Alger, Algérie : documents algériens
Série sociale
Panorama de l'Algérie Romaine
L'Agriculture et ses débouchés
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ici, le 11-1-2012

* Document n° 24 de la série : Culturelle - Paru le 8 septembre 1947 - Rubrique ARCHEOLOGIE

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Panorama de l'Algérie Romaine
L'Agriculture et ses débouchés

Tourner ses regards vers le passé, vers un passé si riche d'enseignements n'est point seulement faire œuvre d'historien. En Algérie, plus qu'ailleurs, l'Archéologie romaine, avec les méthodes qu'elle met en œuvre, ses moyens d'investigation, la lumière qui s'attache à chacune de ses découvertes, ne saurait encourir la moindre raillerie. Elle n'appartient pas à un domaine suranné, elle est matière vivante, elle participe à la vie politique et militaire, à la vie économique de notre pays.

Combien d'expériences, d'ailleurs, ont été fondées sur ses données, et ne voyons-nous pas aujourd'hui encore la jeune Administration algérienne, toujours soucieuse d'améliorer la productivité du territoire, se pencher, par une intelligente initiative, sur les vestiges de nos grands devanciers dans la région semi-désertique du Hodna où elle entreprend, depuis bientôt deux ans, la reconstruction, à une échelle moderne, des forêts d'oliviers de la Rome antique ( Consulter notamment les " Document Algérien " ,Série Économiquen° 26. du 20 mai 1947.).

L'intérêt de l'agriculture ancienne en ce pays n'échappe donc à personne, et l'on peut dire qu'il ne s'est guère trouvé d'économiste intéressé aux problèmes algériens qui n'ait préalablement ouvert le dossier archéologique de l'Afrique romaine et consulté les témoins de sa légendaire prospérité.

SOURCES DE NOS CONNAISSANCES.

Dans l'esprit des peuples anciens, la Libye, c'était le nom antique du Maghreb, fut d'abord une terre de légendés, refuge de peuplades monstrueuses, de magiciens aux pouvoirs surnaturels ; mais une telle phase, purement imaginative, fut de courte durée La situation géographique de la Berbérie qui déploie lentement ses côtes au long d'une routé de convoitise, celle des richesses minières de l'Andalousie, devait inciter les navigateurs grecs, puis phéniciens, à une connaissance plus concrète de ses havres et de ses populations. Leurs simples escales maritimes essaimées sur un littoral ingrat, du Cap Bon jusqu'à Tanger, se transformèrent bientôt en comptoirs commerciaux d'où les Carthaginois ne tardèrent pas à tirer de grands profits. Puis vinrent les guerres Puniques et les victoires qu'une Rome adolescente ravit à la vieille Carthage. et puis les guerres civiles des dictateurs romains, qui marquèrent en Afrique comme dans la Métropole les dernières années de la République ; autant de tourbillons propices à la curiosité d'un Polybe, et plus tard de l'historien romain Salluste, ami de César. Leurs études partielles mais utiles, relayées au premier siècle de notre ère par les écrits plus substantiels de Juba II, roi de Mauretanie, du géographe grec Strabon, de Tacite et Pomponius Mela, pour ne citer que les meilleurs, et couronnées enfin par cette admirable encyclopédie qu'est l' " Histoire naturelle " de Pline l'Ancien, ne perdirent point leur attrait devant les travaux de Ptolémée, au IIe siècle, ceux du narrateur Ammien Marcellin au IVe siècle, et des historiens byzantins, deux siècles plus tard, ceux, plus précieux encore, des géographes arabes du Haut Moyen-Age.

On ne saurait omettre non plus les enseignements techniques du Carthaginois Magon, auteur d'un grand Traité d'Agriculture pour le Nord de l'Afrique, ouvrage aujourd'hui perdu, mais auquel les agronomes latins d'époque classique ont fait de larges emprunts.

Et c'est enfin, pour clore cet horizon de littérature antique, l'appoint inestimable des Lois Romaines du Bas-Empire, recueillies aux Codes Théodosien et Justinien, véritables traités d'Économie Politique dans lesquels les provinces latines d'Afrique obtiennent un bon rang.

A ces sources livresques, il fallait un complément d'ordre pratique : l'Archéologie et son inséparable corollaire l'Epigraphie, rivalisent alors d'intérêt.

D'une civilisation où tout était prétexte à écriture, dans un pays peuplé de monuments romains où des milliers d'inscriptions tiennent lieu de jurisprudence à la doctrine des textes et des codes, on peut tirer aujourd'hui des conclusions conformes à l'authenticité de la vie d'autrefois. Dans le cadre particulier des questions agricoles, si l'Archéologie nous conduit au pays merveilleux des ruines romaines où surgissent tour à tour des vestiges d'exploi
tations rurales, de silos, pressoirs, docks, marchés, greniers publies, nous devons à l'Epigraphie une extraordinaire moisson de dédicaces et inscriptions d'une infinie variété, auxquelles s'ajoute l'attrait d'un Règlement d'irrigation et de deux Tarifs douaniers.

Entreprise avec une inlassable ardeur (Se reporter au " Document Algérien ", Série Culturelle N° 2 du ler avril 1946. " La Recherche Archéologique en Algérie ".), l'exploration archéologique de l'Algérie se poursuit de nos jours sous l'impulsion de la Direction des Antiquités et l'on peut espérer que dans quelques années les recherches aériennes menées activement dans le secteur du Sud Constantinois auront apporté la solution de bien des problèmes.

Nous possédons en tout cas, dès à présent, une foule de renseignements les plus divers sur l'agriculture de l'Algérie romaine, question complexe, délicate, aux prises avec de très puissante facteurs.

LES CONDITIONS GÉNÉRALE DU PROBLÈME AGRICOLE

A des facteurs déterminés, immuables, parce que d'ordre géographique, viennent s'ajouter des composantes plus souples, fortuites ou conditionnelles, liées aux vicissitudes de l'Histoire. Auprès de la rigueur des conditions premières et de leur incontestable tyrannie, on ne saurait se dissimuler la part fondamentale qui, au cours des temps, revint aux secondes.

     a) Impératifs géographiques.
Une côte découpée et inhospitalière sert de bordure à ce pays au relief confus, d'une altitude moyenne supérieure à 400 mètres, au climat tempéré chaud, à l'hydrographie défectueuse. La plupart des géographes modernes ont admis l'existence de deux Algéries physiques, que séparerait une ligne virtuelle unissant Alger à Biskra : l'Algérie de l'Ouest, caractérisée par les alignements du Tell, des hautes plaines intérieures, des Hauts-Plateaux et de l'Atlas Saharien, et celle de l'Est, région compartimentée où dépressions, hauts sommets, gorges, bassins, contrarient leurs efforts Tout cela est harmonieusement exploité de nos jours où l'on s'est efforcé d'assouplir l'irrégularité de telles conditions. Mais si l'on considère le pays tel qu'il apparaissait dans l'Antiquité, tout en excluant l'hypothèse hasardeuse d'un changement de climat qui serait intervenu depuis cette époque, on doit tenir compte d'importantes considérations :

La surface boisée y était d'abord plus étendue, ce qui diminuait d'autant l'aire des zones de culture ; parmi les plaines sublittorales, aujourd'hui si prospères, celles de la Macta et la Mitidja, anciens golfes comblés, étaient peu exploitées, celle de Bône était terriblement malsaine ; les hautes plaines du Nord de l'Aurès, celles de la Medjana, de Sétif, d'Aumale, de Boghari, contenaient des réserves d'acide phosphorique qui, avec l'intensification de leur culture, se sont peu à peu épuisées.

Mais, par ailleurs, les conditions générales de l'exploitation du sol se sont maintenues : présence d'une végétation naturelle de lentisque et d'olivier sauvage que rehaussent de belles forêts de chênes- lièges, de pins, de cèdres, de thuyas - différenciation des terres à céréales et des terres propres aux cultures arbustives, avec prédominance des premières - existence de grands terrains de parcours où l'élevage règne en maître.

Ajoutez à cela que la Berbérie est pratiquement une île et qu'elle ne peut prospérer qu'à la condition d'écouler ses produits outre-mer, en échange d'importations indispensables, et vous aurez ainsi un tableau schématique de ce qu'ont décrit les géographes et agronomes de ce pays, la lignée des Trabut et Marès, des Rivière et Lecq, Augustin Bernard, Victor Démontès et, plus près de nous, E.-F. Gautier et René Lespès.

Tels sont donc les impératifs géographiques qui président au développement de l'agriculture algérienne.

Les événements historiques ont-ils admis ou déjoué leurs plans ?

     b) Les conditions historiques (On ne saurait parl:r d'Algérie pour l'époque antique. A l'apogée du Haut Empire Romain, vers le milieu du Ille siècle l'Afrique du Nord est administrativement divisée d'Est en Ouest en : Afrique Proconsulaire, capitale Carthage ; Numidie, capitale Cirta (Constantine) ; Maurétanie Césarienne, capitale Caesarea (Cherchell et Maurétanie Tingitane au Maroc Actuel.
Mais dans le domaine économique, on peut fort bien concevoir une entité " Algérie " depuis qu'en l'an 76 ap. J.C., une route établie non loin de l'actuelle frontière algéro-tunisienne a été lancée de Theveste à Hippo Regius (Tebessa à Bône) drainant ainsi en direction du Nord les productions de toute cette région)
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A leur arrivée en Afrique du Nord, les Romains ne trouvèrent pas un pays totalement inculte et désolé. L'Empire carthaginois et les grands royaumes indigènes qui se succédaient d'Est en Ouest con
sacraient leur principale activité à la culture du blé et à l'élevage des chevaux. En ce pays, terre d'élection du nomadisme, les souverains indépendants, précédant en cela les méthodes romaines, s'employèrent à fixer les tribus errantes à la terre cultivable. L'agriculture vécut ainsi pendant longtemps sans grand débouché.

A ce stade d'économie étriquée, l'occupation romaine, timide encore, de l'an 146 avant J.-C. jusqu'à la politique de César, substitua, surtout depuis l'avènement d'Auguste à l'Empire, une grande vague de colonisation liée pas à pas aux progrès de la conquête et de la pacification. La puissance militaire de l'occupant va donc conditionner, ici comme ailleurs, le développement de la vie agricole, le III siècle marquant à peu près l'aboutissement du plan de sécurité territoriale nord-africain

Mais quelle docilité dans l'acceptation des conditions physiques !

C'est la vision d'une Algérie occidentale à peine rognée par la présence romaine, le respect absolu d'une limite géographique aujourd'hui bien dépassée : celle du grand arc montagneux Biskra-Tlemcen qui laisse en dehors d'une culture européanisée de fort belles terres de notre Oranie.

Et que penser de l'ingérence du pouvoir central romain dans le domaine agricole de la province ! Le pays est susceptible d'enrichir bien des gens : on voit en lui une colonie d'exploitation, et il sera toujours traité comme tel !

Mais la balance de ses productions variera en fonction d'une économie dirigée, où les instructions de l' Empereur seront toujours impératives : l'Agriculture sera d'abord orientée vers l'ensemencement général en blé et l'arrachage obligatoire des vignes, pour ne point concurrencer la viticulture ital
ienne. On encouragera plus tard l'oléiculture et l'accroissement du bétail, le blé restant toujours la production de base.

L'exportation avant tout, la subordination des cultures provinciales à l'économie urbaine de la capitale du monde, voilà quels ont été les principes directeurs de l'Economie Politique des Romains envers les nations qu'ils avaient vaincues.

Leurs efforts persévérants pour obtenir ce résultat les ont conduits à réaliser partout d'admirables travaux d'hydraulique agricole, à protéger coûte que coûte un régime foncier basé sur le principe de la hiérarchie sociale, à organiser un extraordinaire réseau de routes et de greniers où venait puiser à larges mains le service impérial des approvisionnements de Rome : l'Annone Auguste. Là s'entassaient les trésors de l'Afrique, les fruits qu'un sol fécond donnait aux moissons des plateaux, aux oliviers des bocages, aux pampres des riants coteaux.

LA CÉRÉALICULTURE.

La politique romaine de l'accroissement des superficies d'emblavures aux dépens du maquis dans toutes les régions où cela fut possible, eut un résultat qui, à nos yeux, fait figure d'enseignement : la confrontation des zones de cultures antiques, connues par la présence de ruines, avec une carte moderne de la céréaliculture en Algérie, n'est pas toujours à l'actif de nos réalisations ; et si les régions de production intensive étaient comme aujourd'hui celles de Guelma, de Constantine, de Sétif-La Medjana, d'Aumale, du Chélif, la culture du blé s'était glissée bien avant vers le Hodna, vers Biskra et jusque dans les hautes vallées des Monts Aurès.

Aux agriculteurs d'origine romaine, en nombre restreint, les indigènes empruntèrent des procédés de culture qui nous paraissent rudimentaires, mais constituaient un progrès sur l'état antérieur, cependant que dans les grands domaines ou " Saltus" et notamment les domaines impériaux, on avait minutieusement fixé le détail des travaux agricoles, inspirés des coutumes romaines de la Métropole, mais adaptés aux particularités du sol d'Afrique.
Nous apprenons ainsi qu'une préférence était accordée à la culture du Triticum ou blé dur, que l'on semait sur la base moyenne de 80 kgà l'hectare dans les terres fortes, alors que les terres légères ne recevaient que 20 à 25 kg, ce qui, avec le pouvoir de tallage, donnait un rendement considérable pouvant atteindre 100 à 150 pour 1 dans les années humides. La richesse des moissons d'Afrique avait acquis une réputation universelle ; toute la littérature antique où agronomes, poètes et historiens se trouvent associés, fourmille de citations, de louanges à l'égard de cette terre que les dieux avaient comblée, où les merveilles succédaient aux merveilles, de cette terre où Rome se nourrissait.

En fait, la situation était-elle aussi favorable ?

La lecture des inscriptions alliée à l'interprétation de certains textes, nous apprend bien qu'il fallait compter un rendement moyen variant de 8 à 10 dans les bonnes années, ce qui nous rapproche sensiblement de l'Algérie moderne, et que le poids spécifique du blé récolté, se situant normalement aux environs de 80, atteignait parfois le chiffre énorme de 86. Mais comment nous faire une idée exacte du niveau de la production dans un domaine où la statistique n'a pas accès ?

Il faut sans nul doute éviter d'accorder un trop large crédit aux épithètes laudatives des auteurs anciens sur la prospérité du territoire, alors que tant d'inscriptions nous rappellent à une réalité moins optimiste : époques où la soudure était difficile, époques plus tristes encore des grandes famines en ce pays de révoltes agraires. Bien souvent, le blé manquait en Afrique : aux causes naturelles de disette que nous connaissons aujourd'hui, sécheresse, pluies torrentielles, invasions acridiennes, des facteurs historiques non moins douloureux apportaient leur concours : les insurrections, les guerres, et même les crises de transports. C'est ainsi notamment que, par deux fois au cours du second siècle, les habitants de Rusguniae (Cap Matifou), menacés de famine, furent secourus par des apports de blé que de généreux donateurs leur envoyèrent de la vallée du Chélif.

On a, parfois, tenté d'évaluer, à la lumière de certains textes, le montant de la production en blé de l'Afrique romaine, qui, au début du premier siècle de notre ère eût été de l'ordre de 10 à 12 millions de quintaux par an, mais ni les données que nous fournit l'Histoire, ni les bilans de la production moderne en ce pays ne nous autorisent à retenir un tel chiffre. La productivité de l'Afrique romaine à pareille époque se limitait, en effet, principalement à la Tunisie et à une partie du Constantinois. Or, la production des blés de la Tunisie moderne, dans des conditions économiques autrement évaluées, atteint, pour la période de 1929.1938, une moyenne annuelle proche de 3.500.000 quintaux, cependant que celle de l'Algérie entière, pour la même période, est d'environ 8.500.000 quintaux.

Il faut tenir compte, également, de la culture de l'orge dont la moyenne décennale, de 1929 à 1938, se monte, en Algérie, à plus de 7 millions de quintaux, et à près de 2 millions en Tunisie, mais nous ignorons totalement le pourcentage que les Romains et les Berbères du Maghreb, grands éleveurs de chevaux, accordaient à la culture de l'orge, par rapport à celle du blé. On doit, néanmoins, lui faire une certaine part dans la production des céréales antiques.

A ces cultures essentielles, on pourrait peut-être ajouter celle du sorgho, dont les épis figurent sur une mosaïque de Timgad, mais cela n'est guère établi.
Quant à l'avoine, céréale des pays humides et d'importation germanique, elle n'existait pas chez les Romains.

Suivant les fluctuations de la production, les prix suivaient leur courbe capricieuse et s'établissaient par récolte ; mais l'Administration veillait au respect des conditions normales de l'existence et la taxation intervenait, alors, impitoyable. La Céréaliculture était affaire d'État ; elle avait des droits sur les sujets.

LA VITICULTURE.


Bien que l'Afrique romaine n'ait jamais été considérée par les auteurs anciens comme une riche terre à vin, les témoignages de la viticulture antique abondent en Algérie. Sur les coteaux de la Numidie, dans les hautes vallées de la Kabylie et de l'Aurès, partout, depuis le littoral de Tipasa à Cherchell, jusqu'au Sud de Tébessa, la vigne était cultivée. Affranchies de l'interdiction qui pesait sur elles depuis que l'empereur Domitien, à la fin du premier siècle, avait, pour protéger les vins italiens et libérer le maximum de terres à emblaver en blé, singulièrement frappé les cultures provinciales, les plantations s'accrurent dès le siècle suivant et ne cessèrent de prospérer. On appréciait fort les raisins secs des coteaux ensoleillés de la Numidie, qui concurrençaient ceux de Smyrne et de Corinthe, les superbes grappes de la région de Cirta que l'on consommait fraîches, et surtout l'excellent vin de liqueur ou " Passum " qui s'exportait outre-mer.

Mais les gourmets africains demeuraient fidèles aux crus renommés qu'ils recevaient directement de l'Italie méridionale.

L'habitude de boire du vin gagna de plus en plus les populations qui, primitivement, y étaient réfractaires, nécessitant l'intervention d'un saint Augustin, évêque d'Hippone, dans ses nombreux sermons contre l'ivrognerie.

Si nous connaissons ainsi l'extension de la viticulture en Afrique, aucun indice n'a jamais permis d'en évaluer la production, et nous devons nous contenter ici de pures hypothèses.

L'OLÉICULTURE.

L'olivier, vieille culture berbère de l'époque préromaine, fut l'objet d'égards particuliers, surtout depuis l'avènement de l'Empire, où les besoins de Rome en huile redoublèrent d'acuité.

Dès lors, l'extension de l'oléiculture fut considérable, à en juger par l'abondance des ruines de pressoirs qui parsèment toute la contrée. L'olivier tapis sait les vallées et les pentes : on le voyait autant dans les régions onduleuses de Souk-Ahras et Tébessa que plus à l'Ouest, entre Batna et Sétif, où il tenait lieu de principale culture, dans le Hodna, plus loin encore dans les vallées du Sebaou, de l'Oued Sahel, de l'Oued Isser et jusqu'aux confins de l'Ouarsenis.
Certaines agglomérations rurales s'érigèrent en centres de l'industrie oléicole, dont les principaux semblent avoir été Madauros (Mdaourouch, près de Souk-Ahras), Satafis (Périgotville) et Tubusuptu (Tiklat, près de Bougie).

L'irrigation généralement pratiquée permettait d'obtenir des rendements de grande importance et la production de l'huile d'olive s'était assurée dans l'économie romaine le rôle essentiel qu'elle conservera plus tard, aux époques musulmane et française.

LA PRODUCTION FRUITIÈRE ET MARAÎCHÈRE.

Si l'olivier se trouve en Algérie dans son domaine naturel, on ne saurait le dissocier de son compagnon : le figuier.

Dès l'Antiquité, les figues nord-africaines jouissaient déjà d'une grande célébrité. Elles étaient de bonne venue partout dans les vergers en terrasse aux vestiges nombreux que l'on voit çà et là, sur le littoral, en pays montagneux, dans des zones brûlées comme celle de Djelfa.

On les consommait fraîches ou bien sèches, elles partaient en colliers vers l'exportation.

L'amandier, le noyer, le pistachier, le grenadier abondaient dans les jardins de Tébessa, de N'Gaous, de Sétif, où les géographes arabes les voyaient encore au Moyen-Age.

Mais la production d'agrumes, orgueil de l'Algérie moderne, était inconnue. Importation orientale des Arabes au XIVe siècle, l'orange amère fut rejointe en Occident, deux siècles plus tard, par l'orange douce que rapportèrent de Chine les Portugais. Le citronnier, seul, était connu des Anciens et croissait sans doute en Afrique du Nord puisque Magon en parle dans son Traité.

Ajoutons les dattes de nos oasis qui, dédaignées encore au premier siècle, comme impropres à la consommation, étaient réhabilitées au début du troisième et s'imposaient sur les marchés du pays.

Quant aux légumes, ils venaient sans doute aussi bien qu'aujourd'hui, dans les terres irriguées, mais à leur sujet nous manquons de détails. On y produisait probablement la fève, le haricot, la lentille, les pois, la courge, cependant que les pauvres gens consommaient l'asperge et l'artichaut sauvages.

LES CULTURES INDUSTRIELLES.


L'exploitation des nappes d'alfa des Hauts-Plateaux, habilement menée de nos jours, n'a eu aucun équivalent dans l'antiquité ; on n'accordait guère à cette plante la moindre utilité.

On s'intéressait bien davantage à la production du lin textile, cette culture qu'il fallut abandonner en Algérie à la fin du XIX' siècle, après quelques années d'expériences malheureuses, mais qui, fort prisée à l'époque romaine, abondait dans les plaines sub-littorales de l'Algérie orientale et franchissait quotidiennement les douanes maritimes de Rusicade (Philippeville) et de Chullu (Collo).

L'ÉLEVAGE.

Les terrains de parcours qui participent si profondément à la physionomie de l'Algérie, ont de tout temps nourri d'immenses troupeaux, symboles de l'existence pastorale des peuplades indigènes, et présidé aux migrations des tribus nomades. En un pareil domaine où les conditions naturelles priment toutes les autres, les Romains n'ont guère innové. Tout au plus se sont-ils efforcés de systématiser les méthodes d'élevage et de régler, après bien des difficultés, les mouvements réguliers de la transhumance.

On connaissait, depuis fort longtemps, les chevaux maures et numides, si rapides et si résistants. Judicieusement élevés dans des parcs et des haras, ils furent réservés aux épreuves guerrières et sportives. Le domaine des transports appartenait, lui, aux mulets et ânes, d'une fort belle taille.

Quant au chameau, pour des causes demeurées obscures, et qui s'apparentent sans doute au refoulement vers le Sud que lui avaient imposé les Romains dès leur arrivée, il n'apparaît vraiment dans l'économie du pays qu'au III" siècle, où il s'associe brillamment aux autres bêtes de somme.

Les travaux des champs sont l'apanage des bœufs, cependant qu'une foule innombrable de moutons et de chèvres, en plus des laines et poils qui alimentent l'industrie textile, leur prêtent assistance dans la préparation des cuirs et dans les sacrifices réservés aux dieux.

A cela, il faut ajouter les troupeaux de porcs, dont la chair déjà interdite aux Berbères par leur religion n'empêche qu'ils soient l'objet d'un grand commerce - l'entretien des volailles et notamment des pintades, plus connues sous le nom de " poules de Numidie " - l'élevage méthodique des escargots que la gastronomie romaine appelle aux premières places - l'apiculture enfin, pour l'utilité que l'on reconnaît au miel en matière de cuisine et de pharmacopée.

Mais quel était l'emploi de toutes ces richesses, dans un monde où la philosophie du plaisir allait de pair avec l'infortune des masses laborieuses ?

LES DÉBOUCHÉS DE L'AGRICULTURE.

Les aptitudes naturelles du pays l'avaient prédestiné à devenir le Bien économique d'un maître étranger qui en exigerait la spécialisation. C'est bien ainsi que le conçurent les Romains L'orientation donnée à la production était conditionnée par ses débouchés, conception où les besoins du conquérant s'avéraient tout puissants, mais qui, par contrecoup, ne laissait pas d'enrichir la province et de hâter sa mise en valeur.

Suivant une proportion que nous ignorons, une partie de la production était octroyée à la consommation locale ; l'impôt en nature dû à Rome et, dans une plus faible mesure, le secteur libre à l'exportation, se partageaient le reste.

     Le marché intérieur.

Les catégories de consommateurs qui composaient la population sédentaire de l'Algérie ne jouissaient pas toutes des mêmes privilèges.
Les pauvres gens se contentaient d'une mouture grossière ou de quelque galette d'orge ; les citoyens romains et indigènes romanisés préféraient, suivant une habitude ancestrale, un froment qu'ils consommaient sous forme de bouillie ou de pain.

Pour la conservation des grains, on avait maintenu un vieux système de silos souterrains, individuels ou collectifs, auquel s'adjoignaient de grands vases d'argile appelés Dolia, en usage encore chez les Kabyles.

Les municipalités et les hauts personnages édifiaient pour leur part des greniers publics ou Horrea, où s'accumulaient leurs réserves de blé et d'orge, de vin, d'huile, de fruits et de viande séchée.

Le Pouvoir central, en prévision des exportations qu'il devait assurer, stockait également ses marchandises en des greniers qui jalonnaient les cités et les routes et où s'approvisionnaient les troupes d'occupation, les fonctionnaires payés en nature et des privilégiés de toute sorte.

Les grands propriétaires fonciers, soucieux de contrôler l'alimentation de leurs sujets, créaient sur leurs domaines des marchés périodiques que fréquentaient aussi les nomades de passage, et des tavernes pour les buveurs.

Aussi, les problèmes de la répartition et de la consommation, s'ils recevaient une solution favorable à certaines catégories de consommateurs, constituaient un éternel sujet de mécontentement pour un monde d'esclaves et d'ouvriers agricoles de condition libre en apparence, toujours impatients de mettre à profit le moindre affaiblissement de la puissance impériale.

     L'exportation.

L'Histoire a, de tout temps, démontré qu'en un pays comme l'Algérie, agricole par excellence, privé d'industrie, l'exportation des matières premières était la condition essentielle de la prospérité ; il suffirait d'interroger les statistiques modernes pour s'en convaincre. L'Antiquité n'échappait évidemment pas à ce principe, mais ses modalités d'application aboutissaient en fait à remettre au seul pouvoir métropolitain les destinées économiques de la province, l'initiative privée ne pouvant s'exercer que sur les surplus de matières premières et les marchandises de pure commodité.

          a) Les prestations annonaires.

Rome a toujours eu une prédilection dans le recouvrement de ses impôts, pour le système du règlement en nature. " L'Annone ", ou Service central des approvisionnements romains, service public par essence, poussait ses inflexibles ramifications jusqu'aux confins des terres provinciales : des fonctionnaires, chargés de la rentrée des prestations, les emmagasinaient dans les greniers impériaux de l'intérieur, comme à Djemila, ou dans les entrepôts portuaires d'Hippone, de Rusicade, de Muslubium, près de Bougie, où une flotte spécialement affectée à leur transport attendait l'ouverture annuelle de la navigation pour les acheminer vers Rome.

L'apport principal consistait en blé, en vin, en huile, cette huile d'olive à l'odeur forte, destinée beaucoup plus à l'éclairage qu'aux soins de beauté puisque, selon la savoureuse expression du poète Juvenal, elle faisait fuir les habitués des thermes romains lorsque des Africains venaient s'y baigner.
Malheureusement, un régime économique détestable, qui réservait à une classe insatiable de privilégiés de la capitale la distribution gratuite des prestations de l'Annone d'Afrique, subordonnant ainsi l'autorité du Pouvoir central aux exigences d'une poignée d'agitateurs, avait pour conséquence d'instaurer à Rome un perpétuel climat d'insécurité, et de montrer aux provinciaux le chemin de l'indiscipline

          b) Le secteur libre.

Cependant que les gourmets romains apprenaient à déguster à leurs festins ce que l'Algérie leur envoyait de plus délicat, que les chevaux et cochers africains allaient de victoire en victoire aux concours de l'Amphithéâtre, la libre exportation s'exerçait parfois sur des denrées alimentaires de première nécessité, soit qu'en cas d'insuffisance des prestations de l'Annone l'État traitait de gré à gré avec des producteurs locaux l'acquisition de stocks excédentaires, soit que fut laissée à la cupidité de négociants italiens l'initiative de ces mêmes achats, dont ils tiraient par habitude d'énormes profits.
Une pareille solution avait tout au moins le mérite d'assurer la diffusion des marchandises nord- africaines dans tous les territoires du monde romanisé, ce qui explique les découvertes archéologiques en Gaule, en Germanie, sur le Danube et jusqu'en Égypte, des amphores de produits d'Afrique et des huiles de Tubusuptu.

Tel était le bilan de l'oeuvre romaine. Parmi tous les jugements qui lui furent portés, le plus exact est peut-être celui qui ne voyait en elle que le résultat d'une vaste mission administrative et financière.

Au reste, l'Algérie demeura toujours le pays agricole que nous connaissons, celui qui fit la fortune des opulentes cités de Theveste, Cirta, Thamugadi (Timgad), Sitifis (Sétif), Cuicul (Djemila) et tant d'autres, et parmi les moments les plus décriés de son Histoire, pendant l'obscurité des siècles musulmans, ses exportations ne cessèrent pas. D'ailleurs, l'intervention française de 1830 n'a-t-elle pas été, elle-même, le règlement définitif d'une affaire de blé ?

Quant aux Romains, ils avaient trop compté sur leur puissance ; la rigidité de leur conception devait s'écrouler un jour avec leurs revers. Ils n'avaient pas mesuré la complexité du problème africain. Par avance, ils avaient perdu la partie.

Pierre SALAMA,
Membre de la Société Historique Algérienne.