent aux uniformes d'été et aux toilettes claires ; çà et là, comme une tache de sang gravée en chevron moiré sur une poitrine surchargée de broderies d'or, une cravate de commandeur, obtenue ou gagnée, tranche, par sa teinte éclatante, sur la soie immaculée d'un riche burnous, au milieu d'un flot de laines au parfum puissant.

Une forte odeur d'anis monte aux narines, elle s'exhale de cent " cafés ", se répand sur la place Bresson, sur toutes les places, passe les rampes du Boulevard qui domine le port incendié de soleil, gagne la mer dont le miroitement, comparable à celui d'un métal en fusion, repousse tout regard ; le parfum envahit la colline aux mille terrasses surchaufféespar la canicule, s'engouffre dans les rues, flue des venelles, reflue aux impasses, s'élance, tourbillonne, vole et plane sur toute la ville. Alger n'est qu'une immense anisette.

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A la fraîcheur diffusée par la circulation des carafes frappées et des seaux ruisselants d'une sueur froide, s'ajoute celle de la chaussée sans cesse arrosée par d'antiques tonneaux de zinc, montés sur roues et pissant l'eau avec parcimonie, au pas lent de rosses assoiffées dont le regard désespéré luit dans le clair-obscur des oeillères écornées, couvertes de mouches.

Midi sonne à l'église Saint-Augustin (voir). La sirène d'un remorqueur annonce l'heure ; un pavillon est hissé au mât de l'Amirauté (voir). Et le garçon, montrant, d'un coup d'oeil furtif, l'horloge du refuge, au pied de laquelle un marchand de crème glacée s'évente avec l'une de ses savates, dit au client occasionnel en esquissant un geste d'impuissance :
- C'est complet.

Dans le secret espoir de piquer l'amour-propre du gérant qui passe, affairé, le colon, d'un brusque mouvement de sa main brune et calleuse, tire pour l'enfoncer sur son crâne têtu, en matière de bravade, le large bord du haut chapeau qui le coiffe. Grave indice car ce chapeau, l'homme le place sur sa tête tel qu'on le lui a remis dans la boutique le jour où il l'a acheté ; tel il le garde dans le fond d'une armoire de bois blanc, entre deux fusils de chasse et une paire de pistolets d'arçon, hérités du grand-père maternel, maréchal des logis du Train pendant la conquête ; tel il le portera jusqu'à la fin de ses jours lorsqu'il le mettra, c'est-à-dire chaque fois qu'il viendra à Alger ; tel quel, ainsi qu'un képi, tout raide, sans pli, sans une fente, sans un coup de poing, intact, tel qu'il est sorti de la boîte du chapelier. C'est sa façon à lui de porter un uniforme et l'on reconnaît entre mille l'homme " de l'intérieur ", à son chapeau posé à la façon d'un casque ou d'un pot, sans le discuter, tout droit, comme ça, en fer. Alors, vous pensez, quand il y touche, le grand bougre, c'est qu'il n'est pas dans son état normal. Aussi son geste frondeur s'accompagne-t-il d'une boutade qui voudrait être goguenarde :
- Tant pis, j'irai en face, bougonne cet homme, d'ordinaire timide et taciturne.

Mais aussitôt l'énormité de cette menace lui apparaît : aller en face, c'est déroger, c'est se déclasser, c'est laisser croire qu'on n'a pas les trente hectares de vignes alignées au poil et qui donnent un vin aussi blond que les longues moustaches de ce fils d'un déporté de Lambèse, qui, pour l'heure, vient de toucher à la Banque de l'Algérie, une valeur de

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sept mille francs : une fortune. Aller en face, c'est se priver du droit et de l'orgueil de dire au retour : " Bien entendu j'ai pris l'apéritif au Tantonville. Il y avait tout Alger. "

Le Tantonville, c'est l'âme d'Alger, une âme coloniale, héroïque ; c'est un bout d'Histoire, anisée et sanguinaire. Cinq cents mètres plus haut, à vol d'oiseau, les chaouchs des geôles de Kheïreddine immolaient les chrétiens ; cinq cents métres plus bas, les artilleurs espagnols du Peñon mitraillaient les fils de l'Islam ; au milieu se tient la vertu : ici même, les deux anciens ennemis héréditaires se sont trouvés d'accord pour tomber sur les juifs. Le Tantonville, café symbolique, a connu les gloires de l'armée, de la marine, des lettres, des arts, des sciences, des affaires et de la politique, attablées devant l'aguardiente devenue nationale. Café de plume et d'épée, il retentit longtemps du bruit des claques, au temps des absinthes remuées du bout des cannes, il fut le témoin de défis sportifs, de cartels lancés, relevés ou tombés en carence, de duels manqués, de mariages ratés, de scènes patriotiques et de menaces de mort ; il enregistra les provocations de Max Régis, les sarcasmes de Laberdesque bravant Régis ou se livrant à des démonstrations de force dignes de la parade foraine et du temps fabuleux des mousquetaires ; il résonna des pétarades du revolver de Le Talhouidec, Breton bretonnant défendant des Bretons moins authentiques que lui. Mondains, bretteurs, fiers-à-bras en tenue ou en civil, défricheurs d'empires et marchands d'oeufs en gros, usèrent de leurs culottes de peau et de leurs amples sarouels aux mille plis, des chaises que toute la " province " des trois départements, tout " l'intérieur ", depuis les portes Bab-Azoun jusqu'à celles du Sahara, considérait un peu comme des pièces de musée.

Tout ce noble passé, en bouffées de gloire, remonte au cerveau du colon altéré d'honneur et de pernod, roule avec un fracas d'escadron dans cette tête de bois sonore et vide à l'heure apéritive, encore toute pleine de souvenirs chevaleresques. Alors, si c'était pour aller boire en face, ce n'était pas la peine, assurément, d'avoir acheté des cigarettes toutes faites, chaussé les souliers jaunes aux pointes carrées, nouvelle création de la mode, arboré la grosse chaîne de montre à franges, des grands jours, qui barre d'une traînée d'or pâle le noir du gilet, étrenné la cravate neuve, couleur d'arc-en-ciel, sacrifié la chemise blanche dont le col rigide emprisonne le cou sec, musculeux, ridé, sillonné, raviné comme la terre de là-bas dont il a la couleur, ce cou

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brûlé le long duquel monte et descend sans arrêt une pomme d'Adam proéminente, qui donne l'impression du mouvement perpétuel. Non ! Il crèvera sur place s'il le faut, en plein soleil, mais il ne bougera pas.

Tout cela, le jeune décrotteur, psychologue et d'une rare précocité, le sait fort bien. Il connaît comme pas un la mentalité du Frankaouï et surtout du blédard, puisqu'il en vit. Aussi réitère-t-il son invite en l'accompagnant d'une mimique expressive, privilège d'une mobilité de traits vraiment surprenante, mettant en jeu les prunelles, les sourcils, le nez, les oreilles et surtout la bouche qui semble tour à tour cousue ou fendue par un rire en tranche de melon blanc, selon que les lèvres violettes se nouent ou se dénouent sur le clavier d'émail, à la façon des cordons d'une bourse.
- Ciri, M'siou ? suggère la voix, plus pressante du petit Bédouin.

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De toute sa hauteur d'ancien cuirassier, le soldat-laboureur de Bou farik laisse tomber un regard olympien sur la petite chose accroupie à ses pieds : ce gamin, ce vaurien; ce grain de poussière, c'est le prétexte pour ne pas quitter les lieux, pour ne pas traverser la place, quinaud, bredouille, devant tout le monde. Pour tenir, coûte que coûte. Au prix même d'une hérésie, car l'on n'a pas idée de faire cirer des souliers qui sortent de l'éventaire, alors qu'il n'y a pas un gramme de boue à vingt lieues à la ronde depuis trois mois ; même pour un sou, c'est payer cher le droit de passer pour un fou ou un mégalomane. Aussi, afin de gagner du temps, on cause.
- Ciri, M'siou ? répète la voix obsédante du noiraud.
- D'où t'es, Ahmed ? de Biskra ?
- De Fornassoulail.
- De Fort-National (voir)? Ah ! En Kabylie ? Oui, oui... Enta Kabyle ? Tiens, tiens ! Moi connaître Michelet.

Le cireur se fout de Michelet comme de l'an quarante. Au moins autant que de Palestro et de Tizi-Ouzou, autres perles de l'ancienne Numidie Occidentale ; mais il feint de prendre un plaisir extrême à cette révélation ; il l'exprime par un " Anhhaanh ! " prolongé. Ce qui permet à l'Alsacien d'évoquer mentalement, par une série de " oui " de tons différents, des souvenirs qui n'ont d'autre intérêt que de faire durer l'entretien. C'est le moment que choisit le malin cireur pour faire scintiller les facettes de son esprit mercantile :
- Alli, pisque ti connis Micheli, fis-toi ciri... Comme la glace di Paris, hakk Rebbi ; chou f : boîte di cirage neuve ; ti en as l'picelage, alli, M'siou...

Il se tortille comme un ver. Déjà sa main sale s'avance vers le quarante-cinq à bout Carnot, qui semble tout juste fait pour être flanqué au derrière des yaouleds trop crampons ; un rapide geste de singe fait jaillir de la caisse quatre brosses et une lanière de velours, dérobée à la devanture du " Gaspillage ". Le sort en est jeté ; le colon est perdu ; le moment est venu de prendre une ferme décision.

A vingt pas de là, au bas des marches du Théâtre Municipal, un groupe de jeunes vauriens surveille le manège. Fraîchement descendus de la prison de Barberousse(voir) où ils purgeaient des peines légères, Mangiapano Salvator, dit " Girond " à cause qu'il a les " yeux de sa mère ",

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Bastelica Virgile, dit " Kaïdar " en raison de son air chevalin, et Costaramone Baptistin, de Marseille, dit " Fartass " parce que son front commence à se dégarnir, trois drôles de lascars, reviennent d'une " virée de bonneteau " menée entre la caserne du 1" Zouaves et le Pavillon du Coup d'Eventail, sur une route souvent fréquentée par les touristes. La recette a été fructueuse ; aussi a-t-il été décidé qu'on va " faire cassouela ". Mais déjà la répartition des espèces sonnantes et trébuchantes s'est modifiée à la suite d'une sévère partie : on a joué aux sous devant la porte de l'entrée des artistes, au bas de la rampe à rompe-couillons qui descend du marché de la Lyre ; on a d'abord joué à la raie, puis à pile ou face, enfin à " parès ou nonès ". " Girond " a gagné, " Fartass " est quitte ; " Kaïdar " a perdu, et c'est avec un frémissement d'impatience qu'il désigne de sa main tatouée l'entreprenant décrotteur :
- Régarre-moi ça, dais ! (dis) ti as pas vu ce p'tit maq'reau de battaïni il va lui mettre à ce grand babaô qui vient de la campagne que sûr et certain il débarque de Sidi-ben-Atchoun ; j'veux pas voir ça, moi, la honte il me vient d'êt' Français.

D'une pichenette il a renvoyé en arrière son chapeau " à la chiqueur ", il balance sa longue tête de mulet et parle entre ses dents :
- Manco je sais qu'est-ce que c'est qu'y me tient d'aller li fout' une callbote !
- Laisse, va, Virgile, tu vas pas lui casser le travail, tout l'monde y faut qu'y mange, même les Bicots, conseille " Fartass ", optimiste.
- Allez, allez, tu fais pas l'escandale, renchérit " Girond ", qui, ayant tout à craindre d'une bagarre, tient à conserver l'argent gagné.

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Trop tard. Les avis de la raison et de la sagesse demeurent lettre morte auprès de Kaïdar qui se détache du groupe.
- Allez ! venez, on va rigoler.

Les deux autres lui emboîtent le pas. Le trio, les mains dans les poches des pantalons de flanelle crème, marche les pieds en-dedans, compte les pas comme pour ne pas abîmer ses fines bottines à trois couleurs, traverse la rue, d'un air détaché, non sans rouler les épaules, par principe et par habitude. Sans se consulter, d'un simple regard échangé entre eux, les trois irréguliers ont convenu d'un scénario mystérieux mais précis, qui va se dérouler sans accroc. " Girond ", le plus prudent, tournant dans tous les sens sa figure pâle, d'un petit mouvement souple de son cou blanc, exempt de col, regarde s'il n'y a pas d'agent à l'horizon. Rien. Le compte du décrotteur semble réglé : l'homme de Boufarik, poussant un gros soupir, va faire le sacrifice d'un de ces " bouts Carnot " qui le blessent au gros orteil, lorsque, tout à coup, un événement imprévu détourne le cours du destin. Une voix fraîche et joyeuse, grasseyante comme celle d'un titi, une voix maugrebine encanaillée par un accent de Paris à tout casser, lance aux quatre coins de la terrasse le boniment bien connu, déjà célèbre :
- Le Ri-re, le Souri-re, le Tutu, l'Indiscret, le Frisson, l'A-a-a-mour !... Fé-é-é-mina !...

Débouchant des arcades obscures, c'est Bitikhha, le marchand de journaux, joli gamin à l'oeil malicieux et dont le génie commercial a causé la ruine de bien des concurrents. Bitikhha est une figure algéroise, un enfant gâté. Ses clients, surtout les étudiants, lui ont appris des mots " difficiles "> dont certains fleurent l'Ecole de Médecine à plein nez. Il les crie à la volée, au petit bonheur, à gorge déployée :
- Fé-é-é-mina ! Odor di fé-é-é-mina !... L'a-a-amour ! Achetez-moi quéqu'soje di frigorifique, contradictoire et hé-morro-ï-dal !... C'est fameux ! L'A-a-a-mour !... C'est pha-ra-mi-neux, fantastique, py-ra-mi-dal, outrancier, péristaltique, imaginaire et sper-ma-to-zu-ï-dal !

Une explication technique geulée à tue-tête domine le concert de rires qui salue le bobard attendu chaque jour et qui fait partie de l'apéritif. Bitikhha s'applique à articuler, tout en vociférant ; il grimace, attentif à ne pas se tromper.
- Sper-ma-to-zu-ï-dal, c'est l'abjectif di sper-mato-zu-ï-de, sper-ma-to-zu-ï-de, c'est cite microb' qui si

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trove dans la sperme, la sperme, c'est citt' liquide qui sort di phallis loukann y s'produit le coriott'ment !

Ce ne sont que bouches hilares, sourires et gloussements étouffés sous des éventails parfumés ; petits et gros sous s'entassent dans la boîte que Bitikhha porte sur son ventre, en écharpe.

Ce n'est pas le moment de détourner l'attention lorsqu'une pareille vedette entre en scène. Nos trois compères se sont arrêtés et semblent prendre part à la gaîté générale, sans toutefois perdre de vue le numéro de charme qu'exécute le cireur. Quant à ce dernier, il voit ses chances diminuer du fait de la présence redoutable du marchand de journaux. Le viticulteur Boufarikois, lui, a profité de l'heureux incident pour retirer son pied et s'avancer vers le crieur, qui pour la troisième fois, récite d'une voix tonitruante son précis physiologique. Le colon achète un illustré, deux illustrés, trois illustrés. Mais une étoile telle que Bitikhha ne s'attarde pas auprès d'un péquenaud du bled ; une belle dame l'appelle, il court vers elle, la chéchia en bataille, jouant de l'oeil et de la dent. Pas un buveur ne se lève. L'homme de Boufarik (voir) rappelle le cireur :
- Vas-y ! ordonne-t-il simplement.

Un coup de brosse dure pour enlever la poussière théorique, un coup de brosse humide pour oindre le cuir rêche, un coup de brosse sèche pour polir, un coup de brosse soyeuse pour faire reluire, et toc, un coup sur la boîte ; c'est le signal traditionnel. Le colon le sait, il délivre son pied droit et donne son pied gauche. " Pas si vite ", ronchonne-t-il. Le décrotteur ralentit le mouvement. Mais Bitikhha est parti ; deux notables de la ville se lèvent lentement,
leur table va être libre : " Dépêche-toi donc, sacré lambin ! " grogne le colon. Le décrotteur ne cherche pas à comprendre à quels mobiles secrets obéit l'esprit versatile de son client ; depuis longtemps il a renoncé à saisir les contradictions de l'âme chrétienne.

Un sou à toucher et barka, c'est tout ce qu'il voit. Mais il est en veine : c'est deux sous qu'il reçoit car le vigneron, pressé de s'asseoir, n'a pas le temps de trier sa monnaie ; on le voit manoeuvrer avec ses grandes jambes et ses longs bras pour atteindre la table convoitée. Du reste, sa personnalité, dès cet
instant, passe au second plan, il ne sera plus qu'un long pernod qui s'attarde, une purée à répétition. Mais de nouveaux personnages ont pénétré dans le " champ " du cireur.

Nos trois compères, soudain, se sont séparés. Tandis que Fartass feint de se laisser accaparer par l'attrait d'une

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conversation entamée avec un collègue, un plongeur qui est de repos, un d'Endoume, un insoumis qui se cache sous son sobriquet de " Laouère " bien mérité car il louche, Kaïdar se plante sur le bord du trottoir et paraît absorbé par une préoccupation d'élégance inusitée : il se cure les ongles avec la pointe d'une " faca " berbère affutée comme un rasoir ; " Girond ", le moins voyant des trois, arrive étonné, ébaubi, le faisant à " l'hiverneur " et près des stores, il interpelle le décrotteur, avec un fort accent anglais.
- Aoh ! volez-vô cirer moâ ?

Défiant par atavisme, le jeune indigène inspecte la coupe du veston serré aux hanches et du collant moulant la jambe. Par précaution " les beaux yeux à sa mère " a jeté un foulard soyeux autour de son cou d'éphèbe. Mais le petit bicot n'est pas dupe de cette ruse. " Un à oufe " pense-t-il. Hélas, déjà le pied, nerveux, impérieux et ravissant, se pose sur la caisse à cirage, pinçant un peu le pouce du décrotteur, pris par surprise sous la semelle fine.
- Aïe !... geint le moricaud.

Inutile de fuir, il faut cirer... Ce travail sera sans doute passé aux profits et pertes, sauf si une chance providentielle de rétablir l'équilibre survenait sous la forme d'autres Biskris toujours faciles à ameuter. Au reste, le colon a payé pour deux. Inch'Allah.

Toutefois, ne croyez pas que le jeune Kabyle considère la partie comme perdue pour lui. Il a plus d'un tour dans sa caisse : il use notamment d'un moyen souverain, qu'il réserve aux mauvais payeurs, ou simplement aux suspects : le premier soulier étant ciré, le chenapan lève la tête et lance un regard interrogatif. Si le sou ne tombe pas aussitôt dans sa main cirée, le décrotteur, d'un coup sec, tire sur sa boîte et s'enfuit à toutes jambes, emportant son matériel sous le bras et laissant son imprudent partenaire avec une seule chaussure propre ; puis, de loin, il le regarde, jouit de sa position ridicule exposée aux rires des badauds, toujours prêts à s'attrouper dans une ville où les trois quarts des habitants semblent n'avoir rien à faire.

Mais, cette fois, le cireur a affaire à forte partie. Le joli chiqueur connaît le truc. Il le prévoit ; il devance même le geste. Le dernier coup de fion n'est pas plus tôt donné à l'une de ses bottines tricolores que, changeant de pied avec une vitesse qu'il n'a sûrement pas acquise à l'armée, il impose son autre petit pied cambré, en laissant tomber un sou, d'un geste hautain. Le décrotteur est vaincu ; mais payé. Le match est terminé :

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il le croit du moins, car dans les vingt secondes qui précèdent la finition de la seconde chaussure du " Girond " les deux comparses de la beffa arrivent de deux directions opposées et s'approchent, chaloupant à qui mieux mieux. Inquiet, le petit bicot se presse, mais il plastronne pour dissimuler son anxiété :
- Ciri M'siou ? demande-t-il à Kaïdar.
- Cire mon zepp, répond Bastelica, qui ne mâche pas ses mots.
- Excusez-moi si je vous demande pardon, mais pourquoi vous êtes grossier comme ça avec cet Arabe ? observe doucement le Marseillais, en prenant l'accent de Paris et un ton des plus cérémonieux, nuancé toutefois d'une pointe de reproche.
- Ça vous régarre, à vous, d'abord, espèce d'étranger ? riposte Kaïdar, en se plantant, l'air provocant, à trois nez de Fartass.
- Allez, c'est pas la peine de se disputer pour se faire cirer, n'est-ce pas, Ahmed ? observe gentiment Girond, avec un sourire de fille.
- Ti as raison, convient Kaïdar, et toi, châdi, ti as bientôt fini de le cirer à Monsieur ?
- Attends une minute, glapit le décrotteur qui a cru surprendre un clin d'oeil au passage.
- Tiens, j'attends ! s'écrie Virgile en envoyant dinguer d'un coup de pied, boîtes, brosses, chiffons et caisse sur la chaussée, en plein milieu d'un tas de crottin que piétinent avec résignation des chevaux de calèche, l'oeil éteint, coiffés de petits chapeaux d'enfants, altérés et surtout fatigués de balancer vainement leurs organes pendants, ratatinés par le siroco.
- Lève-toi de là, dit Fartass au cireur.

En un clin d'oeil, il l'écarte comme pour le venger et le mettre d'abord à l'abri des coups, mais en réalité il l'envoie sur une table chargée de pernods. Un bruit de jurons et de verres cassés accueille ce geste justicier que les consommateurs trouvent excessif. Dans le tumulte on entend :
- Imbécile !
- Toujours ces voyous !
- Naturellement, pas d'agent !
- C'est une honte !
- Oh ! ma robe !
- Sors-toi de là, sac à puces.

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Apéritif au Tantonville
Apéritif au Tantonville



On perçoit les exclamations, les défis et les protestations des combattants .
- Bonne mère, ne séparez pas !
- Viens, la mort de tes morts !
- Prends pas le couteau, la figua de ta ouela.

Une bourrade, un coup de tête simulé, trois tables renversées, une masse roulante formée de trois corps souples faisant la bagarre comme pour de vrai ". Les gens s'écartent. Le gérant accourt. Un garçon sauve les bouteilles, mais une voix coupante s'élève
- C'est du chiqué ! Gare les poches !

C'est Monsieur de Saint-Martin, ce sacré Saint-Martin, comme on dit, un grand, fort digne, raide, l'oeil torve et la lippe dèdaigneuse, qui, déjà très saoul, mais infiniment distingué,se met aussitôt à juger le spectacle pugilistique en termes brefs aux syllabes gutturales, dans un arabe

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que sa parfaite connaissance des dialectes algériens lui permet d'employer en se jouant, performance qui stupéfie les trois caïds calés dans leurs fauteuils autour de la table voisine et qui, pareils à trois tas d'édredons surmontés de guennours monstrueux, sont capables de supporter sans transpirer quinze kilos de laine, de soie, de cuir, de haïk, de chamarrures et de corde de chameau.

On entend encore un " Mata la poulice ! " lancé d'une voix étouffée par un cocher, puis on assiste à une triple fuite vers la Marine, une course qui se donne les allures d'une poursuite, ponctuée par des injures abominables. On s'en amuserait enfin, lorsque, dominant le hourvari, éclate une explosion de jurons :
- Sacré bon Dieu de nom d'une pipe de voleur de merde ! qui est-ce qui m'a barboté le billet de vingt francs que j'avais mis sur cette table pour payer ! rugit un colonel en retraite, dressé comme un arbre, furieux, cramoisi et toisant le garçon qui, à quatre pattes, cherche inutilement le fafiot envolé.

Un agent essoufflé accourt. La foule s'attroupe. commente, discute, rigole... Et déjà, on raconte l'histoire à la terrasse.

Depuis longtemps nos trois compères sont au port, c'est-à-dire introuvables, mais installés à boire, prêts à se disputer, tout à l'heure peut-être se battre. Quant au cireur, pleurnichant, barbouillé de larmes, de poussière et de morve, il englobe toute l'assistance dans une réprobation virulente, il crache en signe de mépris tout en s'éloignant du champ de bataille et, lorsqu'il est hors de portée des cannes et des siphons d'eau de Seltz, il entonne avec abondance et subtilité le mode de l'insulte, qu'une intarissable verve alimente durant dix minutes. Tous les ascendants des consommateurs y passent, jusqu'à la septième génération.

Attirés par les cris, d'autres décrotteurs accourus un à un des rues avoisinantes, se rassemblent face au Tantonville, forment un front menaçant d'où s'élève un concert d'injures rythmées par des gestes d'une indiscutable obscénité.

Il ne faut rien moins qu'une charge au pas gymnastique exécutée par l'agent, appuyé par une sortie du chasseur et du " pompier " de l'établissement, flanqués de l'homme de la plonge, pour disperser les cireurs, déployés maintenant en tirailleurs et réduits à l'invective individuelle, aussi longtemps
qu'il y aura un buveur à la terrasse. Seule l'heure de la sieste apporte l'apaisement. Jusqu'à la prochaine fois...

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Cela devait finir. Ces accidents du travail étaient trop fréquents et devenaient une entrave à l'exercice d'une profession utile, pittoresque, et honorable en soi. Bien des jours et des jours après cette époque barbare, des décrotteurs évolués jurèrent de se porter assistance et de faire cesser ces brimades qui avaient assez duré. Ils formèrent un syndicat ; et comme l'insigne de leur corporation restait la caisse à cirage (caisse, en arabe, se dit : senndouk ) ils s'intitulèrent eux-mêmes " cireurs messendoukés " (participe passé d'un verbe fictif ayant pour racine senndek, d'où ils tirèrent également le mot Senndoucat, syndicat), ce qui eut le double avantage d'enrichir de vocables nouveaux et pleins d'astuce, le langage déjà riche des salaouetches, et de réparer officiellement une injustice agrante en mettant fin, du moins en partie, à des pratiques regrettables autant que peu chrétiennes.

Alger 1908-1938.

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